mardi 16 avril 2019

Tout ce que nous avons tous perdu


Lors de notre dernier séjour en famille à Paris, il a fallu choisir, parmi les merveilles offertes, et ne disposant que de quelques jours, où nous emmènerions nos enfants. Notre-Dame faisait évidemment partie de mes premiers choix ; et pourtant, nous n’y avons pas été. Nous avons trouvé qu’ils étaient encore un peu jeunes pour véritablement apprécier, et nous avons privilégié ce qui les attirait plus immédiatement, la tour Eiffel, le musée Grévin, le Museum d’histoire naturelle. Je me disais qu’ils avaient de toute manière toute leur vie devant eux pour découvrir Notre-Dame, et moi la mienne pour la revoir.

La leçon que la vie tente avec constance de nous apprendre, et que nous oublions pourtant avec le même acharnement, leçon que les Égyptiens sont peut-être les seuls à avoir véritablement admise et comprise, c’est que la mort arrive souvent sans prévenir, que ce soit celle des hommes, des œuvres ou des civilisations. Nous devrions donc toujours vivre prêts à la mort, la nôtre et celle des autres, et agir en conséquence – comme nous vivrions mieux.

Devant ma douleur, une collègue m’a dit aujourd’hui : « Et après ? Moi je préfère les humains » ; ce qui, paradoxalement, prouve tout à la fois qu’elle est dans le vrai et qu’elle n’a rien compris. Bien sûr que, pour une part, elle est dans le vrai. Pourtant, je crains de ne pas pouvoir en dire autant. Je portais le deuil aujourd’hui, moi qui ne le portais pas après les attentats du 11 septembre, de Madrid ou du Bataclan. J’ai souvent le sentiment, injuste sans doute, je le reconnais, que les hommes valent moins que les œuvres auxquelles ils donnent naissance.

Mais je ne me crois pas un monstre, en revanche, en affirmant que les œuvres d’art valent autant que les hommes, et ce pour une raison bien simple : c’est qu’elles nous permettent justement d’être des hommes. Tout le reste de notre activité, les autres animaux le font aussi : chercher sa nourriture, manger, dormir, baiser, se trouver un abri, un cochon fait tout ça aussi bien que nous. Ce qui fait que nous ne sommes pas des cochons, ce qui fait de nous des animaux si à part, bref ce qui fait notre humanité, ce sont l’art, la culture, la science et la pensée. L’art est donc ce qui nous fait vivre une vie humaine au-delà de la survie simplement animale : pour Tolkien, notre humanité est définie par le fait qu’étant enfants de Dieu et faits à Son image, nous sommes « sous-créateurs », créateurs au sein de la Création.

En ce sens, on pourrait dire que l’art, la science et la pensée sont dans une large mesure le but ultime de l’existence humaine. Je sens depuis longtemps que tout le reste – faire pousser notre nourriture, assurer l’ordre dans les rues, fabriquer les objets dont nous avons besoin, organiser et administrer la Cité, etc. – est en fait au service de ces activités suprêmes. La politique n’a de valeur que si elle permet aux hommes de produire de l’art ou, à défaut, de profiter de celui que les autres ont produit, et donc de vivre une vie heureuse, humaine et digne d’être vécue.

L’art est donc « utile », même si refuser de le montrer serait une belle manière de résister au culte de l’utilitaire qui est tellement au cœur du Système technicien et de notre civilisation techno-industrielle. Et faire de nous des humains n’est pas sa seule utilité. Les œuvres d’art sont également indispensables à notre bonheur individuel. Par la beauté qu’elles apportent au monde, par l’évasion qu’elles offrent à chacun, elles rendent la vie de ceux qui savent les apprécier infiniment plus belle et plus heureuse.

Enfin, l’art et la culture sont le ciment qui fait tenir la société. Le vivre-ensemble ne tient que par eux : ce qui fait que nous sommes autre chose qu’une somme d’individualités en guerre permanente les unes contre les autres, ce qui fait que nos sociétés sont des édifices structurés et organisés, et pas des amas de pierres dénués de signification, c’est que nous parlons la même langue, que nous avons la même histoire, que nous partageons l’essentiel de nos valeurs, que nous avons les mêmes références, que tout le monde a appris des fables de La Fontaine ou entendu la habanera de Carmen, fût-ce dans une pub. Sans l’art et la culture, il n’y a donc plus de société, il n’y a plus que des gens.

Enfin, l’art a sur la science cette particularité que chacun de ses fruits est absolument unique. Si Newton ou Einstein étaient morts dans l’enfance, les théories de la gravitation universelle et de la relativité générale auraient été formulées tout de même, un peu plus tard peut-être, mais exactement dans les mêmes termes. Si Pythagore n’avait pas trouvé son théorème, on l’appellerait peut-être le théorème d’Archytas ou de Philolaos, mais il dirait exactement la même chose, à savoir que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Alors que si Wagner ou Monet étaient morts à cinq ans, on peut certes penser que la peinture et la musique auraient évolué globalement dans la même direction et selon les mêmes principes, mais nous n’aurions ni le prélude de L’Or du Rhin, ni La Pie : ces œuvres-là auraient, pour nous, été perdues à jamais, avant même d’avoir existé.

J’ai dit : « pour nous » ; j’aurais dû ajouter : « pour nous tous ». Car les grandes œuvres d’art appartiennent à tous. Nous avons mis bien du temps à le comprendre. En France, le Ministère de la Culture ne fut créé qu’en 1959 ; un pas décisif fut franchi en 1960, lorsque le gigantesque barrage que voulait construire sur le Nil le président égyptien Gamal Abdel Nasser menaça d’engloutir les temples d’Abou Simbel, qui ne furent sauvés que grâce à la mobilisation de l’UNESCO. Beaucoup comprirent à ce moment-là que ces joyeux de l’art égyptiens n’appartenaient en réalité pas du tout aux seuls Égyptiens, mais à l’humanité tout entière ; ainsi naquit la notion de « patrimoine universel » ou de « patrimoine de l’humanité ». Et c’est aussi pour cette raison que les destructions des grandes œuvres de ce patrimoine, comme celles que commirent le régime maoïste en Chine, ou plus récemment l’État islamique sur les territoires qui eurent le malheur de tomber sous son contrôle, sont – et je pèse mes mots – des crimes contre l’humanité.

Notre-Dame-de-Paris n’appartient donc ni aux Parisiens, ni aux Français, ni aux catholiques, mais à l’humanité, et c’est l’humanité tout entière qui, pour son propre bonheur, a le devoir de la faire renaître de ses cendres, autant qu’il est possible. Car tout n’est pas possible. Beaucoup de choses ont été perdues à jamais, de la charpente en chêne aux œuvres qui ont brûlé dans l’incendie. Nous aurons déjà bien de la chance si les vitraux qui ont explosé sont refaits à l’identique. Il faudra une volonté politique forte et de longue durée ; à nous de veiller à ce qu’elle ne faiblisse pas.

C’est bien sûr une banalité de le dire, car tout le monde l’a déjà dit, mais ma reconnaissance infinie va aux pompiers grâce à qui tout n’a pas été perdu – car le désastre aurait pu être bien pire. Mais ma reconnaissance va aussi, tout particulièrement, à tous ceux qui aujourd’hui ne m’ont pas dit « ah oui c’est triste », à tous ceux qui avaient les yeux rouges et la voix tremblante, à tous ceux pour qui ce n’était pas triste, mais un immense malheur, un déchirement personnel ; à tous ceux qui n’étaient pas tristes, mais étaient des oiseaux percés d’une flèche, des arbres déracinés et débités en tronçons.

Il nous reste à présent à prier, à méditer, à donner et à reconstruire.


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