mardi 10 mars 2020

Polanski, son sexe et son contexte


C’est devenu habituel : avant d’écrire, je mets des gants.

Première paire. Non, je ne pense pas que ceux qui critiquent la remise à Polanski du César du meilleur réalisateur fassent preuve d’antisémitisme. Ceux qui affirment le contraire font même usage d’un bien mauvais argument, facile à démonter.

Deuxième paire. Non, je ne pense pas qu’un artiste soit au-dessus des lois, ou que Polanski doive ne pas être jugé. J’invite à une certaine prudence : Polanski ne doit pas être au-dessus des lois, mais il ne doit pas non plus faire l’objet d’un acharnement. S’il n’est pas extradé, ce n’est pas par régime spécial, mais parce que la France refuse la plupart du temps l’extradition de ses citoyens. De même, si les faits qu’on lui reproche sont prescrits, il est logique qu’il ne soit pas condamné, parce que la prescription vaut pour tout le monde, et qu’elle est une nécessité – on ne peut pas la supprimer, ça reviendrait à mettre sur un pied d’égalité un viol et la participation à un génocide. Mais ne pas être condamné ne signifie pas qu’il ne doive pas être jugé : oui, la justice doit faire son travail.

Troisième paire. Non, je n’invite pas, comme le prétend Maïa Mazaurette, à « passer à autre chose » ou à « tourner la page ». Là encore, je suis évidemment favorable au travail de la justice. Encore faut-il examiner les faits. Pour la seule affaire dans laquelle Polanski a reconnu sa culpabilité, le viol de Samantha Geimer, née Gailey,  en 1977, il a déjà été jugé, il a effectué une partie de sa peine, puis a été libéré dans le cadre de la procédure légale. Certes, il a ensuite fui les États-Unis, mais c’est parce que le juge s’était ravisé et le menaçait d’un emprisonnement qui pouvait légalement durer cinquante ans, et ce alors que, de l’aveu même du procureur, la peine effectuée par le réalisateur correspondait à la sentence déjà prononcée.

Quant aux autres affaires, je ne vais pas en faire le détail ici : 140 avocates pénalistes se revendiquant féministes viennent de rappeler que « Roman Polanski a fait l’objet de plusieurs accusations publiques, parmi lesquelles une seule plainte judiciaire qui n’a donné lieu à aucune poursuite : il n’est donc pas coupable » des crimes dont il a été accusé postérieurement à l’affaire de 1977. Les avocates rappellent également, et très opportunément, qu’il « est urgent de cesser de considérer la prescription et le respect de la présomption d’innocence comme des instruments d’impunité : en réalité, ils constituent les seuls remparts efficaces contre un arbitraire dont chacun peut, en ces temps délétères, être à tout moment la victime ». Et de constater enfin « qu’une inquiétante et redoutable présomption de culpabilité s’invite trop souvent en matière d’infractions sexuelles. Ainsi devient-il de plus en plus difficile de faire respecter le principe, pourtant fondamental, selon lequel le doute doit obstinément profiter à l’accusé ». Ne m’écoutez pas moi : écoutez-les, elles.

Je ne suis donc pas en train d’appeler à « passer à autre chose » au nom du pardon accordé officiellement et de manière répétée à Polanski par sa victime. J’incite en revanche à ne pas tout mélanger et à établir les distinctions qui s’imposent, et tout particulièrement, n’en déplaise à Maïa Mazaurette, la distinction entre l’œuvre et l’artiste, dont j’avais déjà parlé ici ou .

La chroniqueuse du Monde refuse cette distinction et joue de l’humour : « quand on veut nous découper en morceaux, c’est toujours une mauvaise nouvelle ». Fragile, comme argument. Elle développe : « la sociologie démontre depuis des décennies à quel point […] notre sexualité est une éponge […] : elle éponge le contexte, et le contexte l’éponge en retour. Vous pouvez fermer votre chambre à coucher à triple tour, elle demeurera ouverte à tous les vents. Vous pouvez éteindre la lumière, vous serez rattrapé(e) par les écrans noirs et les salles obscures. » Des métaphores verbeuses et confuses, à mon avis, avec une question : quelle conclusion pratique en tirer ?

Comme souvent, Maïa Mazaurette reste dans le vague. D’un côté, elle demande à remettre les œuvres d’art dans leur contexte pour pouvoir en profiter : « c’est parce que le contexte est pris en compte que nous pouvons encore lire des textes antisémites (Céline), contempler des peintures érotisant de très jeunes filles (Thérèse rêvant, de Balthus, menacée en 2017 par une pétition), ou conserver des statues de Thomas Jefferson (que plusieurs universités américaines ont voulu déboulonner, en raison des opinions racistes du troisième président des États-Unis). » De l’autre, elle critique le prix remis à Polanski et s’interroge : « n’hésitons pas à demander qui a intérêt à découper en morceaux les différentes facettes de notre personne ».

Pardon, mais où est la cohérence ? En quoi la recontextualisation devrait-elle profiter à Louis-Ferdinand Céline mais nous conduire à boycotter Polanski ? Céline a publié des pamphlets violemment antisémites pendant la Seconde Guerre mondiale, et a donc attisé les haines antisémites précisément au moment où elles avaient les conséquences et les applications les plus abominables. Dans le même ordre d’idées, de très nombreux artistes ont eu un comportement ou des idées douteux, voire abjects. Voltaire était antisémite et n’avait pas de mots assez durs contre l’islam ; Claudel a fait interner sa sœur par peur du scandale ; André Gide était notoirement pédophile, Gauguin aussi ; Schopenhauer prêtait ses fenêtres à la police pour tirer sur des manifestants. Doit-on les mettre à l’index ? Un prix de cinéma récompense un artiste, une réalisation, un montage, un jeu d’acteur. Ce n’est pas un prix de moralité ou de bonne conduite. Si certains veulent instaurer des prix de moralité, très bien, qu’ils le fassent ! Et si c’est Polanski qui le décroche, là d’accord, ce sera un scandale. Mais depuis quand les Césars sont-ils un tribunal des bonnes mœurs ?

Non seulement les charges proprement judiciaires pesant sur Polanski sont, on l’a vu, assez fragiles à l’épreuve des faits, mais quand bien même elles seraient établies, essayer d’empêcher des cinémas de diffuser ses films ou une académie de lui remettre un prix relève d’une incroyable confusion. On accuse le public d’être complice, en affirmant que la différence avec Céline, c’est que Polanski est vivant, et qu’aller voir ses films lui rapporte de l’argent. Et alors ? S’il a commis des actes pénalement répréhensibles et non prescrits, il doit être jugé et condamné ; mais quel rapport avec l’argent rapporté par ses œuvres ? Si un artiste est mis en prison pour viol, la peine, c’est la privation de liberté, et rien de plus. De la même manière qu’on ne doit pas cesser de se préoccuper du bien-être des détenus en prison, parce qu’ils ont été condamnés à de la prison, et pas à une vie indigne, une condamnation à la prison ne serait pas une condamnation à ne plus toucher de droits d’auteur.

Je n’oblige évidemment personne à aller voir des films de Polanski ou à apprécier la manière dont ils sont réalisés. On m’a dit : « si Marc Dutroux sortait un livre, je n’aurais pas envie de le lire, quelle que soit sa qualité littéraire ». Très bien ! Chacun est libre de faire ses choix. Mais qu’on ne cherche pas à empêcher les autres de faire un autre choix.

Ce qui est d’autant plus regrettable, c’est qu’à côté de cela, la grande majorité des revendications des mêmes manifestations féministes sont légitimes. Oui, les femmes sont moins payées que les hommes ; oui, un plafond de verre les empêche souvent d’accéder aux responsabilités ; oui, elles sont plus que les hommes victimes de violences, sexuelles ou autres. Mais de nos jours, si, tout en reconnaissant cela, vous justifiez l’attribution à Polanski du prix de la meilleure réalisation, c’est fini ! Pour beaucoup, vous devenez illico celui avec qui il est impossible de dialoguer.

C’est très révélateur. Et ce qui est très inquiétant, dans cette affaire, c’est que le refus de telles distinctions a toujours, historiquement, été l’apanage des régimes politiques violents, souvent totalitaires ou à tendance totalitaire. J’y vois une nouvelle illustration de la crise que traversent nos sociétés : une montée des communautarismes et surtout des haines entre communautés. La rage et l’esprit de revanche rendent les raisonnements et les discussions posées de plus en plus impossibles. On agit de plus en plus selon une logique de camps et chacun classe les autres entre alliés et ennemis. Personne, logiquement, ne devrait s’en réjouir.


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