samedi 12 janvier 2019

Condamne le gavage, aime le foie gras


En 2004, la Californie a voté une loi interdisant la vente des produits « issus du gavage d’une volaille en vue d’agrandir son foie ». Le mets particulièrement visé, vous l’aurez compris, c’est le foie gras. Ses producteurs, évidemment, ne sont pas laissé faire : ils se sont lancés dans une longue bataille judiciaire. Mais ils viennent de la perdre : le 7 janvier dernier, la Cour suprême des États-Unis vient de valider la loi, qui est donc entrée en vigueur. À partir de maintenant, vendre du foie gras en Californie devrait exposer à une amende de mille dollars.

En réalité, les choses sont un tout petit peu plus complexes. Les défenseurs du foie gras arguaient qu’un État ne pouvait pas interdire un produit autorisé à l’échelle fédérale. Le sujet étant sensible – les intérêts économiques des producteurs étatsuniens et canadiens étaient en jeu, mais aussi les relations avec la France, qui avait fait de l’affaire un petit cheval de bataille –, la Cour suprême avait demandé son avis au gouvernement. La réponse de l’exécutif avait été claire : la loi californienne pouvait rester en vigueur, car ce n’était pas un produit – le foie gras – qu’elle interdisait, mais une méthode de production – le gavage.

Sans connaître bien le sujet, on pourrait dire que c’est hypocrite : pour obtenir du foie gras, il faut gaver les volailles ; interdire le gavage reviendrait donc à interdire le foie gras. Sauf que ce n’est pas vrai : on peut tout à fait obtenir du foie gras sans gavage.

En effet, les canards et les oies, qui sont des migrateurs, se gavent naturellement avant d’entreprendre leur migration annuelle, afin de pouvoir voler longtemps sans se nourrir. Il est donc possible de les élever en plein air, de les laisser se préparer naturellement à la migration, et de les abattre juste avant qu’elles ne s’envolent. Vous avez alors un foie gras sans aucun gavage. Le procédé peut d’ailleurs être aidé, par exemple en donnant aux animaux des ferments lactiques naturellement présents dans leurs intestins.

Vous aurez compris, je pense, que cette découverte qui n’en est pas vraiment une ne va pas tout changer du jour au lendemain. Le procédé sans gavage est beaucoup plus long que la méthode conventionnelle ; par ailleurs, les foies obtenus sont aussi plus petits. Conséquence évidente : le produit est beaucoup plus cher (environ 6 fois plus, alors que le foie gras industriel est déjà un produit de luxe).

Mais cette question illustre parfaitement les débats actuels sur notre agriculture, eux-mêmes emblématiques de la réflexion écologiste sur notre mode de vie. Le constat, pour quiconque a les yeux ouverts et un iota d’honnêteté, est sans appel : notre mode de vie n’est pas soutenable. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une étude scientifique vienne nous rappeler à quel point notre niveau de vie est prédateur, destructeur ; il ruine la possibilité même pour nos enfants de vivre une vie décente et pleinement humaine. De la même manière, d’un point de vue moral, infliger aux animaux de grandes souffrances pour notre simple plaisir gustatif n’est pas défendable.

Face à ce constat, il n’y a que trois attitudes possibles. La première, très majoritaire, consiste à ne rien faire, à mettre la tête dans le sable et la poussière sous le tapis, à se dire qu’après-moi-le-déluge et que ça-tiendra-bien-tant-que-je-vivrai. C’est une attitude irresponsable et moralement indéfendable. C’est, à mon sens, celle de tous ceux qui ne se réclament pas de l’écologie radicale – je pèse mes mots.

La seconde consiste à vouloir tout arrêter. C’est une position montante dans au sein de l’écologie radicale. Les animaux souffrent dans l’élevage industriel ? Supprimons toute forme d’élevage. C’est la position des vegans, par exemple, qui veulent interdire non seulement toute forme de consommation animale, mais également l’usage de tout produit dérivé des animaux ou fabriqué par eux – fromage, beurre, cuir, miel, cire d’abeille, etc.

Pour ma part, je crois qu’il est possible de construire une écologie authentiquement radicale, biocentriste et antispéciste, mais qui repose sur d’autres fondements ; et le foie gras sans gavage en est une illustration. Il montre qu’il est possible d’assumer sa nature d’animal omnivore et de préserver une part de notre culture tout en respectant les animaux aussi bien que la nature, à condition de changer de modèle. Car de la même manière que ce n’est pas le foie gras comme produit qui pose problème, mais le gavage comme méthode de production, ce ne sont pas l’élevage ou la consommation de viande qui posent problème, mais l’industrie comme méthode d’élevage, de transport et d’abattage.

Une agriculture écologique coûtera plus cher, nécessitera plus de bras, plus de temps, plus d’efforts. Du foie gras, nous en mangerons moins et moins souvent, mais nous pouvons en manger. Pour cela, il faut choisir une écologie radicale qui impose de changer de modèle, mais pas forcément de renoncer à tout. Ni immobilisme, ni jusqu’au-boutisme.

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