jeudi 14 juillet 2016

Petit bilan de santé de la liberté d’expression

La liberté d’expression n’est pas au mieux de sa forme, chez nous, ces temps-ci. Bien sûr, contrairement à ce qu’on entend ici ou là (trop souvent), nous ne sommes ni dans un totalitarisme, ni même dans une dictature ; il ne faut pas abuser de ces concepts, sinon ils perdront tout leur sens, et alors comment ferons-nous pour reconnaître ces tristes réalités quand elles reviendront ? Je ne serai pas dans un camp demain pour avoir écrit ce billet. Et pourtant.

Dernièrement, nous avons eu une belle illustration des menaces qui pèsent sur ce droit fondamental à travers la polémique déclenchée par une œuvre de street art réalisée à Grenoble par l’artiste Goin et intitulée « L’État matraquant la liberté ». Cette fresque murale, la voici :



Elle a été réalisée dans un double contexte. D’une part, évidemment, celui auquel l’artiste fait explicitement référence : les manifestations contre la loi travail et leur répression, parfois très dure, par le gouvernement et les forces de l’ordre. Et d’autre part, le contexte non prévu par le peintre, celui de l’assassinat de deux policiers à Magnanville au nom de l’islam radical.

Les choses sont parfaitement claires. Cette fresque appelle-t-elle à la haine ou à la violence ? Non. Insulte-t-elle publiquement quelqu’un ? Diffame-t-elle quelqu’un ? Est-elle attentatoire à la vie privée de quelqu’un ? Non. Donc tout est simple, l’auteur avait le droit de réaliser cette affiche, et nul ne peut prétendre la faire interdire. On peut la trouver choquante eu égard au contexte, bien sûr, même si ce n’est pas mon cas ; mais bon, il serait impensable d’en faire une raison pour l’interdire.

Impensable ? Non, en fait, et c’est bien ça le problème. De nombreuses voix se sont au contraire élevées pour réclamer une telle interdiction. Parmi elles, un élu de la République, qui se dit « gêné » par cette liberté d’expression. Et là… là on reste un peu muet. Que dire devant cela ? Que répondre ? Si un élu peut dire une chose pareille et rester en place, n’est-ce que c’est déjà trop tard, que les masses ont déjà acté, au fond, la fin de la liberté d’expression, et de tant d’autres droits fondamentaux ?

Ce n’est pas un cas isolé, bien sûr. Au Luxembourg, la condamnation de deux lanceurs d’alerte à de la prison avec sursis montre bien que les intérêts économiques des entreprises privées priment déjà à la fois les libertés individuelles et la défense de l’intérêt général. La décision contraire, dans une autre affaire, de la Cour de cassation française est évidemment une bonne nouvelle, mais il ne faut pas trop pavoiser : d’une part parce que si la France est seule à accorder un statut un peu protecteur aux lanceurs d’alerte, ça ne vaudra pas grand-chose ; d’autre part parce que, même ici, les lobbies industriels et financiers ont les moyens, à terme, de faire évoluer la législation dans leur sens. Ce n’est pas chez nous qu’Edward Snowden a trouvé refuge ; « la-France-pays-des-droits-de-l’homme », c’est du passé.

Enfin, il ne faut pas oublier que la liberté d’expression perd en efficacité à mesure qu’elle s’applique moins de manière effective. C’est pourquoi je me suis toujours opposé à ceux qui d’une main se posaient en défenseurs de ce droit fondamental, et de l’autre appelaient à l’autocensure sous couvert de « retenue », de « respect », de « ne-pas-jeter-de-l’huile-sur-le-feu ». Ils se sont fait entendre, notamment, lors des attentats contre Charlie Hebdo : souvenez-vous comme on entendait avec récurrence le couplet du « oui-mais-quand-même-ils-l’ont-un-peu-cherché ».

Mais ils ne sont pas les seuls à être d’accord avec la liberté d’expression tant qu’elle reste un principe désincarné, mais la refusent dès lors qu’elle prend chair. Les puissances de l’argent, en collusion avec le monde politicien, n’utilisent pas seulement les condamnations judiciaires pour faire taire les voix qui s’opposent à elles ; parfois, une euthanasie plus douce, plus lente, plus insidieuse leur semble plus efficace.

J’ai déjà dit tout le mal que je pensais de la disparition du Petit journal, une des rares émissions de télé qui embêtaient vraiment les oligarques, les riches, les puissants, et dénonçait leurs incohérences, leurs mensonges, leurs conflits d’intérêts. L’hécatombe continue sur Canal + : le Zapping et Spécial investigation disparaissent également. C’est beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît de prime abord. Le Zapping, par exemple, dénonçait, bien que de manière subtile et discrète, à la fois les maux de notre société en général et ceux dont souffrent les médias et la télévision en particulier : baisse du niveau des émissions, prédominance des micros-trottoirs et de la télé-réalité etc.

En faisant disparaître ces émissions, Vincent Bolloré, ami de Nicolas Sarkozy, grand patron de droite engagé politiquement pour la défense de ses seuls intérêts privés, contribue donc à la diminution effective de la liberté d’expression : il ne l’attaque pas sur le principe, mais il utilise son argent pour faire taire des voix qui lui déplaisent. Il les achète, puis, comme il les possède, il les tue en toute légalité.


La liberté d’expression est donc de plus en plus cernée : elle l’est en tant que principe, elle l’est en tant que réalité concrète et appliquée ; elle l’est par les puissances politiques, elle l’est par les puissances de l’argent. Ce soir du 14 juillet est l’occasion de rappeler que, dans la plupart des domaines, nos libertés ne progressent plus : elles régressent. Et ce qui vient de se passer à Nice ne sera qu’un pas de plus dans cette funeste direction ; on peut déjà prévoir la prolongation de l’état d’urgence et de nouvelles lois sécuritaires. Bref, estimons-nous heureux de pouvoir encore publier des bilans de santé de la liberté d’expression : bientôt, il se pourrait que nous ayons à rédiger un faire-part de décès.

9 commentaires:

  1. Dans certains cas, la liberté d’expression est parfois entravée par « des menaces qui pèsent sur ce droit fondamental » (voir plus haut)

    Se pourrait-il que de quelconques menaces pèsent également sur le droit fondamental de chacun à s’exprimer librement sur la pétition contre l’homophobie dont Témoignage Chrétien a pris la courageuse initiative?

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  2. Alors que la génétique, la biologie, la psychologie et la sociologie en sont encore toujours à balbutier des hypothèses quant aux origines précises de l’homosexualité, le Magistère a décrété un jour – sans autre forme de procès – que les actes d’homosexualité étaient « intrinsèquement désordonnés » et a décidé – prématurément – de les ranger dans son rayon de « péchés graves » !!

    Parce que l’amour est préférable à la haine, et parce que la discrimination – prétendument « juste » à l’égard des homosexuels non chastes, comme le laisserait sous-entendre l’Article 2357 de son Catéchisme – s’identifie, ni plus ni moins, à une haine qui serait plutôt digne de l’Inquisition médiévale, j’ai signé des deux mains la pétition contre l’homophobie dont Témoignage Chrétien a pris la courageuse initiative (1902 signatures à ce jour).


    Concernant les origines de l’homosexualité, la controverse scientifique – non élucidée à ce jour – se trouve partiellement documentée ci-dessous :
    - Naît-on homosexuel ?

    - Jacques Balthazart : Biologie de l’homosexualité : on naît homosexuel, on ne choisit pas de l’être (Editions Mardaga, 2010)

    Mais pour l’heure, c’est Charles Aznavour – avec sa chanson « Comme ils disent » – qui aura le dernier mot :
    « Nul n'a le droit en vérité de me blâmer, de me juger et je précise
    Que c'est bien la nature qui est seul responsable si
    Je suis un homo comme ils disent. »

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  3. Articles 2357-2358-2359 du Catéchisme de l'Eglise Catholique : Double langage ou double vie ?

    Cas particulier d’ambiguïté : la phrase « On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. » qui figure dans l’Article 2358 du Catéchisme de l’Eglise catholique.
    Pour essayer de comprendre ce passage de l’Article 2358, on peut y déceler un double langage : un message explicite, d’une part – s’adressant au tout-venant – et un message implicite, d’autre part – s’adressant aux initiés, comme expliqué ci-dessous :
    De manière explicite, ce passage énonce simplement que toute discrimination à l’égard des couples du même sexe – 2 hommes ou 2 femmes – dont les relations restent chastes serait injuste et doit par conséquent être évitée (mais puisque cela va de soi, cette lecture explicite ne nous apprend rien et n’est finalement qu’une lapalissade).
    En revanche, de manière implicite, ce passage peut sous-entendre qu’au sens du Magistère, les discriminations à l’égard de personnes du même sexe dont les relations sexuelles ne seraient pas chastes sont à considérer comme des discriminations justes, c’est-à-dire des discriminations qui, elles, ne doivent pas être évitées.

    Si l’on privilégie une lecture au second degré, faisant place au sous-entendu, c’est l’hypocrisie du double langage vis-à-vis des homosexuel-le-s.

    En revanche, si l’on privilégie une lecture au premier degré – c’est-à-dire sans le moindre sous-entendu – c’est l’hypocrisie de la double vie des homosexuel-le-s, sur laquelle le Magistère s’engagerait à fermer les yeux à condition que personne ne soit au courant.

    Quelle que soit la lecture que l’on fasse, c’est donc le règne de l’hypocrisie.
    Or l’hypocrisie n’est-elle pas la voix du diable ?

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  4. Face à certains postulats (ou idées préconçues) de la sphère catholique, je m’interroge sur la léthargie et l’apathie de la majorité silencieuse qui risquent très souvent de prendre le pas sur la réflexion.

    En particulier face à des postulats devenus sacro-saints au fil du temps et qu’une indolence généralisée n’a jamais essayé de remettre en question.

    Exemples :
    - Le postulat selon lequel la démocratie n’est pas le mode de gouvernance à privilégier en priorité (cf. l’Eglise catholique, dont la gouvernance n’est pas démocratique)
    - Le postulat selon lequel l’égalité homme femme n’est pas un principe fondamental de justice (cf. la prêtrise réservée aux hommes, à l’exclusion des femmes, au sein de l’Eglise catholique)
    - Le postulat selon lequel le plaisir charnel – en tant que tel – ne sert, au genre humain, qu’à le rendre coupable de commettre un péché (cf. les encycliques pontificales Casti connubii et Humanae vitae).

    Mais je me console en lisant ce qu’a écrit le prêtre Jean-Pierre Roche, en octobre 2015, sur le blog de René Poujol (voir ci-dessous) :
    « Comme les rapports entre théorie et pratique sont des rapports dialectiques, je ne doute pas que les changements de pratique fassent évoluer progressivement certains points de la doctrine. C’est même comme ça, en christianisme, que les doctrines évoluent : par la pratique des chrétiens. »
    (cf. Sur le blog de René Poujol)

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  5. Suite à l’Exhortation Apostolique « Amoris laetitia » de mars 2016, il est permis de se demander si le Magistère va se décider – une fois pour toutes – à prêcher l’accueil inconditionnel des homosexuels.

    Or il se pourrait que le Magistère s’en tienne à son intransigeance séculaire quant à la chasteté des homosexuel-le-s, celle-ci restant imperturbablement la condition sine qua non à tout accueil miséricordieux.

    Du reste, à propos de l’Exhortation Apostolique « Amoris laetitia », voici les commentaires de Krzysztof Charamsa, prêtre récemment suspendu :
    Commentaires à propos de l’Exhortation Apostolique

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  6. Toute personne – qui assume sa personnalité et qui en est fière – s’identifie à ses actes lorsque ces actes sont posés en toute connaissance de cause et qu’ils ne sont donc pas le fruit d’événements fortuits ni d’accidents indépendants de sa volonté.
    Car s’ils l’étaient, et alors seulement, il y aurait lieu de juger séparément ces actes et la personne qui en aura été « accidentellement » l’auteur, lequel pourra dans ce cas affirmer en toute bonne foi « je ne l’ai pas fait exprès »
    (c’est tout le problème des personnes jugées « irresponsables » des actes qu’elles ont commis et qui, par conséquent, ne seront pas condamnées ipso facto par la justice).

    Dans tous les autres cas, juger séparément une personne et les actes qu’elle pose est un artifice permettant de jouer sur les deux tableaux
    (voir aussi l’article « Coming out d’un prêtre homosexuel au Vatican : la fin d’un tabou ? » de la journaliste Bénédicte Lutaud).

    En particulier, dans le cas d’une personne homosexuelle qui s’investit totalement dans les actes qu’elle accomplit, juger séparément la personne homosexuelle – comme étant « irresponsable » de ses actes – et les actes homosexuels – comme étant « intrinsèquement désordonnés » et « qui ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas » (voir l’Article 2357 du Catéchisme) est un artifice qui permet au Magistère de jouer sur les deux tableaux.

    P.S.
    Un article intitulé « Homosexuels et chrétiens, ils témoignent » a été publié dans le magazine Pèlerin daté du 8 septembre 2016.
    Les témoignages sont émouvants.

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  7. Pour traiter le cas particulier des personnes homosexuelles, l’Eglise catholique dispose d’une loi dichotomique – et qui n’est d’ailleurs utilisée que dans ce cas précis.

    L’Article 2357 opère, en effet, une dichotomie artificielle en isolant l’orientation (ou tendance) homosexuelle des actes homosexuels proprement dits – qui sont des actes que le Magistère abhorre.
    Ainsi, au sens de l’Article 2357, une personne homosexuelle n’aurait pas la possibilité d’assumer librement à la fois son orientation homosexuelle et les actes homosexuels qui y correspondent.
    Car au lieu de contribuer à conduire ces personnes homosexuelles vers leur accomplissement (voir P.S. ci-dessous), cette loi dichotomique est responsable de leur mise au ban de la société et, dans le pire des cas, de leur lynchage.

    P.S.
    « La loi, c’est l’ordonnancement de l’agir en fonction de l’être ; c’est vrai pour les lois civiles, c’est vrai pour la loi morale : la loi est ce qui nous guide vers notre accomplissement, c’est-à-dire la cohérence de notre action par rapport à notre être de personne. »
    La cohérence de notre action par rapport à notre être

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  8. Pour que son endoctrinement autoritaire continue le plus longtemps possible à fonctionner, ce dont l’Eglise a le plus besoin – comme le rapporte Christine Pedotti dans Témoignage Chrétien – c’est « du silence obéissant de ses enfants », qu’il s’agisse du silence de tolérance – pour les crimes de pédophilie commis par ses clercs – ou du silence d’intolérance – pour les tendances homosexuelles – ou encore du silence d’indifférence, bref trois types de silences infantiles.

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  9. En cherchant à jeter le discrédit sur la « théorie du genre » – à l’aide d’un exemple mal choisi parce que inapproprié, l’intervention du pape à son retour de Tbilissi ne fait qu’entretenir la polémique à moindres frais.
    Or comme l’explique Bruno Saintôt s.j., la « théorie du genre » recouvre différentes notions complexes qui demandent à être traitées avec rigueur et précision.

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