mardi 18 juin 2019

Devinette : suis-je une opinion ou un délit ?


Cette phrase, on l’a tous entendue : « le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit. » Et on l’a tous entendue à toutes les sauces : l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, la biphobie, l’islamophobie ne seraient plus des opinions, mais des délits.

Je n’ai pas trouvé l’origine de cette antienne. Certains affirment que sa paternité reviendrait à l’humoriste Guy Bedos. Mais si quelqu’un a les moyens de vérifier cette source, ça m’intéresse ; car si cette petite phrase fonctionne très bien comme slogan, comme punchline, dès lors qu’elle n’est plus prise comme telle, mais au pied de la lettre, elle devient très dangereuse pour nos sociétés. Or, cette interprétation littérale est précisément celle qui est en train de triompher.

Stricto sensu, la phrase est fausse, pour ne pas dire stupide. Une opinion, c’est, selon l’Académie, un « avis donné sur une question discutée dans une assemblée » ou un « sentiment, idée, point de vue », un « jugement que l’on porte, sans que l’esprit le tienne pour assuré, sur une question donnée. » Le racisme colle parfaitement à cette définition : il est l’opinion selon laquelle les variétés de l’espèce humaines appelées « races » seraient dotées de facultés, voire d’une valeur, inégales.

Le racisme – et ça s’applique également au sexisme, à l’homophobie, etc. – est donc bel et bien une opinion, sauf à changer le sens du mot « opinion » – la novlangue n’est pas très loin. Seulement, c’est une opinion dont l’expression publique est interdite par la loi – l’opinion, en elle-même, ne saurait être interdite, sauf à vouloir contrôler ce qu’il y a de plus intime en l’homme, sa pensée, son for intérieur.

On peut s’interroger sur l’opportunité d’interdire l’expression de ces opinions particulières. Comme je l’ai déjà dit à de nombreuses reprises sur ce blog, sans soutenir pleinement la vision française des choses – la loi Gayssot, à mon sens, devrait être abrogée –, je ne suis pas non plus un partisan de la doctrine américaine d’une liberté d’expression absolue et sans limite. Les appels à la haine, à la violence et à la discrimination, la diffamation et l’injure publiques, la divulgation de la vie privée d’autrui sans son consentement me semblent être des limites raisonnables à la liberté d’expression. Qu’on ne me fasse donc pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne suis pas pour que les néo-nazis aient le droit de faire publiquement l’apologie de la Shoah.

Seulement, comme à chaque fois il s’agit de poser une limite à l’une des libertés les plus fondamentales et donc à une des conditions d’une vie heureuse et digne d’être vécue, on ne peut pas le faire à tort et à travers. Ça implique donc d’abord de définir précisément les choses, et de ne pas crier au racisme dès que quelqu’un dit que les races existent, ni à l’islamophobie dès qu’on affirme que l’islam contemporain doit affronter un certain nombre de problèmes qu’il n’a pas encore réglés.

Ensuite, et surtout, ça implique d’appeler un chat un chat. Si on veut, comme moi, poser des limites à la liberté d’expression, alors il faut assumer : assumer qu’on interdise l’expression de certaines opinions, précisément définies. Et c’est là que la petite phrase selon laquelle le racisme ne serait pas une opinion, prise à la lettre, devient très dangereuse. Car si le racisme n’est plus une opinion, alors toutes les précautions, les réflexions, la prudence que je réclame n’ont plus lieu d’être. Si le racisme n’est pas une opinion, l’interdire ne revient pas à limiter une liberté fondamentale, et on n’a plus besoin de faire dans la dentelle.

Bourriner, ne plus faire dans la dentelle, c’est précisément ce que veulent plein de gens, parce que, comme je le disais ailleurs, leur obsession n’est même plus de triompher politiquement de leurs adversaires, mais, pour assurer ce triomphe, avant tout de les faire taire. Et pourtant, la suite logique, n’importe qui peut la voir : une fois le premier pas accompli, la tentation devient très grande pour chacun de faire sortir du champ des opinions à peu près tout ce avec quoi il n’est pas d’accord pour pouvoir en restreindre, voire en interdire l’expression, sans remord ni complexe. Et c’est ainsi que le blasphème, la critique d’une religion, voire d’une entreprise ou d’un gouvernement, pourraient bien, demain, sortir du champ de ce qu’on peut librement dire. À cet égard, la remise en question récente de la loi de 1881 sur la liberté de la presse par le Ministre de la Justice en personne est alarmante. Ou comment une petite phrase pas mauvaise comme punchline peut devenir une arme redoutable dans la main de crétins qui n’ont aucun attachement réel à la liberté.

Crétins, ils le sont parce que, j’espère l’avoir montré, ils ne seront pas toujours les plus forts, et seront donc victimes du même anathème qu’ils font aujourd’hui descendre sur leurs adversaires. De même qu’en 1933, les sociaux-démocrates allemands ont été parmi les premières victimes de l’état d’urgence qu’ils avaient eux-mêmes instauré et dont Hitler n’a plus eu qu’à se servir, ceux qui aujourd’hui refusent le statut d’opinion à celles qui les choquent seront dans l’avenir victimes des atteintes aux libertés fondamentales qu’ils auront eux-mêmes promues. Mais après ? Ça nous fait une belle jambe. Moi, ça ne me consolera aucunement de savoir que ceux qui, aujourd’hui, m’accusent à tort de racisme et d’islamophobie seront dans la cellule voisine. Alors une seule chose à faire : ne pas les laisser faire.

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