Notre démocratie représentative n’est évidemment pas –
encore – un totalitarisme, sans quoi je ne pourrais même pas publier ces
lignes. Si l’on peut parler de « Parti unique » pour qualifier l’échiquier
politique actuel, ce n’est donc bien sûr pas dans le même sens qu’on pouvait le
faire dans les véritables totalitarismes, où tous les partis étaient interdits
pour de bon, exception faite de celui qui tenait le pouvoir.
Pourtant, il y a bien quelque chose du parti unique dans notre
société. Comme je l’ai démontré ici ou là, il y a de moins en moins de différences
entre les partis dits de gauche et les partis dits de droite, à l’exception de
leurs extrêmes. Le PS, la nébuleuse centriste et LR ont en commun de vouloir
conserver, fondamentalement, le cadre politique (la démocratie représentative)
et économique (le capitalisme libéral) actuel. Les partis dits extrémistes (même
si « radicaux » serait probablement préférable), eux, veulent en
sortir (je ne me prononce pas sur les intentions du FN, qui me semblent en la
matière particulièrement obscures).
Ce rapprochement idéologique entre la « droite de gouvernement »
et la « gauche de gouvernement » se voit particulièrement bien dans le
fait que les politiques qu’ils mènent quand ils sont au pouvoir sont de plus en
plus indifférenciables. Même les sujets de société les opposent de moins en
moins : c’est le PS qui a fait la loi Taubira, mais soyons honnêtes, LR
auraient pu faire à peu près la même chose (au Royaume-Uni, ce sont les
conservateurs qui ont fait le mariage homosexuel, et franchement, ils ne sont
pas plus futés que les nôtres) ; d’ailleurs, l’opposition de la droite à
cette loi a été purement opportuniste, et non pas motivée par de réelles
convictions, comme le prouvent les retournements de veste en série qui ont eu
lieu depuis. Comme je le disais dernièrement dans un autre billet, finalement,
ce qui distingue en France le centre, le centre-gauche et le centre-droit, c’est
de plus en plus une clientèle, de moins en moins des idées ou une politique.
La prochaine présidentielle pourrait d’ailleurs rendre cet
état de fait plus visible ; un bon score de l’extrême-droite pourrait bien
donner naissance à une nouvelle alliance politique allant, mettons, de Hollande
à Sarkozy, en passant par Macron, Valls, Bayrou, Juppé, Fillon et j’en passe.
Un tel rassemblement se heurterait naturellement à l’histoire et aux préjugés
de chacun, mais serait idéologiquement bien plus cohérent que l’actuel PS,
déchiré entre une aile droite et une aile gauche qui n’ont plus grand-chose en
commun (mis à part des intérêts électoraux – et c’est certes déjà beaucoup).
Or, ces partis « de gouvernement » sont, par définition,
les seuls qui peuvent espérer gouverner. Les partis radicaux, eux, se heurtent
à un plafond de verre plus ou moins rapproché qui les empêche d’accéder aux
responsabilités (j’ai du mal à croire que, dans l’état actuel des choses, même Marine
Le Pen puisse être élue à la présidence de la République sans avoir auparavant
profondément adouci au moins son discours pour le faire ressembler, justement,
à celui des partis de gouvernement). C’est en ce sens qu’on peut parler de
parti unique pour notre démocratie : ce sont toujours les partisans des mêmes
idées qui se retrouvent aux commandes ; et manque de bol, ce sont les
partisans d’idées débiles qui font la preuve de leur échec depuis des
décennies.
On se rend tout particulièrement compte et de leur
proximité, et de leur bêtise, à l’occasion des attentats terroristes. Les
attentats de Bruxelles, pour tristes qu’ils soient, sont tout sauf une surprise ;
on ne court pas un grand risque en affirmant que la série noire va continuer.
Les causes profondes du terrorisme sont toujours là, et pour longtemps ;
or, assurer la sécurité de tous est parfaitement impossible. Qu’on mette des
portiques à l’entrée des aéroports, et plus seulement des salles d’embarquement,
il y aura des files d’attentes devant ces portiques, et c’est là que se feront
sauter les kamikazes. Il y aura toujours des rassemblements de plusieurs dizaines
ou centaines de personnes qui ne pourront pas toutes être fouillées, et de tels
rassemblements, inévitables, seront toujours des cibles de choix pour les
terroristes.
Comme je l’ai démontré ici à plusieurs reprises, la
surveillance généralisée par les États et leurs services de renseignement est
tout aussi inutile ; ce qui vient de se passer en apporte une nouvelle preuve.
Nous sommes déjà surveillés à l’extrême,
et les attentats continuent ; jusqu’où voulons-nous aller ? De toute manière,
il faut bien comprendre qu’aussi loin que nous allions, le problème ne disparaîtra
jamais : si les États se mettaient à surveiller tout le monde tout le temps,
les terroristes changeraient de stratégie. Ils ont déjà commencé : les
groupuscules et les cellules actives sont déjà de plus en plus petits ; qu’on
les surveille davantage, et ce seront des loups solitaires qui prendront le
relais. Vous pouvez, avec beaucoup d’efforts et à un prix mortel pour la
liberté, empêcher un petit groupe de poser une bombe dans un avion ; mais
vous ne pourrez pas éviter un terroriste isolé qui égorgera dix personnes dans la
rue avant de se faire abattre ou arrêter. L’État ne peut pas – encore – lire dans
l’esprit des gens.
Inutile, cette surveillance généralisée de nos vies privées
par les États est surtout dangereuse pour nos libertés, ce n’est plus à
démontrer. Pourtant, nos joyeux politiciens essayent bravement de
continuer à l’accroître. La récupération politique ne tardant jamais trop longtemps
de nos jours, ils n’ont cette fois-ci pas attendu 48 heures avant de se lancer
dans de nouvelles diatribes. Leur cible privilégiée ces jours-ci : le
Parlement européen, qui a eu l’audace de ne pas inscrire l’examen du PNR, le
fichier des passagers aériens, à son ordre du jour.
Le PNR, pour ceux qui ne connaissent pas, serait un
gigantesque fichier qui enregistrerait systématiquement un certain nombre de
données sur chaque passager prenant l’avion en direction ou en provenance de l’Union
européenne : identité, coordonnées, dates et heures de départ et de retour
etc. Le bonheur, quoi. Depuis deux jours, tous, de droite ou de gauche, n’ont
qu’un seul mot à la bouche : ne pas l’avoir examiné, et surtout accepté,
de la part du Parlement, c’est « irresponsable ». Toujours la même rengaine :
je restreins les libertés sous le coup d’une émotion populaire, je suis
responsable ; si tu prends le temps de réfléchir un peu, tu es
irresponsable. Bon.
La question est alors de savoir si nos politiciens en sont
inconscients ou s’ils s’en moquent. Je suis, pour ma part, convaincu qu’ils
connaissent parfaitement le danger pour les libertés, mais qu’ils s’en moquent.
Pourquoi ? Justement parce qu’ils ont également conscience d’être les
membres d’une sorte de parti unique. Ils savent très bien qu’au fond, centre,
centre-droit et centre-gauche partagent une même vision du monde et, bien plus important
encore, des intérêts communs ; et comme ils voient bien à quel point le
Système est puissamment verrouillé pour leur assurer le pouvoir, ils se disent
qu’ils n’auront jamais, eux, à subir les conséquences de ce qu’ils imposent au
bas-peuple.
Et c’est là qu’ils commettent une erreur qui finira par leur
être fatale. Car ils ont oublié une leçon fondamentale de l’Histoire : c’est
que si tout système est évidemment plus ou moins bien verrouillé pour assurer aux
puissants de conserver leur puissance, aucun ne l’est suffisamment pour
demeurer éternellement. Ai-je dit que les partis extrémistes ou radicaux ne
pouvaient pas accéder aux responsabilités ? J’ai bien précisé : « dans
l’état actuel des choses ». Une crise majeure, par exemple économique ou écologique,
pourrait tout changer. Sans le puissant moteur des crises économiques, la
Révolution française n’aurait pas eu lieu, et Hitler n’aurait pas pris le
pouvoir.
Les partis radicaux, en particulier l’extrême-droite, peuvent donc prendre le pouvoir en France ;
et alors, qui sait ce qui peut advenir ? Si quelqu’un a suffisamment de
volonté pour essayer de mettre en place un totalitarisme et de devenir le
maître absolu du pays, il n’a rien à inventer : dès lors qu’il aura le
contrôle de la machine d’État, il aura aussi tous les outils à sa disposition.
Tout est déjà là, prêt à l’usage ! Nos dirigeants feraient bien d’y penser :
ils en seraient, à l’évidence, les premières victimes.
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