samedi 25 mai 2013

Le TBI de la discorde

Le collège où enseigne ma femme vient de faire l’acquisition d’un TBI. Pardon ? Vous ne savez pas ce que c’est ? Oh les fossiles ! Nan mais allô quoi ! Allô ! Vous avez été à l’école et vous avez jamais vu un TBI ? C’est comme si je disais je suis prof mais je corrige pas de copies quoi !

Bon, cours de rattrapage. Un TBI, c’est un tableau blanc interactif. Comme un tableau blanc classique, sauf qu’on ne peut pas écrire dessus. Il ne faut même surtout pas écrire dessus, ça casse tout. À la place, on projette dessus, via un vidéoprojecteur, ce qu’il y a sur l’écran de l’ordinateur du prof. Quel est l’avantage par rapport à un tableau blanc pas interactif (qu’on n’a pas encore pensé à rebaptiser TBPI, notez bien) ? Maigre, il faut le dire. C’est interactif, ça on peut le reconnaître : vous avez une sorte de petit stylo, le genre de truc qu’on utilise pour taper sur les GPS, mais en plus gros, vous voyez ; et avec ça, effectivement, vous pouvez cliquer sur vos boutons directement sur le tableau, au lieu de le faire avec la souris sur votre ordi. À part ça, ahem, eh bien vous pouvez écrire dessus, comme sur un tableau blanc façon vieille France, et gommer, aussi (c’est important, ça, gommer).

J’ai découvert ça quand j’enseignais en Ecosse. Ils en étaient fans là-bas, ça faisait un tabac, tout le monde voulait la salle du TBI. Quand ils étaient obligés de m’y mettre, ils étaient toujours un peu inquiets que je m’oublie et que j’écrive dessus avec mes feutres. Le Français attardé, vous voyez. Il faut dire qu’à l’époque, en 2005/2006, je n’en avais jamais vu un, je n’en avais même jamais entendu parler, et je ne crois pas que c’était très répandu en France. Leur méfiance n’était donc pas complètement infondée.

Mais depuis, on travaille à rattraper notre retard, ah ça oui. Faut pas croire, hein, nous aussi, les Français, on peut être modernes. Moi, j’avoue un très large scepticisme. Non pas que je ne m’amuse pas ; au contraire, je trouve ça très rigolo, moi aussi. Mais déjà, un truc qui me chiffonne, c’est le prix. Il me semble que ça va chercher dans les 1000 à 2000€. Ajoutez-y le vidéoprojecteur et l’ordinateur portable, dites-vous bien que, évidemment, on ne peut pas se contenter d’un seul par établissement, il en faut au moins un par discipline, voire plus pour les plus gourmandes (les scientifiques, sans vouloir dénoncer personne à la vindicte populaire, sont assez friands de ce genre de gadgets), vous verrez qu’à l’échelle de la France, les vendeurs de TBI se font des couilles en or, je vous dis que ça.

Comme j’ai pour habitude de ruer dans les brancards, face à ces dépenses, je rue. Je dis qu’avec cet argent, on ferait mieux d’acheter des livres ou d’envoyer nos élèves en voyage à l’étranger. Là, les gens (pas seulement l’administration, hein, mais même les collègues, des gens qui ont bien dû obtenir un ou deux diplômes au cours d’un lointain passé étudiant) me regardent comme j’avais dit la dernière des conneries et comme si je ne connaissais vraiment rien au fonctionnement d’un établissement scolaire, et ils me sortent : « mais enfin, c’est pas les mêmes enveloppes ! »

Alors ça, ça me tue, le coup des enveloppes. Je le sais bien, patate, que c’est pas les mêmes enveloppes ! Et alors ? Ça m’en touche une sans faire remuer l’autre ! On dirait que les gens sont incapables de sortir de la manière dont les choses sont organisées pour considérer la manière dont elles devraient être organisées. Si ce n’est pas les mêmes enveloppes, et qu’on a du fric pour les TBI, mais pas pour les voyages, eh bien c’est que l’enveloppe des TBI est trop grosse. C’est qu’il faudrait l’alléger, voire carrément la supprimer, pour rembourrer un peu les enveloppes des livres et des voyages scolaires, décidément trop minces.

Le pire, c’est que même pour les nécessités les plus élémentaires, les gens ne font pas le raisonnement. Dans l’établissement où je travaillais l’an dernier, au début de l’hiver, on n’a soudainement plus eu de chauffage. Plus d’argent dans l’enveloppe du chauffage. Ça commençait à devenir un sérieux problème, parce que ça caillait, dans le Tarn-et-Garonne. En même temps, on n’a plus eu de papier non plus (pour la photocopieuse, hein). Il fallait qu’on découpe nous-mêmes nos feuilles A3 pour faire du A4. Mais ça ne nous a pas empêchés de remplacer tous nos ordinateurs. Devant ma surprise, on m’a ressorti la même bêtise : ah ben oui, mais c’est pas les mêmes enveloppes. Ah bon ben si c’est pas les mêmes enveloppes, je suppose que je vais juste garder mon manteau en classe, alors.

Pour continuer à ruer quand même, j’ajoute qu’en période de vaches maigres, quand on refuse de dégeler le point d’indice des fonctionnaires, l’achat d’un TBI n’est peut-être pas la priorité. Là, on commence franchement à me regarder d’un sale œil. Comment, informatiser nos établissements, ce ne serait pas la priorité ? Tour ça commence à remuer de noires passions.

Parce qu’il faut le dire clairement : dans le système scolaire, l’informatique est devenue une religion, dont les prêtres, les zélotes et les inquisiteurs se trouvent partout. Principalement parmi les chefs d’établissements et les IPR, mais aussi parmi les enseignants. Les inspecteurs nous le serinent sur tous les tons : il faut faire des cours qui utilisent l’informatique, les ordinateurs, les nouveaux médias, Internet, les TBI. Il faut « valider les compétences du B2I » chez nos élèves. Certains commencent même à ajouter au vieux « lire, écrire, compter » une quatrième compétence, prétendument aussi fondamentale : « cliquer ». Lire, écrire, compter, cliquer.

S’opposer à ce dogme peut coûter cher. Je ne parle même pas de ceux qui, voulant faire « entrer la vraie vie (gné ?) dans les écoles », ou désireux de « rapprocher l’école de la société et de l’entreprise » (raaaah !), vous regardent d’un œil torve et vous traitent plus ou moins clairement de fossile, de réac ou de fasciste. Ça peut aller beaucoup plus loin. Moi, ça a failli me coûter ma titularisation à la fin de mon année de stage. D’autres se font simplement mal voir par leurs inspecteurs pour ne jamais utiliser les « NTIC » dans leurs cours.

Or, la remise en question de cette doxa me semble des plus urgentes. Nous dépensons des sommes colossales dans ces équipements ; est-ce bien nécessaire ? Nos élèves ont-ils besoin que nous leur apprenions à allumer un ordinateur, à utiliser un logiciel de traitement de texte ou à surfer sur le Net ? Honnêtement, je ne le crois pas. Ils ont besoin que nous leur apprenions l’esprit critique face à ce qu’ils rencontrent sur le Net ; ça oui, ils en ont bien besoin. Mais je ne crois pas que ce soit en installant des TBI dans toutes nos salles que nous pourrons leur inculquer cela. Malheureusement, l’esprit critique ne fait pas partie des compétences requises pour valider un B2I.

On prétend aujourd’hui reconstruire l’école sur une base numérique. C’est n’avoir pas compris deux choses.

La première, c’est que le numérique n’est rien d’autre qu’un outil. En soi, il ne révolutionnera rien du tout. Les élèves n’acquerront pas un iota de culture ou de maîtrise de leur langue en plus simplement parce qu’ils pianoteront sur des claviers. Il faut ouvrir les yeux : le seul et unique moyen d’acquérir vraiment la maîtrise de la langue, puis la culture et la souplesse intellectuelle, c’est la lecture. Or, envoyer les élèves devant des écrans ne les fera pas lire, en tout cas pas lire bien. Car non seulement le numérique est un outil, mais c’est un outil dangereux. Il incite au zapping intellectuel, à passer de site en site en surfant sur les liens hypertexte sans jamais rien lire jusqu’au bout, sans jamais rien approfondir. C’est un outil de dispersion, là où nous aurions justement besoin que nos élèves se reconcentrent, apprennent à se focaliser pendant deux heures sur une question sans aller à tout bout de champ vérifier une info annexe sur Wikipédia, voire consulter leurs mails. Enfin, c’est un outil très souvent mal employé : instinctivement, un enfant ou un adolescent ne va pas vers Google Books, il va vers AngryBirds, vers Farmville, vers de la mauvaise musique sur YouTube et vers du mauvais porno sur YouPorn.

La seconde, c’est que l’école est une institution qui transmet. Elle transmet un savoir, une culture, des méthodes, un mode de pensée. Et quand on transmet, on transmet quelque chose qui vient toujours du passé : on ne peut pas transmettre le présent, et moins encore l’avenir. Ceux qui veulent que l’école soit « mieux insérée dans le monde » n’ont rien compris à ce qu’est l’école. Une institution qui transmet, donc qui fait passer le passé dans le présent, ne peut que connaître un décalage avec le présent ! C’est normal, et c’est même bénéfique. Il ne faut pas chercher à combler ce fossé qui est constitutif de ce qu’est l’école et, en fait, de ce qu’est l’acte même d’enseigner.

5 commentaires:

  1. Est-ce que l'école est un institution qui transmet, ou une institution qui forme ? Est-elle l'outil d'une éducation, ou d'une Bildung ? Enseigner, est-ce informer (au sens aristotélicien : donner une forme) ou transformer ? Enseigner, d'ailleurs, ou instruire ? Transmetre, peut-être - mais quoi, et pour quoi ?

    Dans votre questionnement - qui prend unilatéralement parti pour une école instrument de la construction de soi et donc du détachement de l'engagement spontané dans l'actuel au profit de l'inactuel comme seul fondateur de liberté dans le savoir - se joue ce vieux débat-là, qui partage l'institution et les individus eux-mêmes.

    L'institution a au moins deux rôles, qui sont tous deux régulées par des utopies : celle de l'adaptation de l'individu à son milieu - école formatrice et professionnalisante, donatrice de liberté sociale en fonction des capacités de chacun et des besoins du groupe - et celle de la libération de l'individu des déterminismes socio-culturels dont il hérite - école transformatrice et donatrice de liberté, dans la capacité de faire des choix informés. L'utopie moderne synthétique de l'école veut que ces deux utopies en apparence contraires (mais non pas contradictoires) coïncident. Ce qui forme l'individu à son milieu serait aussi ce qui libère sa capacité de décision, et réciproquement.

    Mais voilà. Ca ne résiste pas aux faits. Globalement, l'école s'enlise depuis plusieurs années, dans la reproduction des classes sociales. Elle ne libère pas grand chose et on a l'impression qu'elle ne forme pas non plus - quels que soient les efforts, souvent merveilleux, des enseignants.

    Je crains qu'on ne s'en sorte pas à coups d'anathèmes et de vision trop monolithique de ce qu'est l'école. La question des buts de l'institution doit être posée. Les antinomies mises au jour. Des débats lancés - ils seraient... vifs à tout le moins. Bref, des états généraux, des capacités d'expérimentation, un brin de pragmatisme en plus et en parallèle des nécessaires théorisations : voilà ce qui me laisserait moins sur ma faim que, pour une fois, je l'avoue, votre billet - au delà de votre droit imprescriptible à la prise de position, l'humeur et la râlerie, cela va sans dire !

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    1. Merci pour ce commentaire. Je n'ai guère le temps actuellement d'apporter des réponses aux questions que vous posez, mais je tenais au moins à dire que ce sont d'excellentes questions ; et surtout, même si, comme mon billet l'indique, je penche plutôt vers une des deux options fondamentales que vous présentez, je suis entièrement d'accord pour dire qu'on ne peut pas avoir de l'école une vision "monolithique", c'est-à-dire qui tendrait vers un seul de ces pôles en oubliant complètement l'autre.

      Bref, merci d'avoir approfondi un peu ce qui, en effet, était avant tout un "billet d'humeur". ;-)

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  2. Bonjour,
    1000 ou 2000 € pour un TBI qui va servir à disons 100 ou 200 élèves pendant 2 ans, cela fait en gros 5 € / élève / an et vous n'emmènerez pas les élèves en voyage avec ça, ce n'est pas une absurde question d'enveloppe mais de budget. Le vrai pb est "est-ce que la dépense TBI est réellement utile aux élèves, ce qui n'es pas prouvé".
    Je pense que là où vous vous trompez c'est quand vous pensez que l'informatique n'est qu'un outil. Ce n'est plus le cas, l'informatique est un enseignement de base, nécessaire à la compréhension du monde numérique qui nous entoure, comme la lecture. Le TBI n'a au fond pas grand chose à faire là dedans, voir http://www.speechi.net/fr/index.php/2013/05/15/lecole-doit-apprendre-a-lire-ecrire-compter-et-programmer/


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    1. Je reste extrêmement sceptique vis-à-vis de l'idée que l'informatique soit devenue aujourd'hui un enseignement de base aussi importante que la lecture ou le calcul. Ne serait-ce que parce que le monde du numérique est de plus en plus facile d'accès, y compris pour les pauvres, alors que celui de la lecture est de plus en plus difficile d'accès, surtout pour les pauvres.

      Une nouvelle fracture sociale est en train de se construire sur cette base, entre ceux qui n'auront eu accès qu'au monde numérique, et ceux qui auront eu accès à une culture classique, au sens le plus large du terme, et qui en maîtriseront les codes. Le rôle de l'école serait justement de réduire cette fracture, en mettant toute son énergie dans les véritables fondamentaux qui sont en train de s'amenuiser.

      Se brosser les dents, c'est fondamental, et pourtant on ne l'enseigne pas à l'école.

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  3. Ce que sont les "véritables" fondamentaux est un sujet complexe. Lire, sans aucun doute. Calculer... probablement. Mais j'y ajouterais "savoir raisonner" - en déshérence - et "comprendre la nature de l'information" - objet de savoirs empiriques plus ou moins maîtrisés.

    Je vous rejoins pour croire que le numérique n'a pas à être enseigné en soi - il deviendra inévitable, aussi indispensable qu'un téléphone, d'ci quelques année (mais ce n'est pas encore le cas partout). Mais ce que le numérique _change_ à la culture, si. Et l'on ne se trimbale pas dans un livre comme sur le web - autres modalités sensorielles, autres capacités d'accès à l'info : c'est aussi violent que le passage du rouleau au codex. Les éléments de culture classique restent essentiels pour donner de l'épaisseur et l'idée d'une structure à ce qui aujourd'hui se présente comme une immense surface striées de liens de tout vers n'importe quoi. Mais on n'échappera ni à une réflexion, ni à des formes de pédagogies, sur l'actuel et l'inactuel, sur le temps, l'espace, l'information, sur l'habitation même d'un monde qui, bien plus qu'hier, est hanté de son double informationnel. L'enjeu étant de ne pas prendre l'information pour une explication, le savoir pour une compréhension, le dictionnaire pour l'encyclopédie et l'encyclopédie pour la vérité.

    A mon sens, la question n'est pas tant d'enseigner "l'informatique" (ce qui ne veut pas dire grand chose : les réseaux, le TCP/IP, la conception de sites, la théorie des compilateurs, le lambda calcul, l'algorithmique, le Java, le C++, les réseaux sociaux, les CMS, Photoshop, la PAO, etc. : les outils, les contenus, les infrastructures ou les méta-outils de création, de quoi parle-t-on ?) que d'intégrer le numérique dans les enseignements traditionnels, quitte à y distiller la façon de bien s'en servir, voire de valoriser leur utilisation créative. Mais cela nous mène un peu loin par rapport au sujet initial (et puis je n'ai pas assez réfléchi au sujet pour disposer d'autre chose que de ces indications de comtoir :p).

    Bref, ya du boulot :)

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