dimanche 28 janvier 2018

La bataille de Dunkerque (et des blackfaces)

Louis-Georges Tin est une personnalité qu’au fond j’aime bien, pour laquelle j’ai de l’estime, et ça me peine d’écrire contre lui pour la seconde fois en six mois. Mais là, malgré toute mon affection, je trouve qu’il déraille un peu. Et le problème, c’est qu’il est loin d’être seul dans son cas.

Qu’est-ce qui me chagrine ? Deux affaires de « blackface » en quelques mois. La première vient d’Antoine Griezmann. On ne le présente plus, mais histoire qu’on soit bien sûr, oui, ce footballeur est blanc. La preuve :


(Ok, ok, j’avoue, cette photo n’est pas là pour prouver qu’il est blanc, c’est juste parce que je le trouve beau.) Or, en décembre dernier, il a publié sur les réseaux sociaux une photo de lui déguisé en basketteur noir des Harlem Globetrotters. Cette photo, la voici :


Griezmann a été clair : admirateur des Harlem Globetrotters, il considère cette photo comme un hommage. A priori, rien donc de raciste là-dedans. Pourtant, les médias et les réseaux sociaux s’enflamment : ouhlàlà, c’est raciste ! Se déguiser en personne noire quand on est blanc, c’est raciste, ça ne se fait pas. Ben oui, c’est un blackface, et un blackface, c’est raciste, tout le monde sait ça (« It is known »).

Bon, à Dunkerque, apparemment, ils sont pas au courant, en revanche, puisqu’une soirée intitulée « La nuit des noirs » (dont, on s’en doute à l’affiche, le blackface est précisément le principe) est justement organisée dans le cadre du carnaval de la ville.


Là encore, tempête dans les médias, les réseaux sociaux et une tasse de thé, et bien sûr (car nous vivons une époque où tout se règle de plus en plus par l’interdiction et le tribunal), exigence que la soirée ne se fasse pas (c’est là qu’on retrouve Louis-Georges Tin, qui nous explique que Dunkerque a bien profité de la traite négrière, ne fait rien pour sa mémoire, mais fait beaucoup pour se moquer des Noirs).

Dans les deux cas, ceux qu’on envoie au banc des accusés du vaste tribunal médiatique sont bien gênés. Au lieu d’assumer, ils se planquent. Griezmann a tenté d’expliquer qu’il s’agissait d’un hommage, mais devant la tempête, il a fini par présenter ses excuses et retirer la photo honnie. Les organisateurs du carnaval de Dunkerque refusent de répondre aux journalistes, et il n’est même pas certain que ladite soirée se fera.

Pour moi, tout ça, c’est tellement bête que quand j’en entends parler, ma – comment dirais-je ? – ma déconcertante beauté est voilée par une expression d’horreur teintée de doute et d’incrédulité – quelque chose comme ceci :


(Qu’est-ce que je mets comme images, moi, aujourd’hui !) Et je me dis : gné ? Quand on est blanc, on ne peut pas se déguiser en noir ? Est-ce que quelqu’un a un cerveau dans la salle ?

Mais comme je me doute que ça ne va pas suffire pour convaincre la Sainte-et-Moderne Inquisition que je ne suis pas un affreux raciste (à force, je sens que je vais pouvoir me comparer à « Ma vie de réac », moi), développons.

Quel est l’argument posé par les adversaires du blackface pour dire que ce serait en soi, quelles que soient les intentions de son auteur, un geste raciste ? Son histoire. Car le terme « blackface » désigne, stricto sensu, un genre théâtral américain dans lequel l’acteur, maquillé et déguisé en Noir, incarnait une caricature stéréotypée du Noir (merci Wikipédia). La même fiche Wiki précise qu’à la suite du mouvement afro-américain des droits civiques, les blackfaces ont disparu dans les années 1960.

Personnellement, ça ne me désole pas. Ça ne devait pas être le sommet de la création humoristique ou dramaturgique américaine, et ça véhiculait certainement une bonne dose de racisme (je n’ai pas dit que je serais pour leur interdiction, j’ai dit que je ne me désolais pas de leur disparition).

En revanche, j’ai beau me creuser la cervelle, je ne vois pas le rapport avec ce qui est fait au carnaval de Dunkerque ou dans les soirées de Griezmann. Pas du tout. Quel est le point commun ? Dans les deux cas, une personne blanche est déguisée en personne noire. Et après ? Ce qui faisait le caractère raciste des spectacles de blackface américains, ce n’était pas le fait qu’un blanc se déguisât en noir, c’était le fait qu’il se moquât de certaines caractéristiques réelles ou imaginaires des noirs. En soi, se déguiser en noir n’a rien de raciste, tout simplement parce que se déguiser en quelqu’un ou quelque chose n’a rien d’irrespectueux.

Car si se déguiser en noir quand on ne l’est pas, c’est manquer de respect aux noirs, alors logiquement, il en va de même quand on se déguise en prêtre, en femme, en schtroumpf ou en flic alors qu’on ne l’est pas. Qui pourrait défendre ça ? Si un non-prof se déguise en prof, y compris en jouant sur les clichés concernant les profs ou en dressant une caricature de prof, dois-je me sentir offensé ? Le principe de se déguiser, c’est qu’on se déguise en ce qu’on n’est pas à la base, bordel !

C’est d’autant plus vrai dans le cas du carnaval de Dunkerque. Parce que c’est bien joli de nous faire des leçons d’histoire sur les blackfaces, mais il faudrait aussi se documenter un peu sur celle du carnaval. Le carnaval, c’est la fête de la déconne, du renversement de l’ordre établi et des valeurs morales qu’il impose le reste de l’année. C’est la fête du travestissement, l’exaltation de la folie.

Every man’s a king and every king’s a clown;
Once again it’s topsy turvy day!
It’s the day the devil in us gets released,
It's the day we mock the prig and shock the priest,
Everything is topsy turvy at the feast of fools!

Si le carnaval doit s’imposer de respecter la morale et les bons sentiments, il n’y a plus de carnaval.

Évidemment, on pourra me dire que tout cela reste très anecdotique, et qu’après tout la lutte pour la fin des discriminations et des inégalités vaut quelques sacrifices. L’éternelle histoire de l’omelette qu’on ne fait pas sans casser des œufs. Il me semble, au contraire, que tout un tas d’affaires vont dans le même sens. Il y a eu les caricatures de Mahomet et les dérives du mouvement « Balance ton porc ». Il y a, périodiquement, les demandes d’interdire Tintin au Congo. En ce moment, des metteurs en scène ou des directeurs d’opéra changent la fin de Carmen pour qu’elle ne meure pas sous les coups de son compagnon. Devant le tollé médiatique, Gallimard a renoncé à la réédition de pamphlets antisémites de Céline. Va-t-on devoir réécrire les Astérix pour supprimer le pirate noir qui avale les « r » ? Non mais je dis ça parce qu’il est cliché, lui aussi, hein ! Il a des grosses lèvres et tout. Ça vous choque pas, vous ?

Tout le monde n’est pas d’accord, Dieu merci. Catherine et Liliane ont fait un sketch qui est sans doute une des meilleures réponses possibles à tout ce délire.


N’empêche que toutes ces histoires dessinent un tableau assez sombre de la société que nous sommes en train de construire. Une société où personne n’accepte d’être heurté, choqué ou secoué de quelque façon que ce soit. Où la réponse immédiate à ce qui nous choque est la demande d’interdiction, menace de procès à la clef en cas de refus d’obtempérer. Une société procédurière. Mais aussi une société fade, aseptisée et qui prendrait sans cesse tout au tragique, ou au moins au sérieux, et où donc tout le monde marcherait sur des œufs en permanence.


On va s’y faire chier, je vous dis, quelque chose de bien.

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