jeudi 13 février 2020

Humanæ vitæ 2 : le retour


Dans les années 1960, le monde et l’Église sont en ébullition. En France, la pilule est autorisée en 1967 ; l’année suivante, mai 68 enclenche une révolution dans les mentalités qui balaye les représentations traditionnelles. Alors qu’Yvonne de Gaulle ne recevait pas les divorcés remariés à sa table, garçons et filles vont pouvoir partager les mêmes bancs à l’école, avant l’autorisation de l’IVG en 1975. Aux États-Unis, en 1969, le festival de Woodstock illustre la libération sexuelle. Derrière ces symboles, une véritable révolution des mœurs et des représentations est en cours : les femmes affirment leur égalité par rapport aux hommes, s’émancipent et gagnent davantage d’autonomie, sexuelle mais aussi politique ou sociale. L’homosexualité cesse peu à peu d’être considérée comme une maladie, puis est de mieux en mieux acceptée et normalisée socialement. La sexualité est progressivement détachée de la procréation, puis du mariage, enfin du sentiment amoureux lui-même.

Pour une fois, l’Église a une toute petite avance sur la société. Les grandes révolutions sociales, on l’a vu, commencent plutôt à la fin des années 1960. L’Église a entamé la sienne en 1958, lorsque Jean XXIII ouvre le Concile de Vatican II, qui fait naître un immense espoir chez de nombreux catholiques, et de grandes peurs chez d’autres – c’est peu après que Marcel Lefebvre fonde son mouvement schismatique traditionaliste, la FSSPX, qui existe toujours.

Mais en 1968, justement, la tendance s’inverse. Confronté à la question de la contraception, le pape Paul VI, qui a pourtant conclu le Concile, fulmine une encyclique restée célèbre, Humanæ vitæ. Contre toute attente, et contre l’avis de ses propres conseillers et experts, il y interdit tout moyen de contraception considéré comme « non naturel », c’est-à-dire notamment le préservatif, la pilule et le stérilet. Ce jour-là, l’Église a manqué une occasion historique de faire un pas dans la bonne direction ; et cela pour rien. Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire que l’Église aurait dû « écouter l’esprit du monde » ou « vivre avec son temps », ce qui n’est jamais un gage de bonne conduite (à l’époque de l’esclavage ou de la Shoah, fallait-il « vivre avec son temps » ?). Non, je dis qu’en l’occurrence, le monde avait raison et que l’Église avait tort. En témoigne le vide abyssal et la pauvreté intellectuelle des « arguments » (les guillemets s’imposent) déployés par l’encyclique. Car autant la question de l’avortement est effectivement complexe et n’a pas de réponse simpliste, autant rien, absolument rien, ne vient étayer un tant soit peu solidement l’idée que la sexualité doive forcément être liée à la procréation, ni la séparation complètement arbitraire entre régulation des naissances « naturelle » ou « non naturelle ».

Dans la pratique, ce document a d’ailleurs été très largement ignoré par les catholiques, donc rejeté par le sensus fidelium : une grande majorité continue à utiliser la contraception stigmatisée par l’encyclique. En revanche, il a contribué à décourager beaucoup d’entre eux, en leur faisant perdre l’espoir que l’Église pouvait évoluer vers une meilleure compréhension de la Vérité ; en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans l’effondrement du nombre de fidèles précisément à partir des années 1970.

Si je rappelle cette vieille histoire, c’est parce que j’ai le sentiment que l’Église vient de connaître le même genre de moment. François a publié l’exhortation apostolique Querida Amazonia, qui fait suite au Synode sur l’Amazonie de 2019. Ce Synode a été porteur d’un immense espoir, car il a touché à trois questions cruciales pour l’Église d’aujourd’hui : d’une part la possibilité d’instaurer des « rites particuliers », c’est-à-dire différents de ceux de l’Église romaine, en communion avec elle, mais adaptés à la réalité d’un espace et d’une culture particuliers ; ensuite la possibilité d’ordonner prêtres des hommes mariés ; enfin la possibilité d’instaurer un ministère ordonné pour les femmes – ministère de diaconat, pas de sacerdoce, faut pas rêver, mais ça aurait été mieux que rien.

Or, rien, c’est à peu près ce qu’on a eu. Les rites particuliers : oui, mais en ne faisant que rappeler ce que disait déjà Vatican II ; les prêtres mariés : non ; le diaconat féminin : non. Pour François, la solution face au manque de prêtres en Amazonie, c’est de demander aux évêques d’inciter les prêtres à y aller. Voilà. Il a dû s’inspirer de la stratégie de l’État français pour envoyer plus de profs à Mayotte. Vu l’enjeu, c’est quand même bien pauvre, et fondamentalement, c’est du rêve. Le texte est largement une suite de vœux pieux, et apporte très peu de réponses concrètes à nos problèmes pourtant douloureusement concrets.

Pire encore, le texte pose des problèmes sérieux. Il vient en particulier confirmer l’inquiétante tendance de l’Église à dire que les hommes doivent se conformer au Christ, et les femmes à Marie. Cette idée est théologiquement doublement aberrante : d’une part elle radicalise et exagère à l’extrême la différence entre hommes et femmes, qui ne peut pas être niée, mais qu’il ne faut pas faire suivre de conséquences disproportionnées ; d’autre part, elle introduit une inquiétante symétrie entre le Christ et Sa mère, qui ne sont pourtant pas sur le même plan (ou alors, c’est qu’elle renforce l’idée d’une infériorité des femmes par rapport aux hommes – dans tous les cas, c’est absurde). Il faut au contraire rappeler que le Christ est venu comme être humain avant de venir comme homme ; et qu’Il est venu comme homme comme Il est venu comme Juif, parce qu’il n’y a pas d’homme qui soit hors des sexes ou hors des peuples.

Pour ne pas voir que les quatre cinquièmes vides du verre, qu’y a-t-il à sauver dans Querida Amazonia ? D’abord, ses ambiguïtés. La première se trouve dès le §3, dans lequel le pape « présente officiellement » le Document final du Synode sur l’Amazonie, celui qu’avaient rédigé les évêques pour conclure le Synode et qui devait servir de base de travail pour l’exhortation. Accrochez-vous, c’est technique. Il se trouve que ce Document final était beaucoup plus audacieux que ce que le pape a finalement accepté, ce qui donne l’impression que la montagne a accouché d’une souris. Mais ! il se trouve aussi qu’en 2018, le pape a publié la Constitution apostolique Episcopalis communio selon laquelle (art. 18) un document synodal final fait partie du Magistère si le pape le publie et l’approuve expressément. La publication sur le site du Saint-Siège et la « présentation officielle » du §3 valent-elles approbation ? Disons que la porte, sans être vraiment ouverte, n’est pas non plus complètement fermée. François ne tranche pas, mais laisse la possibilité à ses successeurs de s’appuyer sur cette ambiguïté.

Il y en a une autre au §87, qui affirme, pour faire simple, qu’un laïc ne peut pas faire la même chose qu’un prêtre. Bon, rien de bien neuf. À la première lecture, on se dit que c’est une manière pour le pape de refuser l’ordination des hommes mariés. Mais en réalité, le pape ne ferme jamais cette porte non plus. Il écrit même : « La manière de configurer la vie et l’exercice du ministère des prêtres n’est pas monolithique, et acquiert diverses nuances en différents lieux de la terre. » Une fois de plus, pas d’autorisation donnée, mais pas non plus explicitement refusée, et un successeur moins conservateur que lui pourrait prendre appui sur ce genre de phrase pour changer la discipline. François est ici fidèle à sa méthode : pas de coup d’éclat, pas de coup de tonnerre, pas de révolution, rien qui puisse immédiatement déclencher un gros schisme, mais la mise en place progressive de petites points de passage discrets qui pourront être élargis plus tard. Seulement, on se demande quand même s’il ne finit pas par se perdre dans cette méthode. Amoris lætitia autorisait la communion pour les divorcés remariés dans une note de bas de page, mais elle l’autorisait explicitement, sans l’ombre d’un doute. Querida Amazonia déverrouille peut-être encore quelques serrures, mais n’ouvre plus aucune porte.

J’ai aussi beaucoup aimé le §46, qui cite le poète et musicien Vinícius de Moraes : « Le monde souffre de la transformation des pieds en caoutchouc, des jambes en cuir, du corps en tissu et de la tête en acier […]. Le monde souffre de la transformation de la bêche en fusil, de la charrue en char de guerre, de l’image du semeur qui sème en celle de l’automate avec son lance-flammes, dont le semis germe en désert ». Le pape y appelle « à nous libérer du paradigme technocratique et consumériste qui détruit la nature et qui nous laisse sans existence véritablement digne » : Tol Ardor ne dirait pas autre chose, et je ne peux qu’applaudir à cette critique très tolkienienne, ou heideggérienne, de la société techno-industrielle qui s’inscrit dans la droite ligne de Laudato si’. Plus généralement, le pape cite des poètes à de très nombreuses reprises, et cela aussi est heideggérien : la fin de la citation de Vinícius (« Seule la poésie, grâce à l’humilité de sa voix, pourra sauver ce monde ») n’est pas sans rappeler le rôle que Heidegger attribuait à la poésie, et spécialement à celle de Hölderlin, dans un éventuel salut.

Chacun comprendra que ces points indéniablement positifs ne risquent pas de suffire à me consoler de la déception que j’ai à voir l’Église manquer une occasion pareille de s’améliorer. Finalement, que retiendrons-nous du pontificat de François ? Les avancées concrètes et réelles, il y en a pour l’instant eu deux : l’autorisation de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, et surtout un discours presque entièrement juste sur la question écologique, avec en particulier l’appel explicite à la décroissance dont nous avons tant besoin. Ce n’est pas négligeable ; mais ce n’est pas suffisant pour un pontificat en période de crise aiguë, non seulement de l’Église, mais du monde.

À part ces avancées de fond, François semble être un pape d’avancées surtout symboliques : il fait accorder la communion au président argentin, qui vit en concubinage et promeut la dépénalisation de l’avortement dans son pays ; il fait exposer la Pachamama amazonienne au Vatican ; dans Querida Amazonia, la quasi-totalité du §44 est une citation de Pablo Neruda. Un quasi-paragraphe d’une exhortation apostolique post-synodale écrite par un poète membre du Parti communiste chilien, il fallait oser ! Tout cela est très bien, mais là encore, ce n’est pas à la hauteur de la Crise que nous commençons tout juste à traverser.


Quand, de 1545 à 1563, le Concile de Trente s’est attaqué à la question de la Réforme protestante, je suis très loin d’être sûr que ses décisions aient été majoritairement bonnes, d’un point de vue moral. Je suis même convaincu que beaucoup ont été très mauvaises. Mais elles étaient au moins adaptées, adaptées à la crise de ce temps-là, c’est-à-dire intelligentes. En 2020, nous n’en sommes même plus là : notre Église conserve des choix moralement mauvais et inadaptés à notre temps. Je ne sais pas combien de temps la hiérarchie de l’Église s’enferrera dans cette impasse ; mais tôt ou tard, les simples fidèles devront prendre des mesures fortes. For such if oft the course of deeds that move the wheels of the world: small hands do them because they must, while the eyes of the great are elsewhere.

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