Il y a deux ans, j’avais écrit une chronique appelant au
respect du traditionnel bruit des cloches dans nos villages, contre lequel
certains n’hésitaient pas à aller au procès – et, pire encore, le gagnaient. Il
faut croire que le bon sens n’est décidément pas la chose du monde la mieux
partagée, car à côté de cela, il semble que notre société s’habitue de plus en
plus au bruit et, plus généralement, à une invasion sonore toujours plus poussée.
C’est bien sûr d’abord par le biais des machines, qui font
de la civilisation techno-industrielle une civilisation bruyante. Même les plus
silencieuses, celles qui utilisent l’électricité, sont désagréables ; dès
qu’elles fonctionnent à l’essence, c’est la catastrophe. Enfant et adolescent,
il m’arrivait de pleurer de rage et d’impuissance, pendant des promenades dans la
nature, face à la pétarade incessante des voitures, d’une tronçonneuse ou d’une
tondeuse – et je ne me suis jamais vraiment habitué.
Car c’est la double caractéristique du bruit qu’il porte
loin et qu’on n’y échappe pas. C’est ce qui en fait une nuisance supérieure à beaucoup
d’autres. Dans un espace ouvert, l’odeur d’une cigarette se dissipe
complètement au-delà de quelques mètres ; le son, lui, peut porter sur des
dizaines, des centaines de mètres, voire quelques kilomètres pour certains qu’on
rencontre malheureusement trop fréquemment. Quand il dure, le bruit peut donc
vite devenir intolérable. Si je défendais les cloches, c’est parce qu’elles ne
sonnent que brièvement et ponctuellement ; mais la proximité d’une
autoroute provoque un bruit de fond absolument incessant.
Quant aux rares moyens de protection (les boules Quies, les casques
anti-bruit…), en plus d’être inconfortables (en promenade, ils ne risquent pas
de se faire oublier), ils ne vous coupent pas seulement du bruit, mais de tout
son : vous n’entendez plus la tronçonneuse, mais vous pouvez dire adieu au
concert des oiseaux. Le bruit est donc une nuisance invasive contre laquelle il
n’existe aucune réelle protection.
Enfin, on peut constater que, de nos jours, l’invasion
sonore ne provient plus seulement du bruit des machines, même si ce dernier n’a
nullement cessé – au contraire – : de plus en plus, elle découle également
d’une omniprésence de la musique. C’est évidemment dû à l’invasion des machines
et au « progrès » technique : il est de plus en plus facile de
transporter des appareils capables de produire de la musique avec une puissance
et une durée d’autonomie accrues. Et, de fait, la musique est partout : dans
les casques et les écouteurs, aux terrasses des cafés et des restaurants, mais
aussi dans la rue – les voitures, les téléphones portables etc. produisant un
son de plus en plus envahissant.
Même si les gens n’écoutaient ainsi que des concertos de
Vivaldi ou des nocturnes de Chopin, ce serait vite pénible ; vu ce qu’ils
écoutent, c’est proprement insupportable. Au point qu’à mon sens, il serait
utile de légiférer sur la question. On me dira que ce n’est pas l’urgence.
Certes ; ça ne veut pas dire que ce n’est pas important, et vu le nombre
de personnes qu’on paye à ne faire que de la politique à plein temps, on est quand
même en droit d’attendre d’eux qu’ils ne règlent pas que les urgences.
D’autant plus qu’en réalité, ce sont deux questions qui se
posent. La première, celle dont j’ai parlé jusqu’ici, est celle de l’invasion,
de la nuisance pour autrui : la
mauvaise musique sur la terrasse de l’hôtel où je prends mon petit déjeuner me
gêne, la voiture qui passe avec le volume sonore poussé à fond me gêne, la tronçonneuse
tronçonnant tout l’après-midi me gêne.
Mais il y a un second problème, celui que se pose à lui-même celui qui écoute en
permanence de la musique, fût-ce dans ses écouteurs, donc sans gêner personne d’autre :
l’incapacité à vivre, même ponctuellement, dans le silence. Chacun peut
facilement le constater autour de lui : de plus en plus de gens sont
angoissés par le silence, qu’ils trouvent insupportablement vide. Or, je crois
qu’il y a une vertu dans le silence ; plus encore : je crois que les
moments de silence sont nécessaires à notre équilibre, à notre construction
intellectuelle, à notre stabilité émotionnelle, à notre bonheur. Ce n’est que dans
le silence qu’on se retrouve seul face à soi-même et qu’on peut s’observer,
penser, réfléchir ou méditer.
C.S. Lewis, dans Tactique
du Diable, faisait ainsi parler le démon Screwtape :
« La musique et
le silence – comme tous les deux je les déteste ! Comme nous devrions être
reconnaissants à Notre Père de n’avoir pas laissé, depuis qu’il est entré en
Enfer […], un seul mètre carré de l’espace infernal ni un seul instant du temps
infernal à ces deux forces abominables, mais de les avoir tous fait occuper par
le Bruit – le Bruit, le grand dynamisme, l’expression audible de tout ce qui
exulte, de tout ce qui est viril et sans pitié – le Bruit qui, seul, nous
protège des doutes stupides, des scrupules désespérés et des désirs
impossibles. Nous transformerons l’univers entier en bruit, à la fin. Nous
avons déjà fait de grandes avancées dans cette direction pour ce qui concerne
la Terre. À la fin, nous abattrons de nos cris les mélodies et les silences du
Ciel. »
Essayons, si possible, de ne pas lui donner trop tôt raison.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire