lundi 24 mars 2014

Municipales : le bon peuple a raison, le bon peuple a toujours raison


En salle de profs, croyez-moi, ça ne parle plus de la nullité crasse de la 2nde 19 ou de l’insolence sidérante du petit Karim Ousseni (ou du petit Kévin Vergel si on n’enseigne pas à Mayotte). Là, on est repassés aux choses sérieuses, aux grandes choses, on est remontés dans les hautes sphères de la politique et on parle des municipales. Les mines sont graves, soucieuses, cette abstention ! ces scores du FN ! Moi, je rigole comme un bossu.

Comment diable mes collègues peuvent-ils être encore surpris ? D’accord, les sondages nous avaient préparés à la claque, mais pas à son ampleur ; mais enfin, s’il y a des gens qui devraient pouvoir jouer les Pythies modernes, ce sont bien les profs ! Ceux qui, aujourd’hui, restent chez eux les dimanches électoraux (et dont, pour cette fois, je précise que j’ai fait partie), ou qui vont voter FN, ont tous défilé dans nos classes. On les connaît, les futurs électeurs : ce sont nos élèves ! Tout le corps enseignant ou presque passe sa vie à se lamenter sur le niveau qui baisse, sur les élèves qui ne savent plus écrire, pour qui un livre est un objet aussi exotique qu’un billet de 500 euros, l’attrait en moins, sur leur incapacité incurable à faire preuve de recul, d’analyse, d’esprit critique, de rigueur ; comment s’étonnent-ils ensuite que ça donne des électeurs qui élisent ou réélisent Copé, Woerth ou Briois dès le premier tour ? Qu’est-ce qu’ils croient, que le bac qu’on leur offre leur confère à tous, subitement, une intelligence et une culture politique hors du commun ?

Il y a quelques années, j’avais une collègue nettement plus lucide que la moyenne. Une prof de lettres classiques – ça doit aider. On parlait du vide sidéral qui semblait s’étendre entre les deux oreilles de Sarkozy, et on en était venus à l’idée qu’un type qui s’exprimerait comme Mitterrand ne pourrait plus être élu dans les années 2010. Mais pour elle, c’était normal. Elle disait que, le peuple étant largement con, il était légitime qu’il fût gouverné par un con à son image. Parce que les intellectuels étaient une minorité, elle aurait trouvé anormal qu’ils se trouvassent au pouvoir. Je ne peux pas dire que j’approuve ses conclusions, mais au moins je dois lui reconnaître ceci : c’est une des très rares démocrates cohérentes qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Parce qu’en général, les gens sont démocrates, mais pas trop quand même : tant que le peuple vote comme eux, tout va bien, la Justice, le Droit et la Démocratie triomphent ; mais dès que le peuple vote autrement, c’est fini, tout part à vau-l’eau, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche, donc il faut trouver des coupables.

Évidemment, ce n’est jamais, jamais la faute du peuple, ça ne se peut pas. Le peuple a raison ; le peuple a toujours raison ; le peuple a toujours raison, même quand il a tort, d’ailleurs il ne peut pas avoir tort. Sinon, ça conduirait à remettre en cause le système démocratique lui-même, or c’est forcément Le-Souverain-Bien. Si le PS (le centre-droit), l’UMP (la droite dure) et le FN (la droite qui pourrait nous faire regretter même Copé) se partagent joyeusement les voix et les pouvoirs, c’est à cause d’un autre ennemi.

Mais alors qui ? Les médias servent souvent de bouc émissaire. D’abord, on les accuse de mentir, d’être stupides, de mal évaluer les phénomènes. Hier, par exemple, plein de gens très bien de ma connaissance jouaient aux trois petits singes en se répétant comme un mantra que non non, tout va très bien, madame la marquise, le FN ne progresse pas, c’est du pipeau, c’est les journaleux qui montent ça en épingle tellement ils sont cons tellement ils ont rien à dire tellement ils veulent le retour de Sarko, ah les chiens.

Si d’aventure on leur montre que, ben si, le FN progresse, qu’il progresse vraiment, nos petits singes ont encore moyen de se retourner contre les médias, puisque si le FN progresse, c’est parce qu’ils ont « banalisé leur discours » (et si les médias ont banalisé le discours du FN, à ton avis, ce n’était pas un peu parce qu’il se banalisait déjà très bien tout seul dans la population ? ah non ? ah bon, c’est un complot alors, je ne vois plus que ça.)

Autre coupable tout désigné : les politiciens eux-mêmes, puisqu’ils dégoûtent les gens en étant tous pourris. C’est vrai qu’ils sont très pourris, rien à redire là-dessus. Mais je répondrai quand même deux choses. La première, c’est que le pourrissement des élites est, à mon avis, une conséquence naturelle et malheureusement inéluctable du système démocratique lui-même. La seconde, c’est que si, par dégoût de gens malhonnêtes et inefficaces, le peuple vote pour des gens qui ne seront pas plus honnêtes ni plus efficaces, mais qui en plus seront dangereux, ce n’est pas franchement une preuve de son intelligence ni de sa compétence politique.

D’autres pointent le manque d’éducation : si le peuple était éduqué, il voterait bien (bien = comme le locuteur, suivez un peu, bordel !). Et si ma tante en avait, ce serait mon oncle. Peut-être faudrait-il s’interroger un peu sur la seule possibilité d’entraîner une large majorité de la population vers l’intelligence politique. Perso, j’en doute.

Enfin, dernier coupable idéal : le Système, qui ne serait – admirez l’astuce ! – pas assez démocratique. Tadaaam !!! Les gens de gauche ont piqué leur argument principal aux libéraux : si tout va mal, ce n’est pas à cause de la démocratie, non, c’est justement parce qu’on n’aurait pas assez de démocratie. Bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est parce qu’on est au milieu du gué qu’on a encore les pieds mouillés.

Alors évidemment, on leur demande que faire pour rendre le système plus démocratique et meilleur. Assez peu (c’est rassurant) proposent une démocratie directe, tant ils voient bien qu’à 65 millions, elle serait complètement inapplicable. Il y en a bien qui proposent plus de proportionnelle, parce que de toute évidence ce serait plus démocratique, mais les expériences malheureuses de la IVe République ou même de l’Italie actuelle refroidissent un peu les enthousiasmes : on sent revenir le régime des partis, les petits arrangements, le blocage perpétuel. Alors arrive la vraie grosse bonne idée : le tirage au sort. De toute évidence, c’est ce qui est le plus démocratique possible, bien plus encore que la proportionnelle. Plus de partis, plus de représentants, plus d’intermédiaires, et, par les lois de la statistique et des probabilités, des dirigeants vraiment représentatifs de leurs administrés.

Bon. À ce stade, j’en reviens au début de ce billet : pour voir défiler les futurs citoyens, je n’ai pas franchement envie, à vrai dire, qu’on tire au sort ceux qui vont décider des lois ou les faire appliquer. Mais ça, c’est chacun qui voit.

Un dernier mot pour finir. Les Grands Démocrates qui-veulent-réformer-pour-aller-vers-encore-plus-de-démocratie ont souvent un exemple qu’ils ressortent à tire-larigot, qui est un peu leur terre promise où coule (ou plutôt coulait) le lait et le miel : Athènes au Ve siècle av. J.-C. Je devrais me réjouir : tout ne se perd pas dans nos cours de 6e et de 2nde. Mais il faut quand même rappeler aux apologistes d’Aristote et de Périclès deux ou trois faits historiques.

Le premier, c’est que la démocratie athénienne n’était que partiellement directe. Les lois étaient certes votées par l’Ecclésia, mais elles étaient préparées par un conseil, la Boulè, qui ne laissait pas passer n’importe quoi. Un citoyen ne pouvait pas se lever et proposer une loi n’importe comment.

Le deuxième, c’est que la démocratie athénienne était tout ce qu’il y a de plus ploutocratique : les riches y étaient extrêmement favorisés. On tirait au sort, certes, mais on tirait au sort parmi les volontaires de plus de 30 ans, et c’étaient les riches, plus libres de leur temps, qui se portaient presque toujours volontaires. D’autant que certaines magistratures, si elles rapportaient du prestige, n’étaient pas rémunérées et pouvaient même être extrêmement coûteuse, ce qui les réservait de facto à l’élite économique de la société. Quant aux postes de réel pouvoir, en particulier les stratégies, elles faisaient l’objet d’élections, donc les riches y retrouvaient automatiquement tous leurs avantages.

Tout cela permet de régler le troisième point, celui du tirage au sort : il était limité aux volontaires, il ne concernait pas les postes de pouvoir. Autrement dit, les Athéniens avaient bien compris qu’on n’aimerait pas vivre dans une société qui tirerait vraiment les dirigeants au sort.

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