jeudi 15 octobre 2015

La fracture dans l’Église catholique peut-elle encore être résorbée ?


Le début de la session ordinaire du Synode sur la famille fait décidément très peur aux conservateurs et aux traditionnalistes de l’Église catholique. Dans mon dernier billet, j’analysais certaines réactions au coming-out du père Charamsa. L’intervention du cardinal Sarah devant le Synode vient d’en apporter un nouvel exemple.

Présentons le personnage. Né en 1945 en Guinée, le père Robert Sarah est une huile de la Curie. Nommé évêque en 1979 par Jean-Paul II, il est élevé au cardinalat par Benoît XVI en 2010 – autant dire qu’il n’a pas fait carrière sur ses ambitions réformatrices. En 2014 enfin, il devient préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Depuis, il se dispute avec le cardinal Burke la place de grand-gardien-de-la-doctrine-de-toujours contre tous ceux qui proposent des évolutions doctrinales ou pastorales.

Or, il y a quelques jours, le père Sarah s’est exprimé devant le Synode ; son intervention ayant fuité dans la presse, certains de ses propos déclenchent ces jours-ci une petite polémique. C’est un peu long, mais je ne trouve pas inutile de le partager à peu près in extenso. Jugez plutôt :

« Il y a de nouveaux défis par rapport au synode de 1980. Un discernement théologique nous permet de voir à notre époque deux menaces inattendues […] situées sur des pôles opposés : d’une part, l’idolâtrie de la liberté occidentale ; de l’autre, le fondamentalisme islamique : laïcisme athée contre fanatisme religieux. Pour utiliser un slogan, nous nous trouvons entre “l’idéologie du genre et l’État islamique”. Les massacres islamiques et les exigences libertaires se disputent régulièrement la première page des journaux. […] De ces deux radicalisations se lèvent les deux grandes menaces contre la famille : sa désintégration subjectiviste dans l’Occident sécularisé, par le divorce rapide et facile, l’avortement, les unions homosexuelles, l’euthanasie, etc. (cf. la gender theory, les FEMEN, le lobby LGBT, le Planning familial…). D’autre part, la pseudo-famille de l’islam idéologisé qui légitime la polygamie, l’asservissement des femmes, l’esclavage sexuel, le mariage des enfants, etc. (cf. al-Qaida, État islamique, Boko Haram…). […]
Ces deux mouvements […] encouragent la confusion (homo-gamie) ou la subordination (poly-gamie). En outre, ils postulent une loi universelle et totalitaire, sont violemment intolérants, destructeurs des familles, de la société et de l’Église, et sont ouvertement christianophobes. […]
Nous devons être inclusifs et accueillants à tout ce qui est humain ; mais ce qui vient de l’Ennemi ne peut pas et ne doit pas être assimilé. […] Ce que le nazisme et le communisme étaient au XXe siècle, l’homosexualité occidentale et les idéologies abortives et le fanatisme islamique le sont aujourd’hui. »

Logiquement, toute personne saine d’esprit devrait rester muette de stupeur devant un tel étalage de bêtise. Je passe sur les amalgames habituels (les homos seraient tous forcément christianophobes, comme s’il n’y avait pas d’homos cathos…) pour en venir directement au cœur du sujet. Le père Sarah compare trois choses : d’une part les deux totalitarismes les plus aboutis du XXe siècle (le nazisme et le stalinisme), d’autre part le fanatisme violent de l’islam fondamentaliste, enfin le mouvement de libération sexuelle occidental, plus précisément l’homosexualité et la « théorie du genre ».

Est-il vraiment besoin de démontrer que cette comparaison est vide de toute espèce de crédibilité, de validité ou d’intelligence ? Ces trois choses n’ont rien de comparable. D’abord parce que pour les mettre en parallèle, il faut faire complètement l’impasse sur leurs conséquences concrètes, en premier lieu sur le nombre de morts : des dizaines de millions pour les totalitarismes ; quelques dizaines de milliers pour l’islam fondamentaliste ; aucun pour l’homosexualité. Rien que ça devrait suffire à invalider l’équivalence.

Ensuite parce qu’il faut n’avoir rien compris au concept de totalitarisme pour croire qu’il y ait quoi que ce soit de totalitaire dans la banalisation de l’homosexualité ou dans les études de genre. Le totalitarisme est un concept essentiel pour comprendre certaines réalités de notre histoire (et peut-être – Dieu nous en garde – de notre avenir) ; on ne gagne rien à le galvauder et à l’utiliser pour tout et n’importe quoi. Le totalitarisme est un régime politique (pas n’importe quelle idéologie, déjà…) qui vise à établir un contrôle total de l’État non seulement sur tous les aspects de la société (politique, économie, culture etc.), mais également sur tous les aspects de la vie des individus, ce qui implique la surveillance de masse de leur vie privée. Rien, absolument rien de tel dans les études de genre ou l’homosexualité.

À ce stade, quelques élèves du fond de la classe se dressent et me disent : « mais non, vous n’avez rien compris, le cardinal Sarah comparait seulement les deux parce que ce sont deux menaces ! ». Rasseyez-vous, jeune homme, on va s’occuper de vous. Quand bien même l’homosexualité serait une menace (ce que je réfute), la comparaison n’en serait pas plus valide pour autant. En effet, il ne suffit pas que deux choses puissent être qualifiées de la même manière pour pouvoir être comparées ; encore faut-il qu’elles soient de grandeur comparable. Ainsi, le père Sarah est clairement une menace pour nous, de même que Hitler était une menace en 1939 ; mais il ne me viendrait pas à l’esprit de les mettre en balance, parce que de toute évidence, même un crétin de son calibre n’est pas une menace équivalente à ce qu’était Adolf Hitler. Quand une différence de degré devient trop importante, elle induit une différence de nature : la mer, ce n’est pas une très-très-très grande bassine d’eau.

Mais tout ça, à la rigueur, ce n’est pas le plus intéressant. S’il ne s’était agi que de démontrer l’absurdité des propos de ce triste prélat, je n’aurais pas pris la peine d’écrire. Non, ce qui m’intéresse, moi, ce sont les réactions des gens, en particulier sur les réseaux sociaux.

Face à une connerie aussi manifeste, en effet, même le plus irréductible adversaire de l’homosexualité, de l’avortement ou des études de genre devrait avoir la sagesse de dire : « ok, d’habitude je suis d’accord avec le cardinal Sarah, et je suis d’accord avec lui pour dire que l’homosexualité est une menace, mais là, il a merdé, sa comparaison ne tient pas la route ». Moi, par exemple, je défends, dans certains cas de figure, la possibilité pour les femmes d’avorter ; mais quand quelqu’un défend la même chose que moi en disant « la femme c’est son corps elle en fait ce qu’elle veut d’abord ! », ça ne m’empêche pas de dire que c’est un argument débile et d’expliquer pourquoi.

Or, ici, c’est tout le contraire qui se passe : loin de renier ces propos, tous ceux qu’on entend généralement hurler à la mort de la civilisation pour cause de loi Taubira y vont de leur petite phrase – je n’ose écrire « de leur argument » – pour défendre la comparaison établie par le père Sarah. Et cette défense de ce qui est manifestement indéfendable n’est pas innocente ; au contraire, elle est très révélatrice d’une évolution de ces gens : ils ne sont plus dans une logique de débat d’idées, ni même dans une logique militante ; ils sont dans une logique de guerre.

Ces trois stades doivent être bien distingués. Dans un débat d’idées, on se contente de parler de théorie, sur le fond. Le militantisme s’appuie sur le débat d’idées, mais c’est dans une perspective d’action concrète, pour une transformation ou au contraire le maintien d’un état de choses. Dans l’un et dans l’autre, il peut se constituer des camps (on est d’accord ou pas avec une idée, on promeut une réforme ou on veut l’empêcher), mais ces camps sont toujours plus ou moins souples : ainsi, on peut défendre une certaine réforme, mais pas une autre, et donc passer d’un camp à l’autre selon les questions examinées.

Mais la logique de guerre est différente. Dans cette perspective, on cherche d’une part à polariser le conflit, et de préférence en le moins possible de pôles – l’idéal est qu’il n’y en ait plus que deux, « nous et eux », « nous et les autres », « les gentils et les méchants » –, et d’autre part à forcer les gens à choisir leurs camp : « if you’re not with me, then you’re my ennemy ». Et à partir du moment où les camps sont constitués, on tire à vue sur l’ennemi, et on protège le camarade de combat le plus possible.

C’est très exactement ce qu’on observe. Le cardinal Sarah peut proférer les plus énormes aberrations, il sera automatiquement défendu bec et ongles par un très grand nombre de personnes pour la seule raison que, comme elles, il s’oppose à toute évolution doctrinale ou même pastorale de l’Église sur les questions de morale sexuelle et familiale.

Qu’il y ait, au sein même de l’Église catholique, une fracture entre des camps – grosso modo trois camps : les réformateurs qui veulent des évolutions, les traditionnalistes qui veulent revenir à une situation antérieure, les conservateurs qui veulent préserver le statu quo –, il y a longtemps que nous le savons. Mais ce qui me semble nouveau, c’est que ces trois camps soient apparemment en train d’évoluer d’une logique militante vers une logique guerrière. Si cette évolution se confirme, les conséquences pour l’Église ne pourront être que catastrophiques, car il sera bien plus difficile pour les représentants de ces trois courants de continuer à se prétendre en communion, et donc de continuer, tout simplement, à faire partie de la même institution.

Il faut donc lutter contre cette tendance. Mais cela implique de renoncer aux attitudes guerrières, et donc à la solidarité inconditionnelle entre membres d’un même camp. On peut être de Robert Sarah ou de Hans Küng ; mais il faut savoir si l’on est d’abord de Robert Sarah ou de Hans Küng, ou d’abord du Christ.

9 commentaires:

  1. Merci pour cet article dont j'apprécie le style et le contenu et avec lequel je suis en total accord.

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  2. Sans vouloir défendre le cardinal Sarah, il est, en tant que représentant des Africains, en butte à l'expansion de l'islam, guerrière dans certains cas (Boko Haram) et son inquiétude particulière peut se comprendre. Quant à la famille, la conception africaine de celle-ci, si cette généralisation a un sens, est sûrement différente de notre famille mononucléaire occidentale en proie aux évolutions du démariage (Irène Théry). Ce qu'a montré clairement André Paul dans son dernier livre, c'est que "la 'famille chrétienne" n'existe pas" et que donc ce synode aurait dû commencer par un état des lieux avant de discuter d'un objet aussi mythique qu'introuvable.

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    1. Ce cardinal ne représente que lui-même et surtout pas les Africains! En outre, l'Afrique est un continent avec des cultures multiples et multiformes. Personne ne lui accorde le droit de représenter les Africains. Que connaît-il des Africains et je dirai même des Guinéens de sa Guinée natale? Quand on pense à la souffrance des uns et des autres, il vaut mieux faire selon cette phrase de l'Evangile où on rapporte que face au jeune homme riche qui lui demandait de le suivre, Jésus le regarda et l'aima. Puissions-nous apprendre au moins de temps en temps à faire comme Jésus : sans un mot de réprimande et de moral il aime = prendre, rejoindre l'autre là où il est et faire chemin avec lui.

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  3. Complètement d'accord avec cette analyse. Pour avoir vécu plusieurs années en Afrique équatoriale, j'ajouterai que sous cette latitude la famille, chrétienne ou non, n'a rien d'un idéal indépassable. Les problèmes des familles africaines ne sont certes pas exactement les mêmes que ceux des familles occidentales, mais les familles africaines ne sauraient être érigées en modèle. Enfin, les prélats africains ont-ils conscience que l'homosexualité existe en Afrique et qu'elle n'est en rien une "abomination" importée d'Occident. En revanche, la situation des gays en Afrique est véritablement dramatique. Ils sont emprisonnés voire menacés de mort dans plusieurs pays. Et j'aimerais mieux entendre le cardinal Sarah défendre les homosexuels persécutés plutôt que de se livrer à des comparaisons plus que douteuses.

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  4. « L’idée d’une femme cardinal est aussi ridicule que celle d’un prêtre qui voudrait devenir religieuse ! »
    Cette perle – trouvée dans le livre « Dieu ou rien » – est de nature à convaincre un public acquis d’avance aux arguments fallacieux.
    Voir aussi d’autres extraits de ce recueil d’ « idées fixes » ultra-traditionalistes :
    www.aquarelles-expert.be/Dieu_ou_rien_Robert_Sarah.pdf

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  5. La citation tirée de Revenge of the Sith est particulièrement bien vue sur ce papier : non seulement elle illustre sur le fond parfaitement bien la logique binaire (j'allais dire manichéenne mais warning hérésie) d'une partie des catholiques, mais la médiocrité du film colle plutôt pas mal à la stupidité de ce cardinal.

    Ce qui m'effare, c'est moins le fait que ce genre de personnage puisse commettre de telles sorties - l'histoire est farcie de têtes à vent aussi méchantes que vaines - c'est qu'en face, ce que l'Eglise et la Curie compte de gens intellectuellement structurés ne reprenne pas le débat en main pour le recadrer avec des limites claires et saines.

    On peut en effet ne pas vouloir cautionner l'homosexualité (après tout, un paquet de gens sur la planète voient les gauchers comme des gens infréquentables) tout en étant capable de tenir un raisonnement qui tient debout et en injectant de la nuance et de la subtilité dans sa pensée.

    Là, on a juste un pauvre hère qui déclame sa bêtise en binaire et en face, un néant interstellaire.

    Ca j'avoue, ça m'inquiete.

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    1. Bon, il manque deux "nt" au commentaire ci-dessus. Ils étaient à la bourre, le troupeau est parti en avant garde.

      La prochaine fois je compterait mes brebis pour bien vérifier qu'aucune ne s'est égarée ... O:-)

      M.

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  6. Le Magistère de l’Église catholique a beau prêcher qu’on ne doit discriminer personne, mais relativement aux homosexuel–le–s son Catéchisme reste d’une hypocrisie crasse.

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    1. La révision du CEC (qui date de 1992) sur ce point est une tâche urgente...

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