mercredi 8 avril 2020

Éducation à la justice : un échec total


En 2012, puis en 2013, j’avais déjà regretté qu’une vaste majorité de la population française semble ne pas comprendre l’importance des principes fondamentaux sur lesquels notre droit et notre justice sont pour le moment (pour combien de temps encore ?) assis. Les choses n’ont pas l’air de s’être arrangées depuis.

Souvent, c’est en cours d’éducation civique qu’on s’aperçoit du problème. Que les élèves ne connaissent pas ces grands principes au début du cours est logique ; ce qui est grave, c’est que nous semblions incapables de les faire changer d’avis, et qu’une fois adultes, ils les regardent avec le même mépris qu’à leur entrée en 4e – je l’ai encore vu, récemment, à l’occasion de l’affaire Polanski. Pire encore : même ceux qui sont censés avoir reçu une formation de haut niveau, y compris des juristes, laissent fréquemment leurs combats militants et idéologiques prendre le dessus sur ces grands principes.

Commençons peut-être par les rappeler.

1. L’indépendance de la justice. La séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ou législatif est essentielle : ceux qui décident des lois ou les font appliquer ne peuvent pas être les mêmes que ceux qui sanctionnent leur non-respect. Par ailleurs, les juges ne doivent pas pouvoir être inquiétés pour leurs jugements ; leur carrière et leur avancement ne doivent donc pas dépendre du gouvernement.

2. L’isonomie, c’est-à-dire l’égalité devant la loi. La loi doit s’appliquer à tous, elle doit être la même pour tous, tous doivent y être soumis. Principe sans cesse bafoué de facto : comme à l’époque de Balzac, « les lois sont des toiles d’araignées à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites ».

3. Le droit à la défense, c’est-à-dire à un procès contradictoire. Toute personne, même accusée des pires crimes, a droit à un avocat. Ça implique le fait pour l’État de payer un avocat à ceux qui ne peuvent pas se le permettre.

4. L’impartialité du juge, qui ne doit pas être le porteur de l’accusation, ni être de parti pris dans l’affaire jugée.

5. La présomption d’innocence : tout homme est présumé innocent tant qu’un tribunal indépendant et impartial ne l’a pas reconnu coupable. C’est un principe concret : il faut que chacun se comporte en tout comme si le prévenu était innocent, pas comme s’il était coupable. Ça implique aussi qu’un homme ne doit pas être maintenu en détention s’il n’a pas été jugé : s’il est potentiellement dangereux, il faut le juger rapidement ; s’il ne l’est pas, il doit être laissé libre dans l’attente de son jugement – autre principe sans cesse bafoué.

6. La non-rétroactivité de la loi : on ne peut pas être condamné pour avoir fait quelque chose qui n’était pas illégal au moment où on l’a fait, même si ça l’est devenu ensuite.

7/ La proportionnalité de la peine par rapport à l’infraction commise. Et là pour le coup, on est d’accord : la peine qu’a effectuée Polanski est ridiculement basse (même si celle dont on le menaçait avant sa fuite était ridiculement haute).

8. La prescription : chaque délit ou crime est prescrit au bout d’un certain temps, c’est-à-dire qu’on ne peut plus être condamné pour l’avoir commis. C’est un double principe de réalisme : d’une part parce qu’avec le temps, les preuves d’une infraction sont plus difficiles à établir, ce qui augmente le risque d’erreur judiciaire ; d’autre part, et surtout, en reconnaissant qu’après un certain temps, l’auteur d’un crime ou d’un délit n’est tout simplement plus le même homme, et qu’il y a moins de sens à lui faire subir une condamnation. Ce point, le moins bien compris en général, et certainement le moins accepté, est un pont entre la justice et d’autres principes, d’autres valeurs, différentes d’elle mais qui, en la contrebalançant, lui sont indispensables, même si notre société a de plus en plus tendance à les oublier, voire à les mépriser et à les refuser : la miséricorde, la pitié, le pardon, l’oubli. Autant de valeurs qui, non moins que la justice, sont nécessaires pour faire société.

C’est bien sûr une simplification, et ces huit points pourraient être développés sur des pages et des pages. Mais chacun d’entre eux reste une condition sine qua non de notre bonheur à tous, parce qu’ils sont tous des conditions sine qua non de la justice, et plus précisément d’une institution judiciaire juste.

En cela, ces sept points nous protègent tous. Ce que ne voient pas ceux qui voudraient que Polanski soit condamné au mépris des règles de prescription, par exemple, c’est qu’eux aussi sont protégés par ces principes. Ceux qui refusent un avocat aux pédophiles ne voient pas qu’eux aussi peuvent avoir un jour besoin que la justice leur reconnaisse, à eux, le droit à un avocat, même s’ils n’ont commis aucun crime. C’est pour cela que ces sept points sont essentiels : parce qu’ils constituent une garantie, une sécurité. Leur respect vous apporte, à tous, une sérénité et une protection contre l’arbitraire, contre l’acharnement, contre les fausses accusations, contre la calomnie, contre l’injustice.

Et c’est pour cela que ces sept points sont des principes – étymologiquement, des choses qui passent en premier. Et ça aussi, c’est très concret ! Concrètement, ça signifie que si la douleur d’une victime dont le criminel est impuni à cause de la prescription est une tragédie, une société dans laquelle la prescription cesserait d’exister serait pire que cette tragédie. Si un homme n’est pas condamné pour viol faute de preuves, alors qu’il est coupable, c’est terrible ; mais une société qui ferait reposer la charge de la preuve sur la défense serait plus terrible encore.

La sagesse est ici une vertu bien difficile : elle consiste à dépasser l’immédiateté d’une souffrance présente, celle de la victime, souffrance légitime et que tout pousse à chercher à apaiser, pour contempler ce que deviendrait notre société si, pour ce faire, nous violions ces principes qui nous protègent tous et toujours. La sagesse, c’est ici de voir qu’un remède peut être pire que le mal, et doit donc être rejeté. C’est accepter le caractère nécessairement imparfait du monde et de la société en comprenant que le mieux peut être l’ennemi du bien. C’est de cela que la grande majorité, aujourd’hui, se montre incapable.

Les totalitarismes du XXe siècle avaient appris, peut-être, aux générations qui les avaient connus de près ou de loin, ou à une large part de ces générations, la valeur de ces principes. Mais force est de constater qu’elles ont échoué à les transmettre, et que nous, professeurs, avons échoué de même. Mes élèves les plus âgés sont nés 25 ans après la mort de Mao, 50 ans après celle de Staline et près de 60 ans après celle de Hitler. Peut-être ont-ils besoin de voir de leurs yeux ce qu’est une société sans présomption d’innocence pour en comprendre le prix.


1 commentaire:

  1. Pour approfondir la réflexion, que l'aspiration à la justice soit transcendante ou pas (et en faisant attention à la polysémie du mot qui recouvre à la fois l'idée d'une situation correspondant en tout point aux exigences de la logique et de la morale et l'institution chargée de se prononcer sur la conformité des actes aux règles), il convient de se confronter au fait que les formes qu'elle prend sont immanentes et socialisées et qu'elles se doivent toutes de répondre à la question : à quoi bon la justice ? Des différentes réponses à cette question découlent des principes différents et des problèmes pratiques différents, et il semblerait que si les principes de cette forme-ci sont au mieux ignorés, c'est que les réponses à cette question ont changé. La justice est devenue à certains égards l'équivalent psychique du plaisir physique de la démangeaison une fois grattée : personnelle, subjective, indifférente à tout sauf à la disparition de la gêne quels qu'en soient les moyens et les formes, fondée sur le sentiment, voire la sensation.
    Un autre développement inquiétant, mais qui intéresse la justice en tant qu'institution, est la légitimation de plus en plus ouverte de la diffusion du pouvoir de dire le droit (juger) et de réécrire le droit (légiférer) en dehors de l'institution qui est censée en avoir l'exclusivité : en marche vers Judge Dredd.
    A.

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