dimanche 18 novembre 2018

Contrôle continu : plus d’inégalités et plus d’échec scolaire


Imaginons un établissement scolaire, purement fictif, situé dans un département pauvre et défavorisé. Plus précisément, un collège, et au sein de ce département en difficulté, un collège parmi les meilleurs, où les élèves sont parmi les plus faciles à gérer.

Les résultats des examens étant de nos jours détaillés en public, la principale de ce collège s’aperçoit que, de manière surprenante, son établissement est plutôt mal classé pour ce qui concerne le brevet. En y regardant de plus près, elle constate que ses élèves réussissent en fait très bien – du moins comparés à ceux des autres établissements du département – les épreuves nationales finales, où les copies des élèves de tout le département sont mélangées et corrigées de manière anonyme.

Il n’y a donc qu’une seule explication possible au fait qu’ils arrivent malgré tout après les autres dans le classement final du brevet : c’est la part de contrôle continu à l’examen qui les défavorise. Concrètement, les profs de son établissement notent les élèves plus sévèrement que les autres.

Elle envoie alors à tous les enseignants placés sous son autorité un mail d’engueulade, pour leur dire qu’ils ne manifestent pas la bienveillance nécessaire au succès des élèves, et leur demande de changer leurs pratiques pédagogiques. Pour bien enfoncer le clou, elle vient leur refaire la morale en salle des profs pendant une récréation, flanquée de ses deux adjointes : elle accuse alors les enseignants de défavoriser leurs élèves, de nuire à leur réussite, etc.

Les professeurs de cet établissement se retrouvent donc face à un dilemme. S’ils résistent, les tensions vont forcément monter au sein du collège. Ceux qui auront des moyennes trop basses pourront être l’objet de diverses brimades, de tracasseries, voire de sanctions dissimulées : mauvais emploi du temps, classes difficiles, non-respect de leurs demandes, etc.

Mais s’ils cèdent, ils savent qu’ils s’engagent dans une course sans fin. Car naturellement, s’ils relèvent leurs moyennes – contre leur conviction profonde quant au niveau réel de leurs élèves, rappelons-le –, l’année suivante, les élèves de cet établissement réussiront mieux au brevet, par le simple poids du contrôle continu dans l’examen. Le collège grimpera dans le classement… ce qui fera mathématiquement baisser les établissements doublés. Que feront alors les principaux de ces autres collèges ? Ils écriront à leur tour un mail grondeur à leurs enseignants, en leur reprochant la chute de leurs établissements respectifs dans le classement au brevet, et leur demanderont d’être plus généreux dans leur notation.

À partir de là, c’est comme la course aux armements : à peu près sans fin. Ça peut durer jusqu’à ce que tous les établissements du département aient des moyennes de classe tournant entre 18 et 20 – là au moins, ils auront tous de nouveau des chances égales face aux épreuves terminales de l’examen.

Cet exemple – purement fictif, rappelons-là – illustre à merveille les dangers du contrôle continu, qui sont de deux ordres.

Tout d’abord, le contrôle continu défavorise tous les élèves : oui, tous. Ceux dont les profs résistent et ne montent pas les moyennes sont défavorisés à l’examen, puisqu’ils récoltent moins de points que les autres grâce au contrôle continu. Mais ceux dont les profs cèdent et montent artificiellement les notes ne le sont pas moins : pour eux, c’est par l’orientation que les problèmes vont arriver, et à toutes les étapes de leur scolarité.

Au collège, un élève en réalité plutôt faible mais travailleur, et dont les notes auront été gonflées, ne sera tout simplement pas accepté en lycée professionnel, où il aurait pourtant toute sa place, et sera envoyé de force en lycée général, donc au casse-pipe assuré[1]. Même problème pour un élève de seconde, qui ne sera pas orienté vers les filières technologiques mais plutôt générales, avec la même certitude d’un échec scolaire derrière, puisqu’il n’aura en réalité pas le niveau pour en suivre les cours. Ces drames sont encore accentués par le fait que, dans un nombre croissant d’académies, l’orientation n’est plus décidée par les professeurs en concertation avec les familles, mais par des logiciels et des algorithmes qui ne voient justement que les chiffres.

Même pour un élève qui réussira à décrocher son bac, le problème continuera à se poser : car des résultats artificiellement gonflés dans le secondaire lui auront fait croire, à tort, qu’il a le niveau pour s’inscrire en faculté. L’échec est alors reporté au post-bac, mais pour intervenir plus tard, il n’en est que plus tragique, car il est alors souvent trop tard pour se réorienter, et même dans le cas contraire, beaucoup de temps a été perdu. Faut-il rappeler que 50% des élèves échouent à valider leur première année d’études supérieures ? À tout prendre, on voit bien qu’il vaut mieux être défavorisé à l’examen par un prof qui garde une notation plus juste que d’être intégralement trompé sur la marchandise par un prof qui cède aux pressions de l’administration.

Mais le contrôle continu ne fait pas que défavoriser les élèves : il tend aussi à accroître les inégalités scolaires et donc socio-spatiales. En effet, un examen national, où l’intégralité de la note est issue d’épreuves où les copies sont mélangées et anonymées, est la garantie d’une égale valeur de l’examen partout. Certes, cette valeur peut être très fortement dégradée par les consignes de correction nous demandant d’être « bienveillants » avec tous[2] ; mais au moins, c’est la valeur du bac de tout le monde qui baisse.

Alors qu’avec le contrôle continu, forcément, l’égalité se brise. Je ne parle même pas du malheureux élève dont la tête ne reviendra pas à quelques-uns de ses profs, et qui se verra fatalement défavorisé – les fort-en-gueule, les pas scolaires, les trop pédants… Je parle surtout de tous ceux qui auront eu la malchance de passer leur bac dans le département-difficile-et-très-défavorisé susmentionné. Que diront les établissements supérieurs auprès desquels ils postuleront ? « Oh, celui-là, il a eu le bac mention très bien, mais on sait bien que là-bas les profs gonflent les notes pour qu’ils aient tous le bac, ça ne veut rien dire. » Et voilà comment quelqu’un qui pourra très bien avoir le niveau requis ne sera quand même pas pris.

Pour mémoire, le contrôle continu a fait son entrée au brevet depuis longtemps déjà. La réforme du bac déjà votée sous l’impulsion du gouvernement Macron soumet à son tour cet examen à cette aberration.


[1] Eh oui, ça se passe comme ça. Dans la pratique, de trop bonnes notes vous ferment les sections qu’on réserve traditionnellement aux élèves faibles.
[2] Ce qui, naturellement, est pratiqué partout, aussi bien pour le brevet que pour le bac. Je pourrais remplir un livre rien qu’avec les savoureuses anecdotes que j’ai collectées à ce sujet en dix ans de carrière.

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