mercredi 29 mai 2019

Les journalistes et la peur de l’inconnu


Prenons deux petites polémiques de ces derniers temps. La première : le clash entre, d’une part, la militante écologiste Claire Nouvian, et d’autre part, Pascal Praud, le journaliste qui la recevait sur son plateau, et son équipe (autres invités ? éditorialistes ? je n’en sais rien), en particulier Élisabeth Lévy. Si vous voulez le voir ou le revoir (ce dont on peut se dispenser), la vidéo est ici. Pour résumer, Claire Nouvian s’énerve des propos climatosceptiques tenus par Praud et Lévy ; et comme elle s’énerve un peu violemment et maladroitement, elle se fait rentrer dedans par des pros du rentre-dedans (la seule chose dans laquelle ils sont pros, à l’évidence).

Sur le fond de cette polémique, rien à dire : Nouvian a raison, les autres ont tort, point barre. Aussi bien sur l’existence du réchauffement climatique que sur son origine anthropique, contrairement à ce que prétend Lévy, il y a bel et bien consensus scientifique. L’immense majorité des climatologues, c’est-à-dire des spécialistes du sujet, sont d’accord : c’est bien l’homme qui est la cause principale du réchauffement actuel. Vous trouverez évidemment toujours des chercheurs comme Claude Allègre qui ne le sont pas, mais comme ils ne sont pas non plus des spécialistes du sujet (ainsi, Allègre est géologue, pas climatologue), ils sont direct hors-jeu : le seul fait d’être « scientifique » ne fait pas de vous un spécialiste en toutes les sciences. Sur le climat, Allègre n’a pas plus de légitimité que s’il parlait de la théorie des cordes.

Seconde polémique : Andréa Kotarac, élu France Insoumise qui appelle, au micro de Ruth Elkrief, à voter Rassemblement National pour les européennes. Pas franchement un tremblement de terre ; mais dans l’émission de Yann Barthès Quotidien, le journaliste Julien Bellver semble reprocher à sa collègue Ruth Elkrief d’avoir « déroulé le tapis rouge » au conseiller régional transfuge et « propulsé un inconnu sur la scène politique en seulement 48 heures ».

Le point commun entre ces deux affaires, c’est donc la question des personnes que les journalistes invitent pour intervenir dans leurs émissions. Ce qui pose le problème de la manière dont les journalistes font leur travail, et de leur responsabilité dans la crise actuelle.

Je suis pour la liberté de parole : Praud et tous les journalistes sont libres d’inviter qui ils veulent à leurs émissions, et les invités ont le droit de dire toutes les conneries qu’ils veulent. Ils ont même le droit de mentir ensuite en affirmant que ce sont des « pros » qui sont invités (car non, Élisabeth Lévy n’est pas une « pro » des questions climatiques).

Mais les autres journalistes ont alors un devoir : celui de corriger l’erreur. Chacun a le droit de dire les dernières stupidités : mais dès lors que l’ineptie risque d’être crue par une part importante de la population, et surtout si elle porte sur un enjeu planétaire tel que l’écologie, alors la responsabilité des autres journalistes est de corriger leur collègue. D’ailleurs, sur d’autres sujets, ça n’aurait pas manqué. Imaginons que le débat ait porté sur la question de savoir si l’islam est ou non intrinsèquement porteur de violence. Si Praud avait fait mine de mettre sur le même pied le « oui » et le « non », s’il avait donné également la parole aux deux opinions sans chercher à prendre parti, il n’aurait pas manqué de journalistes pour rectifier l’erreur. Pareil pour d’autres questions scientifiques comme la théorie de l’évolution ou l’efficacité des vaccins. Or, là, c’est ce qui a largement manqué ; beaucoup de journalistes ont critiqué Praud sur la forme, mais très peu ont rappelé cette évidence essentielle : sur le fond, Nouvian avait objectivement raison, Lévy avait objectivement tort.

Quant à la seconde affaire, elle révèle la grande difficulté qu’ont les journalistes à sortir des cadres auxquels ils sont accoutumés. Même dans une émission haut-de-gamme comme Quotidien (que j’adore et que je suis presque tous les jours), un journaliste peut, avec l’accord apparent de tous les autres présents sur le plateau, se montrer choqué qu’une de leur collègue donne la parole à « un inconnu ».

Or, c’est tout le contraire qui devrait les choquer ! Le monde crève – et je pèse mes mots : crève ! – justement de ce que nous voyons toujours et toujours les mêmes têtes dans les médias, avec toujours les mêmes vieilles idées qui ont fait la preuve de leur inefficacité. Ce que le peuple a besoin de voir, c’est justement ça : des citoyens de base qui font des choses, qui innovent, qui inventent, qui cherchent, qui tâtonnent, qui expérimentent. Pas Philippot en train de décrocher un drapeau, ou Dupont-Aignan essayant de libérer une autoroute. Et pourtant, que ces images-là tournent en boucle ne choque ni ne surprend personne.

On me rétorquera qu’Andréa Kotarac n’est pas un de ces inconnus qui change les choses à son échelle. Certes, mais ce n’est pas la question. C’est un problème de fond et de principe : offrir une (bien petite) visibilité médiatique à un inconnu choque et surprend les journalistes, alors que ça devrait être une part importante de leur job.

Alors évidemment, aller chercher des inconnus, ce serait un tout autre travail pour les journalistes. Faire tourner en boucle Wauquiez qui nous explique que le mariage pour tous, c’est la fin de la civilisation, en y allant de son petit commentaire, qui moqueur, qui élogieux, selon la chaîne sur laquelle on se trouve, ça ne nécessite aucun travail. Alors que chercher, trouver des gens inconnus mais qui font des choses intéressantes, puis faire des recherches sur ce qu’ils font, trouver les bonnes questions à leur poser, forcément, c’est du boulot. Ironiser ou pleurnicher sur la défaite de Bellamy, dont les idées sont étalées, recuites et ressassées à longueur de médias, c’est simple. S’interroger sur l’incroyable succès de listes comme celle de Dominique Bourg ou du Parti animaliste (qui ont certes fait moins de 3%, mais qui réalisent ainsi un score proprement inespéré, et qui se placent au-dessus d’Asselineau, largement présent dans les médias, lui), ça nécessiterait de se pencher sur leurs idées, sur leurs propositions, sur ce qui les distingue des écologistes modérés, nettement plus visibles qu’eux.

Je ne suis pas en train de dire qu’il faut priver Élisabeth Lévy ou Éric Zemmour de parole, ni qu’il ne faut jamais parler des idées de Macron, de Wauquiez, de Le Pen ou de Mélenchon. Mais nous vivons une ère où l’exposition médiatique est omniprésente et permanente. Sur l’immense masse de discours dont la presse, la télé et la radio nous inondent, les journalistes ont le devoir, étant donné la Crise que nous traversons, de moins donner la parole aux personnes et aux idées déjà connues, et de plus la donner à ceux qui ne le sont pas.

Amis journalistes, vous êtes sans doute bien contents quand les profs de vos mômes leur font des rappels sur les leçons vues les années précédentes. Mais que diriez-vous si nous nous mettions à ne plus leur enseigner que ce qu’ils savent déjà, sans jamais rien leur apporter de neuf ? Ferions-nous notre travail ?

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