mardi 4 juin 2019

Dissocier la démocratie des droits de l’homme est une urgence


Un récent article du Monde s’alarmait de ce que « le rapport à la tyrannie [avait] changé » et de ce qu’elle « [choquait moins] ». Prenant acte d’une « progression de l’autocratie », il cherchait à analyser les différentes formes que peut prendre le phénomène : « Des États démocratiques évoluent vers la dictature. Certaines des plus établies des démocraties connaissent des tentations autoritaires. Enfin, de puissantes nations assurent la promotion de l’autocratie, présentée comme le régime politique de l’avenir. » Pour ceux qui ne comprennent pas, ça vise, dans l’ordre, le duo Brésil-Russie, les pays occidentaux et la Chine.

À mon sens, ces trois réalités – car ce sont trois réalités, indiscutablement – ne sont pas du tout, contrairement à ce que pense l’éditorialiste Alain Frachon, trois facettes d’un même phénomène. Il tombe en fait dans une confusion étonnamment répandue et qui, je le crains, est en train de nous tuer : la confusion entre démocratie et respect des droits de l’homme.

Pour en sortir, il faut essayer de se dégager de toute l’encre qu’a pu faire couler la question de la définition de la démocratie, pour contempler cette évidence : les peuples peuvent, de manière majoritaire, décider de cesser de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales. C’est particulièrement évident de nos jours, car de nombreuses mesures dénoncées par l’article lui-même, et par moult organisations de défense des droits fondamentaux de la personne humaine, sont prises avec l’accord ultra-majoritaire des populations concernées.

Des exemples ? La surveillance de nos vies privées pour assurer un peu plus de sécurité est une mesure majoritaire, il faut avoir renoncé à toute forme de lucidité pour ne pas le voir. L’enfermement sans jugement de présumés terroristes à Guantanamo est une mesure majoritaire. En 2016, 54% des Français se déclaraient favorables à la torture sur les terroristes. Un sondage Odoxa a montré que 87% (87%, putain !) de la population est favorable à l’enfermement sans jugement des individus fichés S. Vous vous rendez compte ? 87% des Français sont d’accord pour piétiner allègrement un des droits les plus essentiels, les plus fondamentaux, celui à un jugement équitable et impartial pour tout suspect. 87% des Français sont d’accord pour mettre des gens en taule pour l’unique raison que les services de renseignement les surveillent et les trouvent potentiellement dangereux.

Ce chiffre permet de sortir de l’impasse consistant à tergiverser et à pinailler sur la définition de la démocratie, ainsi que de l’autre impasse consistant à se demander si nous sommes bien en démocratie ou non. Je ne vais pas essayer de convaincre ceux qui pensent que nous n’y sommes pas, même si je suis foncièrement en désaccord avec eux : de toute manière, la question n’est pas là, puisque même si nous y étions, les droits fondamentaux seraient piétinés. En toute logique, ils le seraient même bien plus, puisque alors on peut imaginer que l’enfermement des fichés S, par exemple, serait effectivement mis en place. Au temps pour les thuriféraires du RIC.

De la même manière, partant de cette évidence, la question de la définition de la démocratie est secondaire. Imaginons – l’effort d’imagination est minime, puisque je viens de montrer qu’on y est déjà en partie – un régime qui, par la volonté majoritaire, piétinerait les droits de l’homme : de quoi le qualifier, si ce n’est de « démocratie » ?

Cette confusion ordinairement entretenue entre démocratie et droits de l’homme est grave, car elle en soutient une autre, entre deux questions pourtant fort différentes : d’une part, la démocratie est-elle le meilleur moyen de prendre les bonnes décisions ? Et d’autre part, la démocratie est-elle le meilleur rempart contre la tyrannie, contre l’arbitraire, contre le non-respect des droits de l’homme, et plus particulièrement, puisque c’est bien le danger qui nous menace, contre le totalitarisme ?

Il est fondamental de comprendre que les deux questions n’ont pas nécessairement la même réponse. Il serait tout à fait envisageable, par exemple, que la démocratie ne soit pas la meilleure façon de bien gouverner, mais reste le meilleur rempart face au totalitarisme, ce qui permettrait de justifier son existence aujourd’hui. Voyons donc la manière dont l’actu nous éclaire sur ces deux questions.

Sur la première, regardons le résultat des élections européennes. Au-delà de toutes les bonnes nouvelles dont on peut se réjouir – le bon score des écologistes modérés, le score inespéré et peu commenté par les médias des écologistes radicaux, la claque de la droite scrogneugneu représentée par les Républicains –, il n’en reste pas moins que 23% de ceux qui vont voter apportent leur voix au Rassemblement National, et 22% à la liste de Macron. On me dira : oui mais l’abstention. Sans doute ; mais enfin, sur 34 listes, on pouvait espérer que les électeurs en trouveraient tous une qui représenterait plus ou moins leurs idées. Et sinon, ils n’avaient qu’à en faire une trente-cinquième. La moitié de ceux qui s’expriment votent donc, grosso modo, pour Macron ou pour Le Pen, confirmant ainsi le résultat d’à peu près toutes les élections depuis au moins 2010.

Sur du plus long terme, Macron est au pouvoir, il mène la même politique que tous ceux qui ont été élus avant lui depuis au moins 35 ans, à savoir tuer la planète et faire monter les inégalités : la démocratie n’est visiblement pas un moyen de prendre de bonnes décisions. L’argument de l’éducation – « ben oui mais les pauvres ils ne sont pas éduqués et ne comprennent pas les enjeux, c’est pas leur faute, c’est BFM » – ne tient pas : s’ils ne comprennent pas les enjeux, c’est bien la preuve qu’ils ne peuvent pas prendre les bonnes décisions. Cet « argument » ne dit pas en quoi j’aurais tort ; bien au contraire, il explique pourquoi j’ai raison ! Et comme l’éducation des masses prendrait, même avec un super système éducatif – en d’autres termes : pas le nôtre – des décennies, alors que la Crise nécessite des solutions urgentes, la démocratie semble complètement disqualifiée comme mode de prise de bonnes décisions.

Est-elle au moins un rempart contre le totalitarisme ? Pas davantage. Ne revenons pas sur l’exemple de Hitler accédant démocratiquement au pouvoir, on va m’accuser de taper dans le point Godwin et dans les vieilleries. Non, prenons l’actu ! Qu’y voit-on ? Un Julian Assange malmené par les États-Unis pour avoir publiquement révélé des vérités d’intérêt général. Mais c’est dans les États-Unis de Trump. Hum. Et chez nous ? Les journalistes se font convoquer par la DGSI, qui cherche à les intimider pour qu’ils cessent d’enquêter sur les sujets qui gênent le gouvernement, et ça passe crème. Quotidien a consacré deux émissions au sujet (ici et ici), mais ça n’émeut pas les foules. Nos démocraties ne sont pas un rempart contre le totalitarisme, elles nous y mènent tout droit.

Le plus probable est donc que nous ayons à choisir : la démocratie ou les droits de l’homme. Perso, je m’en fous, d’aller voter. De toute manière, comme le disait Coluche, si ça changeait quelque chose, ça fait longtemps que ce serait interdit. En revanche, je veux pouvoir continuer à critiquer la politique du gouvernement sans finir en prison ; je veux pouvoir rouler une pelle à un garçon dans la rue sans me faire tabasser parce que la police regardera ailleurs ; je veux pouvoir lire ce que je veux sur Internet ; je veux pouvoir publier une caricature de Muhammad ; je veux lire une information de qualité parce que les journalistes feront leur travail sans être intimidés par l’État ; je pouvoir aller sur Internet sans que l’État ait accès à mes mails ou à mon historique. Et c’est précisément tout ça qui est menacé. Si nous continuons à mettre la démocratie au-dessus de tout le reste, si nous nous entêtons à croire que dès lors que le peuple a majoritairement décidé quelque chose, il faut le faire, alors nous allons très vite perdre nos libertés fondamentales. Nous allons les perdre démocratiquement, mais nous allons les perdre.

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