lundi 12 novembre 2018

Sandra Muller, ou la société de demain dans toute sa laideur


Dans mon dernier billet, j’ai brièvement évoqué Éric Brion, la première victime du hashtag #balancetonporc. Je n’avais pas mentionné le nom de celle qui l’avait livré à la vindicte populaire, Sandra Muller. Depuis, j’ai écouté son interview dans l’émission Quotidien. Et je me suis dit que son nom méritait d’être mentionné : il incarne assez bien ce vers quoi nous allons.

D’abord, nous allons vers une société de la peur.

J’aime les journalistes de Quotidien. J’aime la manière dont ils mettent au jour les incohérences, les contradictions, les lâchetés des politiciens et plus généralement des grands de ce monde. J’aime leur combat contre la langue de bois et les éléments de langage, deux des fléaux de la politique contemporaine. J’aime leur ténacité, la manière qu’ils ont de ne pas lâcher les gens, de poser et de reposer une même question sans se décourager, jusqu’à obtenir une réponse, ou au moins la fuite de l’interrogé. J’aime leur pertinence.

Pourtant, dans cette interview, ils m’ont fait peine. Ils n’ont pas perdu leur courage : Valentine Oberti a osé dire à Sandra Muller qu’elle qualifiait les faits à tort et qu’elle manquait de nuance ; Yann Barthès lui a dit qu’il n’aurait pas agi comme elle. Mais tous, ils tremblent. Devant cette femme vulgaire et arrogante, ils sont plus tétanisés que devant un ministre ou un grand écrivain. Aussi, quelle prudence ! Que de précautions, de circonvolutions, de concessions ! Évidemment, ça tient en partie de la stratégie oratoire : il ne faut pas braquer le public. Commencer par critiquer les propos d’Éric Brion, c’est éviter de perdre d’entrée de jeu la partie du public qui soutient a priori Muller.

Mais il n’y a pas que ça, et ce n’est même pas le principal. Avant toute autre chose, ils se prémunissent contre l’accusation d’être dans le camp des méchants, des social-traîtres, des ennemis de classe. Ils ont peur de se retrouver à leur tour au pilori des réseaux sociaux, et cette peur les pousse à cautionner, même très partiellement, les délires de Sandra Muller : car non, chère Valentine Oberti, les propos de Brion ne sont pas « insupportables ». Lourds, déplacés, vulgaires sans doute ; insupportables, je ne crois pas. Il faut savoir raison garder.

Sur ce point, Sandra Muller a gagné, car ce n’est pas un hasard si son livre est sous-titré « La peur doit changer de camp ». Ce ne sont pas seulement les harceleurs (ou ceux qu’elle désigne comme tels) qui doivent avoir peur : ce sont tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle. On y est.

Nous allons vers une société de lâcheté.

Ça va bien avec la peur, évidemment. Sandra Muller, tout au long de l’interview, cherche à passer pour une mère-courage : « C’est très facile aussi de se cacher derrière un anonymat et de dénoncer quelqu’un sans donner un nom, enfin, moi j’ai tenu à ne pas rester anonyme et à donner un nom, je pense que c’était un acte courageux. »

Ne mélangeons pas tout, chère madame. Donner son propre nom, oui, c’est courageux. Balancer le nom de quelqu’un d’autre, pardon mais où est le courage ? D’ailleurs, quand il s’agit de dénoncer l’auteur de l’agression physique qu’elle dit avoir subi de la part d’un acteur réputé violent, elle ne balance pas de nom. Et elle en assume la raison : parce qu’elle a peur. Doit-on en conclure que Sandra Muller se montre forte avec les faibles, et faibles avec les forts ? Elle a bien raison, ça aussi, c’est à la mode.

Nous allons vers une société de la confusion permanente.

De la même manière que celle qui fait de la délation sans preuve se prend pour une femme courageuse, la prévenue se prend pour une victime. Face à la question d’Éric Brion qui se demande si elle peut encore se regarder dans la glace (une question que je me pose aussi), elle s’émeut : « C’est quand même insensé que ce soit toujours la victime qui doive se justifier ! » Euh… Est-ce que mes oreilles fonctionnent bien ? Muller confond deux choses (à dessein ? par bêtise ?) : quand Éric Brion la drague lourdement, là oui, elle est victime. Victime d’une drague lourde, aux conséquences bien minimes pour elle. Mais ce n’est pas le sujet : là, on parle de ce qu’elle a fait, elle. Ce n’est pas parce qu’à un moment elle a été victime qu’elle ne peut pas être coupable d’autre chose par la suite – c’est un peu facile.

Bien pire, il y a confusion complète dans les faits reprochés. Sandra Muller affirme que ce que lui a dit Éric Brion n’était pas de la lourdeur, mais était « une agression verbale ». Elle emploie également le mot de « harcèlement ». Que lui a-t-il dit, déjà ? Selon elle : « T’as de gros seins, tu es mon type de femme ; je vais te faire jouir toute la nuit. » Selon lui, après qu’elle lui a dit d’arrêter de la draguer : « Dommage, je t’aurais fait jouir toute la nuit. » En admettant même que ce soit elle qui dit la vérité, ce n’est ni du harcèlement, ni une agression. Il n’est pas son supérieur hiérarchique, il ne la contraint pas, ne la menace pas, ne l’insulte pas, n’insiste pas.

De manière complètement paradoxale, d’ailleurs, Muller reconnaît que ce que lui dit Brion ne constitue pas un délit, mais elle continue à appeler ça une agression. Si c’est une agression, c’est un délit ; si ce n’est pas un délit, ce n’est pas une agression non plus.

Nous allons vers une société du refus catégorique de tout ce qui nous dérange.

Que Sandra Muller ait mal vécu l’épisode, je veux bien. Qu’on puisse souffrir, beaucoup souffir, de se faire à répétition draguer lourdement par les mecs, même quand ce n’est pas toujours le même qui drague, je suis d’accord – même si je crois que celles, et plus généralement ceux, qui ne se font jamais draguer, n’en souffrent pas moins, quoique différemment. Mais la souffrance fait partie de la vie. Dans la tentative de pénaliser la drague lourde, ou dans la délation publique comme la pratique Muller, il y a le refus de cette réalité.

Nous avons tous des souffrances, parfois très lourdes à porter. Certains souffrent, des années après, de remarques que leur ont faites des profs, ou des collègues. On peut souffrir du passage devant soi de celui qui parade avec tout ce qu’on rêve de s’acheter sans pouvoir le faire. On peut souffrir de voir ce en quoi on croit, et qui peut être au cœur de notre vie, moqué et humilié par ceux qui ne croient pas. On souffre des râteaux qu’on prend en amour. Sandra Muller s’en moquerait sans doute, mais moi, je souffre encore, des années après, de la mort de certains arbres, de la destruction de certains paysages, que j’aimais particulièrement. Qui peut dire que certaines de ces souffrances sont à prendre en compte et pas les autres ? Bon, eh ben on encaisse. Il y a des souffrances injustes, et il est normal de chercher à les détruire. Il y a des souffrances qui font partie de la vie, qu’on ne peut pas supprimer, et qu’on ne doit même pas chercher à supprimer, parce que le remède serait forcément pire que le mal.

Nous allons vers une société de l’immédiat et de l’irrationnel.

Sandra Muller assume : quand elle a posté son premier tweet sur Éric Brion, elle n’a pas réfléchi. « Ça a été très spontané. » Donc elle balance le nom de quelqu’un comme ça, sans preuve, sans rien en fait, et elle le fait sans réfléchir aux conséquences. Est-ce qu’elle regrette, du coup ? Non, ce serait trop beau. Pesez bien ça : elle ruine la vie de quelqu’un sur un tweet non réfléchi, mais face caméra, elle assume, pas de regret, oui elle referait la même chose.

De toute manière, c’est pas grave, réfléchir n’a pas l’air d’être trop son truc : dès qu’elle n’a plus d’argument valable (c’est-à-dire assez souvent), elle fait appel à l’émotion, aux bons sentiments, à toutes les femmes qu’elle aurait sauvées ou libérées.

Nous allons vers la disparition de la présomption d’innocence.

« Je suis aux États-Unis, le pays de l’affichage, on a plutôt tendance à donner des noms facilement, […] quand on est dans notre bon droit, on y va ! » Elle en rajoute une couche un peu plus tard : « Dès l’instant où c’était vrai, pourquoi je l’aurais pas fait ? »

Quand mes élèves de 2nde ne comprennent pas ça, je trouve déjà ça désolant et inquiétant. Mais qu’une femme qui doit plus ou moins être une intellectuelle et qui dirige une revue a priori sérieuse sorte de tels propos, ça montre à quel point on est tombé bas.

Les gens ont-ils complètement perdu toute capacité à se décentrer de leur point de vue ? Bien sûr que du point de vue de Sandra Muller, elle est dans son bon droit. Elle pense probablement (faisons-lui ce crédit) retranscrire fidèlement les paroles que lui a dites Éric Brion. Mais du point de vue d’Éric Brion, qu’en est-il ? Lui aussi pense être dans son bon droit. Il ne nie pas avoir dragué lourdement Sandra Muller, il n’en est d’ailleurs pas fier, mais il nie avoir tenu les propos qu’elle lui prête – contrairement à ce qu’elle dit (pour le coup de manière forcément mensongère).

Dès lors qu’il y a désaccord, que faire ? Sandra Muller nous propose la loi de la jungle, et que le plus fort gagne. Je balance ton nom, je sors un livre, voyons si tu pares les coups et si tu arrives à m’en rendre. Pour elle, si la France, contrairement aux États-Unis où elle réside, refuse la culture de la « délation » (ce qu’elle regrette explicitement), « c’est parce que qu’on a été marqués par la Deuxième Guerre mondiale ». Non : c’est parce qu’on a une certaine idée du droit et de la justice.

Dieu merci, face à la loi de la jungle dont Muller vante les mérites, on a une alternative : la procédure judiciaire, contradictoire, publique, offrant à chacun la possibilité de se défendre, basée sur une enquête rigoureuse et tranchée par un tribunal indépendant et impartial. Il faut vraiment être peu lucide pour ne pas préférer cette seconde option.

Ce que Sandra Muller échoue à comprendre, c’est que même avoir raison et dire la vérité n’autorise personne à s’ériger en juge ou à piétiner les principes fondamentaux du droit. Elle ne comprend pas que la question n’est pas de savoir si on est dans son bon droit ou pas, si ce qu’on dit est vrai ou pas. La question, c’est de savoir comment on établit qui est dans son bon droit et qui sanctionne les préjudices subis. Parce que selon le moyen que nous choisirons, nous irons soit vers une société du droit, soit vers une société de la force.

« Faut pas penser que les femmes sont des mythomanes ou des menteuses », nous dit Muller. Certes. Faut pas penser le contraire non plus ! Elle me fait penser à un chef d’établissement de ma connaissance, qui, face à une faille du logiciel Pronote, qui gère les notes, les appréciations et les bulletins des élèves, nous avait dit : « De toute manière, ce n’est pas parce que nos élèves ont la possibilité de tricher qu’ils vont le faire ! Il ne faut pas les prendre pour des tricheurs. » Bienvenue chez les Bisounours. Encore une fois, la question n’est pas de savoir si les femmes qui dénoncent des agressions ou du harcèlement sont des menteuses : la question est de savoir comment qualifier les faits et comment punir les coupables. Sandra Muller dit : « par la justice de la rue ». Moi je dis : « par la justice de la loi ». À chacun de dire laquelle des deux est la plus juste.

Nous allons vers la disparition de la vie privée.

Aux États-Unis toujours, « il y a des caméras de surveillance partout », nous dit-elle. Ça n’a pas l’air de l’émouvoir. A-t-elle pensé à ce que ça implique en termes de surveillance par l’État ou les entreprises ? Apparemment pas. S’est-elle interrogée deux minutes sur les dangers que ça présente, même pour ceux qui pensent n’avoir rien à se reprocher[1] ? On pense bien que non, puisque quand Yann Barthès lui demande si elle est attachée à la culture française de la vie privée, elle répond sans ambages : « Moi j’y tiens plus, je vis plus en France, je suis beaucoup plus cash. » Bon. Et si tu retournais vivre dans ton totalitarisme en germe, sans essayer de rendre notre société à nous invivable ?

Nous allons, enfin, vers le je-m’en-foutisme le plus total.

Sandra Muller participe donc de la destruction programmée de valeurs qui sont parmi les plus importantes de notre société et de notre droit, de valeurs qui sont au socle de toute possibilité de bonheur commun. Mais Dieu soit loué, elle le fait avec le sourire ! « Il faut aussi garder une dimension un peu humoristique, […] #balancetonporc c’est pas quelque chose d’extrêmement classe, je l’assume » (ça, c’est au moins un point d’accord entre nous, ma cocotte) « c’est plutôt drôle et y a aussi un côté très populaire que j’assume aussi ».

Populaire, oui, on est d’accord, encore. Mais drôle ? Ben non, en fait. Ça n’a rien de drôle. Rien. Ruiner la vie de quelqu’un sur un tweet n’a rien de drôle. La disproportion entre ce qu’un homme a fait et les sanctions qu’il subit n’a rien de drôle. Piétiner nos valeurs fondamentales et abîmer la société n’a rien de drôle. Ce que ça veut dire, c’est que non seulement Sandra Muller fait tout cela, mais qu’elle n’est même pas assez intelligente pour en avoir conscience, pour le faire en toute connaissance de cause, en mesurant les conséquences de son geste. C’est la bêtise qui s’assume, qui se présente à nous tout sourire.

Le monde de demain, c’est ça : l’horreur qui s’approche, mais goguenarde. Et ça marche. Comme avec les élections de Trump ou de Bolsonaro, les gens sont contents. So this is how liberty dies: with thunderous applause.


[1] Dangers que j’ai déjà exposés à de nombreuses reprises, comme , ou .

1 commentaire:

  1. Bon, je n'ai pas pu écouter Sandra Muller jusqu'au bout à cause d'un léger écœurement provoqué par la lourdeur de sa prestation et cette inconscience, non pas de l’intérêt de promotionner son bouquin, mais bien de ce que la médiatisation de l'injure qu'elle a ressentie et donc de l'exploitation qui en est faite pouvait être tributaire de ce que la domination,féminine cette fois-ci,fasse triompher les rapports de pouvoir. Le vainqueur de cette confrontation entre elle et son agresseur reste le pouvoir: déchirez-vous donc pour des niaiseries, nous, nous réglons pour vous des problèmes trop sérieux pour que vous participiez à leurs solutions.

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