mercredi 28 octobre 2015

La démocratie contre les pauvres


Les siècles passent, et le Royaume-Uni continue de nous donner des leçons. Quels maîtres que les Anglais ! Dommage que nous soyons de si mauvais élèves – et dommage aussi, il faut le dire, qu’ils tendent à abandonner beaucoup de leurs propres principes.

Au XIIIe siècle, ils avaient déjà en quelque sorte inventé la monarchie constitutionnelle avec la Magna Carta qui limitait le pouvoir du Roi, tenu à respecter la loi. Ils avaient fait leur révolution près de 150 ans avant la nôtre, et mis fin à l’absolutisme monarchique avant même qu’il ait pu vraiment dresser la tête. Un siècle avant notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Habeas Corpus et le Bill of Rights accordaient déjà des droits fondamentaux – certes moins ambitieux que les principes de 1789 – aux citoyens et résidents. Ils ont ordonné avant nous les femmes prêtres, puis évêques. Il n’y a guère que pour le mariage homosexuel que nous les avons doublés ­– et encore, de quelques mois seulement.

Le 26 octobre dernier, la Chambre des Lords a voté une motion contre une réforme budgétaire proposée par le gouvernement, au motif qu’elle serait trop dure pour les personnes les plus pauvres. Les conservateurs au pouvoir et les médias à leur botte s’insurgent, évidemment. The Telegraph accuse les lords de « miner la démocratie » et d’être « un obstacle considérable pour le gouvernement qui, lui, a été élu de manière démocratique ». The Times parle de la « rébellion des lords » et leur reproche d’avoir « défié la tradition, mais aussi la démocratie ».

Saurait-on être plus clair ? Même les médias le reconnaissent, sans s’en rendre compte ! Le gouvernement élu de manière démocratique, par le peuple et censé le représenter, cherche à imposer une réforme qui feraient perdre à plus de 3 millions de ménages, dont beaucoup des plus pauvres, en moyenne 1000 livres, soit l’équivalent de 1380 euros, par an ; et une assemblée non élue, composée de nobles héréditaires, d’évêques de l’Église d’Angleterre et de personnalités nommées par la reine, s’y oppose et protège les plus démunis.

Il ne s’agit évidemment que d’un exemple, mais il montre, à lui seul, qu’il ne suffit pas d’avoir été élu par le peuple pour agir conformément à ses intérêts, et qu’inversement on peut avoir reçu un pouvoir de manière héréditaire et se préoccuper sincèrement du bien des plus défavorisés. Or, cela contrevient à l’un des principes fondateurs de l’idéologie démocrate, à savoir que seuls les représentants du peuple peuvent travailler au mieux à ses intérêts. Il n’est même pas besoin de se demander comment représenter au mieux le peuple (ainsi de l’ancienne querelle entre élection et tirage au sort) : ce contre-exemple témoigne du fait que, pour le protéger, il vaut parfois mieux ne pas le représenter du tout.

Il n’est évidemment pas question de rejeter toute forme de représentation populaire dans le gouvernement ou, plus généralement, dans les affaires publiques ; la Royauté participative proposée par Tol Ardor est même fondée explicitement sur le contraire : l’implication des citoyens dans la vie politique, même s’ils n’ont pas le pouvoir exécutif ou législatif en dernier ressort à l’échelle nationale. Mais il est impératif aujourd’hui de comprendre que confier la totalité, ou même l’essentiel, de ce pouvoir au peuple ou à ses représentants, quel que soit leur mode de désignation, n’est plus adapté aux enjeux de notre époque.

La démocratie n’a jamais su répondre à l’urgence de la crise environnementale, et constitue un obstacle – des philosophes comme Heidegger ou Hans Jonas l’avaient pressenti – à sa résolution, dans la mesure où elle est encore possible. Mais jusqu’à présent, elle avait au moins su répondre à la crise, humanitaire et sociale, des inégalités : c’était certes par la démocratie que la bourgeoisie avait accédé au pouvoir suprême, mais c’était aussi par la démocratie qu’elle avait dû faire d’importantes concessions au prolétariat, puis aux classes moyennes.

Il semble qu’à présent, elle ait perdu même cet avantage : elle joue à la fois contre l’environnement et contre l’égalité, les deux grands défis auxquels nous sommes confrontés. Il fallait être démocrate en 1792, en 1848 ou en 1940 ; mais il est de plus en plus difficile de prétendre qu’il faille encore l’être aujourd’hui.

1 commentaire: