Longtemps, je n’ai rien voulu dire sur les migrants venus du
Proche-Orient qui, depuis des années maintenant, trouvent la mort par milliers
en Méditerranée en cherchant à fuir la guerre et les persécutions. Je n’en
pensais pas moins, je n’étais pas moins que d’autres choqué par les naufrages successifs,
pas moins attristé par les images de ces gens, ceux qui arrivent à débarquer à
peine plus chanceux que les morts. Mais j’avais l’impression que tout avait été
dit, et même trop dit : on peut remonter des années en arrière et entendre
encore politiciens et journalistes parler du tout dernier naufrage en disant « plus
jamais ça ».
J’avais bien écrit un petit article pour démonter les deux principaux
arguments anti-immigration, mais il concernait surtout les migrants économiques.
Et surtout, ce n’était pas un sujet dont j’avais envie de parler, parce que je
trouvais que plein de gens disaient tout ce qu’il fallait dire bien mieux que
je n’aurais pu le faire. Plutôt que de m’écouter moi, j’aurais préféré, pour
une fois, que les gens écoutent le pape qui a montré, sans jamais faillir, à
quel point cette question était importante pour lui. Il a été à Lampedusa pour
montrer aux Européens qu’on ne pouvait pas laisser cela arriver. Il a fait un
nombre incroyable de discours, de catéchèses, d’exhortations sur la question.
Il vient de dire à l’évêque Jacques Gaillot, qu’il a reçu à Rome – enfin un
signe encourageant ! – que les migrants étaient « la chair de l’Église ».
Pourquoi aurais-je dû parler après cela ? Pour dire quoi ?
Et puis il y a eu cette photo, que tout le monde a vue maintenant :
En la voyant, mon fils aîné, Gaëtan, m’a demandé de quoi il
s’agissait. Après mon explication, la première chose qu’il m’a dite, c’est :
« On dirait Hadrien » – son petit frère. Or il se trouve que c’est
très exactement la réflexion que je m’étais faite. Ayral Kurdi devait avoir
presque exactement l’âge de mon fils, et lui aussi était le petit garçon de quelqu’un,
peut-être le petit frère de quelqu’un. Le petit neveu de quelqu’un, le petit cousin
de quelqu’un, le petit-fils de quelqu’un.
Et je me suis dit que je ne pouvais plus me taire. En fait,
maintenant, j’ai honte d’avoir attendu cette photo, qui va faire parler tout le monde, pour parler moi-même. Non pas que j’ai
quelque chose de neuf à dire ; tout a déjà été dit, mieux, par d’autres. Mais
moi qui ai soutenu l’initiative de musulmans condamnant explicitement les attentats
de janvier, c’est à mon tour de dire « Not
in my name ». À défaut d’avoir pu l’écrire, j’aurais pu signer l’éditorial
de Christine Pedotti dans Témoignage chrétien.
J’en approuve chaque mot :
« Jusques à quand,
jusques à quand ? C’est le grand cri des prophètes d’Israël, c’est le cri
que nous poussons. […] Il nous faut le pousser, l’entendre et réagir. […] Il n’y
a pas de raison qui tienne, ni économique ni sécuritaire, qui vaille la mort de
cet enfant. Oui, il faut céder à l’émotion parce qu’elle est le meilleur de
nous-mêmes et qu’elle seule est capable d’abattre nos effroyables égoïsmes. […]
N’accusons pas nos gouvernements, accusons nos frilosités dont ils sont les
porte-parole. »
Le Monde a
également, une fois n’est pas coutume, écrit un bon éditorial. Il souligne le caractère
« ubuesque » de « nos querelles juridiques sur l’exacte nature
de ces migrants ». Il ne tombe pas dans l’angélisme. Moi non plus.
Malheureusement ? Je voudrais bien tomber dans l’angélisme, parfois ;
être un peu plus Stark et un peu moins Lannister. Ça voudrait dire que je suis
un homme meilleur, moins froid, moins calculateur ; un homme qui se laisse
plus emporter par son émotion, justement ; un homme qui a plus d’empathie
et moins de raison. Je n’y arrive pas. Je ne nie aucun des problèmes que pose l’arrivée
massive de migrants en Europe.
Mais même en mettant de côté l’idéalisme et les valeurs, même
de ce point de vue pragmatique, nous devons nous ouvrir. Quelques jours après
la tentative d’attaque terroriste dans le Thalys, on nous parle du risque que
des tueurs se cachent parmi les migrants. Soit, prenons les choses sous cet angle.
Pensez-vous sérieusement que les rejeter à la mer, les empêcher à toute force d’entrer,
ou bombarder les navires – même vides – des passeurs soit la meilleure manière
de nous protéger ? Allons donc. C’est la meilleure manière de décupler la
haine que les non Occidentaux peuvent nous porter. Fermer nos portes aujourd’hui,
c’est la meilleure manière de nourrir la haine, le ressentiment, la colère
envers nous des nations qui sont aujourd’hui dans le chaos ; et ce serait
une colère légitime. Fermer nos portes aujourd’hui, c’est donc la meilleure
manière d’être certains que des attaques terroristes poussées par cette colère
nous frapperont demain.
J’ai honte, honte, que des pensées pareilles me viennent seulement, parce que face à
cette image, il ne devrait y avoir que
l’émotion ; et j’ai honte pour notre société de me dire que tout de même,
je vais publier ces pensées glaciales, toutes honteuses qu’elles soient, parce
qu’elles peuvent quand même répondre à la froideur d’autres personnes. Seigneur,
qu’avons-nous fait ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
On raconte l’histoire, dans les Pyrénées, d’un jeune moine
franciscain parti quêter dans son pays natal pour aider à payer les travaux de
réparation de son abbaye. Les gens donnent généreusement et sa besace se
remplit. Sur le chemin du retour, il aperçoit, au loin, sur le chemin, un pauvre
mendiant. Il commence par se dire qu’il va lui donner une pièce, puis se trouve
tout un tas de raisons de ne pas le faire : l’argent ne lui appartient
pas, c’est celui du couvent ; le mendiant pourrait entendre les pièces
tinter et lui demander davantage ; c’est peut-être un brigand déguisé qui
va lui voler l’argent du couvent, son argent ; il a l’œil mauvais, il a
entendu les pièces, c’est sûrement un brigand, il faut prendre les devants, le
frapper ! Au moment où il va abattre son bâton sur le pauvre, celui-ci se
révèle et n’est autre que François d’Assise. Il reproche au moine de s’être mis
à aimer l’argent plus que son prochain et le change en pierre pour lui permettre
de prier, jusqu’à la fin des temps, pour sa rémission et le salut de son âme.
Que voulons-nous être ? Qui voulons-nous être ? Le bon Samaritain de la parabole, qui soigne l’homme agonisant au bord de la route, ou les enfants d’Israël qui passent en détournant le regard ? Jusqu’à ce que nous ayons agi, concrètement et vraiment agi, pour ouvrir nos portes à cette souffrance, nous savons qui nous sommes. Oui, Christine, cet enfant nous accuse ; bien plus, il nous condamne.
Que voulons-nous être ? Qui voulons-nous être ? Le bon Samaritain de la parabole, qui soigne l’homme agonisant au bord de la route, ou les enfants d’Israël qui passent en détournant le regard ? Jusqu’à ce que nous ayons agi, concrètement et vraiment agi, pour ouvrir nos portes à cette souffrance, nous savons qui nous sommes. Oui, Christine, cet enfant nous accuse ; bien plus, il nous condamne.
Nous sommes non seulement coupables – à court terme – mais également responsables – à long terme – pour que la situation s’améliore.
RépondreSupprimerNous sommes condamnés à agir.