lundi 6 avril 2020

Novlangue et doublepensée : on n’est plus très loin


Dans le roman d’anticipation (le mot semble malheureusement bien choisi) 1984, une des caractéristiques majeures de la société décrite par Georges Orwell est la novlangue (ou le « néoparler », pour reprendre la nouvelle traduction, sans doute meilleure sur ce point). Le principe de base est simple : il s’agit d’appauvrir la langue (par la diminution du nombre de mots, la suppression de la polysémie et des ambiguïtés, etc.) afin d’appauvrir la pensée.

Un aspect de la novlangue est particulièrement intéressant : le fait pour certains mots d’y désigner l’exact contraire de ce qu’ils désignent objectivement. Ainsi joycamp (« camp de la joie ») désigne un camp de travail forcé, Minipax (Ministry of Peace, « Ministère de la Paix ») le Ministère de la Guerre, etc.

Cette caractéristique du néoparler est étroitement connectée à un autre aspect de la propagande d’Océania : la doublepensée, autrement dit la capacité des citoyens (et particulièrement des membres du Parti) à accepter simultanément deux idées contradictoires. Il s’agit là d’un point essentiel pour le pouvoir puisqu’il lui permet, pour reprendre les mots d’Orwell, « de combiner la croyance en sa propre infaillibilité avec le pouvoir d’apprendre des erreurs du passé ». En étant à la fois (tout est là) parfaitement convaincu que le régime est parfait et infaillible et parfaitement informé de ce qui prouve qu’il ne l’est pas, le pouvoir en place diffuse une propagande parfaite sans pour autant s’aveugler sur les aspects de la réalité qui pourraient le mettre en danger – une des grandes faiblesses des totalitarismes du passé.

Eh bien nous n’en sommes plus très loin. On le sent venir depuis longtemps, bien sûr ; j’en ai déjà parlé sur ce blog. Dans les exemples récents, on pourrait citer les derniers rebondissements de la polémique pour savoir si oui ou non nous sommes en démocratie, ou en dictature : les opposants à Macron qui affirment que notre système politique n’a rien de démocratique, Macron qui leur répond en leur proposant d’aller essayer la dictature. On est encore loin du néoparler orwellien, bien sûr ; mais on s’en approche. De part et d’autre (j’insiste là-dessus, même si à titre personnel je suis bien plus proche des opposants à Macron que de ses partisans), l’appauvrissement du langage est là, et se traduit par un appauvrissement de la pensée. On construit une opposition binaire, sous forme d’alternative, entre démocratie et dictature, comme si tout ce qui n’était pas l’un était l’autre ; les uns peuvent dire en toute bonne foi : « Vous voyez bien qu’on n’est pas en démocratie, c’est donc qu’on est en dictature », quand les autres leurs répondent, avec la même bonne foi : « Vous voyez bien qu’on n’est pas en dictature, c’est donc qu’on est en démocratie. »

D’autres exemples sont encore plus récurrents : ainsi des usagers forcément « pris en otage » par la moindre grève, ou, ici à Mayotte, les délinquants des rues qualifiés de « terroristes » parce que les gens sont effectivement terrorisés. Allez essayer de leur faire comprendre qu’il ne suffit pas de terroriser ou d’être terrifiant pour être un terroriste, et qu’un gamin qui lance des cailloux sur des voitures en marche (ah-ah) n’est pas la même chose qu’un type qui se fait sauter au milieu d’une rame de métro, c’est peine perdue (j’ai essayé).

Mais ce n’étaient que des exemples de simplification et d’appauvrissement du langage.  À chaque fois, on nommait mal quelque chose. Dans un cas, on réduisait une échelle complexe (démocratie directe – démocratie représentative – démocratie déléguée – régime autoritaire – monarchie – dictature – totalitarisme, ce qui est déjà une simplification, mais passons) à une alternative simpliste (démocratie ou dictature) ; dans l’autre, on faisait passer une hyperbole, une exagération langagière (« le voyou des rues est un terroriste », « le gréviste est un preneur d’otage ») pour une expression nuancée, mesurée, fidèle et objective de la réalité. C’était déjà grave, bien sûr ! Ne serait-ce que parce que cette première étape prépare forcément le terrain pour la suivante. La citation attribuée à Camus est devenue un poncif, je l’ai moi-même plusieurs fois reprise ici : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »

Mais à présent, finies les demi-mesures ! Nous sommes à l’étape suivante. L’illustration la plus frappante en a été donnée il y a quelques semaines (même si ça semble une éternité…) à l’occasion de l’usage par le gouvernement du 49.3 pour faire passer la réforme des retraites.

Attention, une précision : je ne cherche pas ici à attaquer ou à défendre l’utilisation du 49.3 par le gouvernement. C’est un outil clairement antidémocratique et antiparlementaire, mais n’étant moi-même très favorable ni à la démocratie, ni au parlementarisme, je suis mal placé pour le critiquer. Comme tout instrument efficace (ce qui n’est pas la même chose que « bon ») au service de l’exécutif, il est bon quand il est employé par un pouvoir bon et au service d’une bonne politique (autrement dit, ça n’a pas été le cas depuis des temps à peu près immémoriaux) ; inversement, il est mauvais quand il est utilisé par des crétins pour une politique inepte et funeste (comme ça a été le cas pour tous ses derniers usages). Mais bon, fondamentalement, ce n’est pas le 49.3 comme instrument qui change la donne : avec lui, le gouvernement allait imposer sa réforme des retraites par la force ; mais enfin, la démocratie et le parlementarisme nous l’auraient tout autant refourguée, cette réforme ; ce n’est pas comme si les députés LREM allaient se rebeller.

Ce qui m’intéresse ici, ce n’est donc pas l’usage qui a été fait du 49.3, c’est le discours qui a été servi autour de cet usage. Et comme souvent, c’est Sibeth Ndiaye, l’incroyable Sibeth Ndiaye, qui a sorti l’artillerie lourde, en tweetant : « Avec l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution […], nous mettons fin à un épisode de non-débat de la réforme des retraites ; nous redonnons au Parlement les moyens d’assumer sa fonction éminente de voter la loi. » Soit : en empêchant le Parlement de débattre, nous permettons au Parlement de débattre. Ou encore : en faisant du Parlement une chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif, nous lui redonnons le pouvoir.

D’autres membres du gouvernement ont dit plus ou moins la même chose, je ne vais pas vous faire toute la revue de presse. Et depuis, on a eu des variations sur le même thème, souvent venant de la mère Sibeth, sans surprise, mais pas que : le gouvernement a clairement anticipé la crise sanitaire, il a très bien réagi dès le départ, nous étions tout à fait prêts sur le nombre de masques, j’en passe et des meilleures – toujours assorties de phrases qu’on peut comprendre soit comme des formules d’insistance, soit comme de vagues menaces, sur l’air de « Je ne laisserai personne dire le contraire. » Bref, l’essentiel est là : des membres du gouvernement disent l’exact contraire de la vérité, sans que ça soulève de protestation notable. Redde Caesari quae sunt Caesaris : ce n’est pas LREM qui a inventé le procédé ; sous Hollande, Bruno Le Roux, chef de file de la majorité socialiste à l’Assemblée, avait déjà dit que le 49.3 « favorise une véritable discussion ». Bon.

Vous allez me dire : mais lui non plus n’inventait pas le procédé ! Le mensonge en politique, c’est vieux comme le monde. Entre ceux qui nous promettent qu’avec eux le chômage disparaîtra et ceux qui nous assurent qu’ils n’ont rien piqué dans la caisse, on le sait, qu’ils nous baratinent !

Sauf qu’en réalité ça n’a strictement rien à voir. Chirac qui dit n’avoir pas volé d’argent public, ou Le Pen qui affirme qu’elle peut faire disparaître la crise économique, c’est du mensonge ; Sibeth et consort, c’est de la novlangue. La différence tient dans le rapport à la vérité : mentir, c’est encore honorer la vérité, c’est-à-dire lui reconnaître une importance et une valeur. Essayer de cacher qu’on a piqué dans la caisse, c’est entretenir encore un rapport globalement sain à la morale et à la vérité : on sait que ce qu’on a fait est mal, puisqu’on essaye de le cacher ; et on sait que la vérité a de l’importance, puisqu’on essaye de la camoufler. Dans les deux cas, on cache les faits, parce qu’on sait que si les faits sont connus du public, il n’y aura plus moyen d’échapper à l’opprobre ou à l’échec. Quand Sibeth affirme qu’utiliser le 49.3, c’est favoriser le débat, au contraire, elle ne cache rien : elle n’essaye pas de voiler un fait, de le faire disparaître ; elle n’essaye pas de cacher la vérité. Elle montre juste qu’elle n’en a absolument plus rien à foutre, et qu’il n’y a justement plus rien à cacher, il n’y a qu’à désigner les choses par leur contraire.

Autrement dit, le rapport à la vérité a changé : les politiciens n’essayent plus de cacher une vérité objective et extérieure à eux, qui les dérange mais qui s’impose à eux ; ils affirment que la vérité n’a pas d’existence propre et réside exclusivement à l’intérieur de leur discours. C’est comme si François Fillon, au lieu d’essayer de convaincre les juges que sa femme avait réellement fait un travail d’assistante parlementaire, leur avait dit en face : « Ma femme n’a strictement rien fait, et c’est pour ça qu’elle méritait un salaire. »

Et les gens qui se taisent, ce sont les juges qui approuveraient le raisonnement et acquitteraient le prévenu.

Ce n’est pas encore 1984. On s’en rapproche.


2 commentaires:

  1. Douce litote du titre. Tu ne cacherais pas un grand coeur d'optimiste sous tes dehors de barbu revêche ?
    Le plus inquiétant pour moi dans l'évolution du rapport entre langue et vérité ce siècle-ci est justement que les sphères dirigeantes et leurs relais et soutiens ont intégré non plus simplement le newspeak (ça fait sale lurette qu'il est installé) mais le doublethink. Ils sont parvenus à ce stade insensé de la contorsion intellectuelle où l'on croit simultanément une chose et son contraire et où les mensonges proférés n'en sont pas, non parce qu'on les prononce avec conviction, non parce qu'on croit qu'ils sont la vérité, mais parce qu'on sait qu'ils sont la vérité tout en sachant qu'ils ne la sont pas. Pour détourner les Guignols de la grande époque, le doublethink, ça marche, il suffisait juste de le privatiser.
    Prochaine étape, mais elle est bien engagée, tant dans les injonctions des discours que dans les partenariats public-privés pour nous protéger de l'esprit criti... des fake news, faire en sorte que tous duckspeak.
    PS: bon alors, qu'a fait Fillon en face des juges (cf. "leur avait en face") ?
    PPS : j'eusse préféré une reproduction de "Ceci n'est pas une pipe" pour illustrer le billet.
    A.

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    1. Meneldil Palantir7 avril 2020 à 09:55

      A(lex ?), merci pour les remarques formelles. Pour l'image, j'ai pensé à Magritte, bien sûr, mais outre que ça commence à être un peu usé appliqué à la très-auguste porte-parole du gouvernement, il faut penser putaclic : les gens voient la gueule de la Mère Mensonge, ils cliquent ; ils voient un tableau, ils cliquent pas. ^^

      Si le titre est (un peu) une litote, c'est justement parce que je ne veux pas tomber dans le travers que je dénonce : de fait, nous ne sommes pas dans 1984. Le néoparler n'est pas encore là, la doublepensée non plus, donc je ne veux pas tomber dans les simplismes et les exagérations.

      Sinon, je suis d'accord avec toi, la doublepensée est plus la marque de l'évolution politique des présidences Hollande-Macron.

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