mercredi 23 septembre 2015

Voilà la Novlangue, ou La banalisation du mal


L’association Cartooning for Peace devrait envisager un changement de nom : « le cul entre deux chaises », par exemple. On a en effet l’impression qu’elle ne sait pas très bien qui elle est ; ou plutôt, qu’elle n’est pas tout à fait ce qu’elle annonce.

Leur page de présentation s’ouvre par une citation de Kofi Annan affirmant que « les dessins de presse nous font rire […]. Mais c’est aussi une chose sérieuse : ils ont le pouvoir d’informer mais aussi d’offenser ». Vous le sentez, le « oui, mais » que j’ai dénoncé à plusieurs reprises ? Attention, les dessinateurs : vous pouvez être blessants ! Sans blague, Kofi ! T’en as d’autres, des comme ça, en réserve ? Et surtout, quelle conclusion tu en tires ?

Plus bas, à la rubrique « Ce que nous sommes », on peut lire :

« Cartooning for Peace est un réseau international de dessinateurs de presse engagés qui combattent, avec humour, pour le respect des cultures et des libertés. » 

Bon. On reste assez général, pour ne pas dire vague : « les libertés », dit comme ça, ça peut englober bien des choses. On pense, dans le contexte actuel, à la liberté d’expression, bien malmenée. En même temps, on a le « respect des cultures », et on sait bien à quel point ceux qui malmènent, justement, la liberté d’expression, se drapent souvent dans le respect des cultures pour le faire.

Continuons à descendre. À la rubrique « Notre engagement », session de rattrapage : grande défense de la liberté d’expression « telle qu’elle est définie dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ». On peut relire ledit article[1], pas de « mais » là-dedans : la liberté d’expression est inconditionnelle. Mais qu’on se rassure, nos bons vieux dessinateurs respectueux-des-cultures-et-des-croyances-de-chacun l’ajoutent plus bas, le « mais », quand ils parlent de leurs valeurs :

« Cartooning for Peace s’attache au respect du pluralisme des cultures et des opinions. […] Cartooning for Peace combat les préjugés et le conformisme intellectuel. Face à l’extrémisme, nous dénonçons les outrances, nous nous moquons des fausses certitudes, controns les anathèmes et nous efforçons de démonter les impostures. »

Toujours rien de bien précis : qui est « intellectuellement conformiste », au juste ? Ceux qui défendent la liberté d’expression, ou ceux qui défendent le délit de blasphème ? Qui est dans l’outrance ? Ceux qui dessinent Muhammad, ou ceux qui égorgent ceux qui dessinent Muhammad ? Qui est un imposteur ? Celui qui se fait tuer pour la liberté d’expression, ou celui qui fait semblant de la défendre tout en se soumettant à la censure ?

La réponse arrive tout de suite :

« Cartooning for Peace est respectueux dans l’irrespect. Nous ne cherchons pas à humilier  les croyances et les opinions. Nous contournons avec humour les interdits. Cartooning for Peace prend en compte le risque que le dessin publié sur Internet puisse apparaître hors de son contexte, en quelques secondes, aux quatre coins du globe. L’association est vigilante à ne pas faire du dessin de presse un facteur d’aggravation  des conflits. »

Respectueux dans l’irrespect ! Waow ! Ils sont forts, à Cartooning for Peace ! Vous aussi, essayez : soyez pacifistes dans la violence, végétariens dans le cannibalisme, intelligents dans une émission de Cyril Hanouna ! Quant au « contournement des interdits », on en a eu un bel exemple lors de leur colloque de lundi dernier, où ils ont projeté ce dessin :


Non, vous ne rêvez pas : le visage de Muhammad est flouté ! Regardez mieux :


Et Plantu, tout content : « On peut être plus malins que les intolérants, il suffit de contourner l’interdit. » Dieu merci, Riss l’a remis à sa place en lui faisant remarquer que l’interdit n’était pas ici contourné mais bien au contraire respecté. Apparemment, le désaccord a donné lieu à un échange un peu tendu entre les deux dessinateurs.

Quand Luz, puis toute l’équipe de Charlie Hebdo, ont annoncé qu’ils ne dessineraient plus Muhammad, j’ai été déçu et triste, bien sûr, parce que cela signifiait une victoire des intégristes ; mais je ne leur ai pas jeté la pierre. Je ne vais pas faire comme Marine ou Jean-Marie Le Pen qui se permettent, toute honte bue, de dire qu’eux, s’ils étaient en Syrie, ils se battraient vaillamment dans l’armée plutôt que de fuir comme des lâches, oui ma bonne dame. Je ne vais pas distribuer de bons ou de mauvais points, ni chercher à me mettre dans la peau de gens qui ont vécu des situations infiniment plus difficiles que tout ce que j’ai jamais connu : quand on a vu ses amis se faire assassiner, quand on a failli mourir soi-même, il est compréhensible qu’on cède.

Mais Plantu ? Notre Plantu national, aussi indéboulonnable du Monde que de nos manuels d’histoire-géographie. D’accord, il est au dessin de presse ce que le PS est à la politique française : pour une idée de génie, tu dois te farcir des kilomètres de nullité. Mais qu’il se soumette ainsi aux diktats de l’islam radical, ça, ça me dépasse. Est-ce qu’après ça on continuera à farcir de ses dessins nos manuels d’éducation civique ? Pourquoi pas l’Arabie saoudite à la tête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, tant qu’on y est ?

Comment ? Vous me dites que l’Arabie saoudite est depuis lundi dernier à la tête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ? Ah ça ! Ça c’est toute une surprise !

Sérieusement : où va-t-on ? De qui se moque-t-on ? Il faut bien saisir ce que tout cela révèle. Qu’y a-t-il de commun, à part la date (un jour néfaste, décidément, le 21 septembre), entre un colloque de Cartooning for Peace où on floute le visage de Muhammad et le fait de placer à la tête du Conseil des droits de l’homme une nation qui torture les blogueurs (on se souvient de Raif Badawi, condamné à une amende d’un million de ryals, 10 ans de prison et 1000 coups de fouets – oui oui – pour avoir critiqué le régime), lapide les homosexuels et décapite les apostats ?

Le point commun, il est très simple, et il faut en mesurer toute la gravité : nous vivons une époque où les mots les plus importants sont en train de perdre complètement leur sens. Des gens sains d’esprit peuvent, devant un public également sain d’esprit, flouter le visage d’un personnage historique vieux de 1400 ans par crainte des représailles et des violences, et dans le même temps affirmer qu’ils défendent la liberté d’expression, sans que cela ne se traduise par un énorme éclat de rire. D’autres personnes saines d’esprit peuvent observer les monstruosités décrites plus haut et proposer leurs instigateurs comme défenseurs des droits de l’homme, devant une assemblée réunissant presque tous les pays du monde, et toujours sans déclencher la rigolade.

Ce que ça signifie ? Que des notions comme « droits de l’homme » ou « liberté d’expression » n’ont plus de sens aujourd’hui, ou du moins qu’elles ont cessé d’être comprises par une majorité de personnes. Qu’on ne s’y méprenne pas : si elles n’ont plus de sens aujourd’hui, elles cesseront d’être respectées demain. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Camus ; ce n’est pas pour rien que le totalitarisme orwellien invente le Novlangue. Demain, on vous fouettera pour avoir dessiné Muhammad, et en même temps on vous dira – et on dira à tous – que votre liberté d’expression est parfaitement respectée.


[1] « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de diffuser au-delà des frontières, les informations et les idées par tous moyens d’expression. »

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