Dans mon dernier billet, j’ai brièvement évoqué Éric Brion,
la première victime du hashtag #balancetonporc. Je n’avais pas mentionné le nom
de celle qui l’avait livré à la vindicte populaire, Sandra Muller. Depuis, j’ai
écouté son interview dans l’émission Quotidien.
Et je me suis dit que son nom méritait d’être mentionné : il incarne assez
bien ce vers quoi nous allons.
D’abord, nous allons vers une société de la peur.
J’aime les journalistes de Quotidien. J’aime la manière dont ils mettent au jour les
incohérences, les contradictions, les lâchetés des politiciens et plus
généralement des grands de ce monde. J’aime leur combat contre la langue de
bois et les éléments de langage, deux des fléaux de la politique contemporaine.
J’aime leur ténacité, la manière qu’ils ont de ne pas lâcher les gens, de poser
et de reposer une même question sans se décourager, jusqu’à obtenir une
réponse, ou au moins la fuite de l’interrogé. J’aime leur pertinence.
Pourtant, dans cette interview, ils m’ont fait peine. Ils
n’ont pas perdu leur courage : Valentine Oberti a osé dire à Sandra Muller
qu’elle qualifiait les faits à tort et qu’elle manquait de nuance ; Yann
Barthès lui a dit qu’il n’aurait pas agi comme elle. Mais tous, ils tremblent.
Devant cette femme vulgaire et arrogante, ils sont plus tétanisés que devant un
ministre ou un grand écrivain. Aussi, quelle prudence ! Que de
précautions, de circonvolutions, de concessions ! Évidemment, ça tient en
partie de la stratégie oratoire : il ne faut pas braquer le public.
Commencer par critiquer les propos d’Éric Brion, c’est éviter de perdre
d’entrée de jeu la partie du public qui soutient a priori Muller.
Mais il n’y a pas que ça, et ce n’est même pas le principal.
Avant toute autre chose, ils se prémunissent contre l’accusation d’être dans le
camp des méchants, des social-traîtres, des ennemis de classe. Ils ont peur de
se retrouver à leur tour au pilori des réseaux sociaux, et cette peur les
pousse à cautionner, même très partiellement, les délires de Sandra
Muller : car non, chère Valentine Oberti, les propos de Brion ne sont pas
« insupportables ». Lourds, déplacés, vulgaires sans doute ;
insupportables, je ne crois pas. Il faut savoir raison garder.
Sur ce point, Sandra Muller a gagné, car ce n’est pas un
hasard si son livre est sous-titré « La peur doit changer de camp ».
Ce ne sont pas seulement les harceleurs (ou ceux qu’elle désigne comme tels)
qui doivent avoir peur : ce sont tous ceux qui ne sont pas d’accord avec
elle. On y est.
Nous allons vers une société de lâcheté.
Ça va bien avec la peur, évidemment. Sandra Muller, tout au
long de l’interview, cherche à passer pour une mère-courage : « C’est très facile aussi de se cacher
derrière un anonymat et de dénoncer quelqu’un sans donner un nom, enfin, moi
j’ai tenu à ne pas rester anonyme et à donner un nom, je pense que c’était un
acte courageux. »
Ne mélangeons pas tout, chère madame. Donner son propre nom, oui, c’est courageux.
Balancer le nom de quelqu’un d’autre,
pardon mais où est le courage ? D’ailleurs, quand il s’agit de dénoncer
l’auteur de l’agression physique qu’elle dit avoir subi de la part d’un acteur
réputé violent, elle ne balance pas de nom. Et elle en assume la raison :
parce qu’elle a peur. Doit-on en conclure que Sandra Muller se montre forte
avec les faibles, et faibles avec les forts ? Elle a bien raison, ça
aussi, c’est à la mode.
Nous allons vers une société de la confusion permanente.
De la même manière que celle qui fait de la délation sans
preuve se prend pour une femme courageuse, la prévenue se prend pour une
victime. Face à la question d’Éric Brion qui se demande si elle peut encore se
regarder dans la glace (une question que je me pose aussi), elle s’émeut :
« C’est quand même insensé que ce
soit toujours la victime qui doive se justifier ! » Euh… Est-ce
que mes oreilles fonctionnent bien ? Muller confond deux choses (à
dessein ? par bêtise ?) : quand Éric Brion la drague lourdement,
là oui, elle est victime. Victime d’une drague lourde, aux conséquences bien
minimes pour elle. Mais ce n’est pas le sujet : là, on parle de ce qu’elle
a fait, elle. Ce n’est pas parce qu’à un moment elle a été victime qu’elle ne
peut pas être coupable d’autre chose par la suite – c’est un peu facile.
Bien pire, il y a confusion complète dans les faits
reprochés. Sandra Muller affirme que ce que lui a dit Éric Brion n’était pas de
la lourdeur, mais était « une agression verbale ». Elle emploie
également le mot de « harcèlement ». Que lui a-t-il dit, déjà ?
Selon elle : « T’as de gros seins, tu es mon type de femme ; je
vais te faire jouir toute la nuit. » Selon lui, après qu’elle lui a dit
d’arrêter de la draguer : « Dommage, je t’aurais fait jouir toute la
nuit. » En admettant même que ce soit elle qui dit la vérité, ce n’est ni
du harcèlement, ni une agression. Il n’est pas son supérieur hiérarchique, il
ne la contraint pas, ne la menace pas, ne l’insulte pas, n’insiste pas.
De manière complètement paradoxale, d’ailleurs, Muller
reconnaît que ce que lui dit Brion ne constitue pas un délit, mais elle
continue à appeler ça une agression. Si c’est une agression, c’est un
délit ; si ce n’est pas un délit, ce n’est pas une agression non plus.
Nous allons vers une société du refus catégorique de tout ce
qui nous dérange.
Que Sandra Muller ait mal vécu l’épisode, je veux bien. Qu’on
puisse souffrir, beaucoup souffir, de se faire à répétition draguer lourdement
par les mecs, même quand ce n’est pas toujours le même qui drague, je suis
d’accord – même si je crois que celles, et plus généralement ceux, qui ne se
font jamais draguer, n’en souffrent pas moins, quoique différemment. Mais la
souffrance fait partie de la vie. Dans la tentative de pénaliser la drague
lourde, ou dans la délation publique comme la pratique Muller, il y a le refus
de cette réalité.
Nous avons tous des souffrances, parfois très lourdes à
porter. Certains souffrent, des années après, de remarques que leur ont faites
des profs, ou des collègues. On peut souffrir du passage devant soi de celui qui
parade avec tout ce qu’on rêve de s’acheter sans pouvoir le faire. On peut
souffrir de voir ce en quoi on croit, et qui peut être au cœur de notre vie,
moqué et humilié par ceux qui ne croient pas. On souffre des râteaux qu’on
prend en amour. Sandra Muller s’en moquerait sans doute, mais moi, je souffre
encore, des années après, de la mort de certains arbres, de la destruction de
certains paysages, que j’aimais particulièrement. Qui peut dire que certaines
de ces souffrances sont à prendre en compte et pas les autres ? Bon, eh
ben on encaisse. Il y a des souffrances injustes, et il est normal de chercher
à les détruire. Il y a des souffrances qui font partie de la vie, qu’on ne peut
pas supprimer, et qu’on ne doit même pas chercher à supprimer, parce que le
remède serait forcément pire que le mal.
Nous allons vers une société de l’immédiat et de
l’irrationnel.
Sandra Muller assume : quand elle a posté son premier
tweet sur Éric Brion, elle n’a pas réfléchi. « Ça a été très spontané. » Donc elle balance le nom de
quelqu’un comme ça, sans preuve, sans rien en fait, et elle le fait sans
réfléchir aux conséquences. Est-ce qu’elle regrette, du coup ? Non, ce
serait trop beau. Pesez bien ça : elle ruine la vie de quelqu’un sur un
tweet non réfléchi, mais face caméra, elle assume, pas de regret, oui elle
referait la même chose.
De toute manière, c’est pas grave, réfléchir n’a pas l’air
d’être trop son truc : dès qu’elle n’a plus d’argument valable
(c’est-à-dire assez souvent), elle fait appel à l’émotion, aux bons sentiments,
à toutes les femmes qu’elle aurait sauvées ou libérées.
Nous allons vers la disparition de la présomption
d’innocence.
« Je suis aux
États-Unis, le pays de l’affichage, on a plutôt tendance à donner des noms
facilement, […] quand on est dans notre bon droit, on y va ! »
Elle en rajoute une couche un peu plus tard : « Dès l’instant où c’était vrai, pourquoi je l’aurais pas
fait ? »
Quand mes élèves de 2nde ne comprennent pas ça,
je trouve déjà ça désolant et inquiétant. Mais qu’une femme qui doit plus ou
moins être une intellectuelle et qui dirige une revue a priori sérieuse sorte de tels propos, ça montre à quel point on
est tombé bas.
Les gens ont-ils complètement perdu toute capacité à se
décentrer de leur point de vue ?
Bien sûr que du point de vue de Sandra
Muller, elle est dans son bon droit. Elle pense probablement (faisons-lui
ce crédit) retranscrire fidèlement les paroles que lui a dites Éric Brion. Mais
du point de vue d’Éric Brion, qu’en
est-il ? Lui aussi pense être dans son bon droit. Il ne nie pas avoir
dragué lourdement Sandra Muller, il n’en est d’ailleurs pas fier, mais il nie
avoir tenu les propos qu’elle lui prête – contrairement à ce qu’elle dit (pour
le coup de manière forcément mensongère).
Dès lors qu’il y a désaccord, que faire ? Sandra Muller
nous propose la loi de la jungle, et que le plus fort gagne. Je balance ton
nom, je sors un livre, voyons si tu pares les coups et si tu arrives à m’en
rendre. Pour elle, si la France, contrairement aux États-Unis où elle réside,
refuse la culture de la « délation » (ce qu’elle regrette
explicitement), « c’est parce que
qu’on a été marqués par la Deuxième Guerre mondiale ». Non :
c’est parce qu’on a une certaine idée du droit et de la justice.
Dieu merci, face à la loi de la jungle dont Muller vante les
mérites, on a une alternative : la procédure judiciaire, contradictoire,
publique, offrant à chacun la possibilité de se défendre, basée sur une enquête
rigoureuse et tranchée par un tribunal indépendant et impartial. Il faut
vraiment être peu lucide pour ne pas préférer cette seconde option.
Ce que Sandra Muller échoue à comprendre, c’est que même
avoir raison et dire la vérité n’autorise personne à s’ériger en juge ou à
piétiner les principes fondamentaux du droit. Elle ne comprend pas que la
question n’est pas de savoir si on
est dans son bon droit ou pas, si ce qu’on dit est vrai ou pas. La question,
c’est de savoir comment on établit
qui est dans son bon droit et qui
sanctionne les préjudices subis. Parce que selon le moyen que nous
choisirons, nous irons soit vers une société du droit, soit vers une société de
la force.
« Faut pas penser
que les femmes sont des mythomanes ou des menteuses », nous dit
Muller. Certes. Faut pas penser le contraire non plus ! Elle me fait penser
à un chef d’établissement de ma connaissance, qui, face à une faille du
logiciel Pronote, qui gère les notes, les appréciations et les bulletins des
élèves, nous avait dit : « De toute manière, ce n’est pas parce que
nos élèves ont la possibilité de tricher qu’ils vont le faire ! Il ne faut
pas les prendre pour des tricheurs. » Bienvenue chez les Bisounours.
Encore une fois, la question n’est pas de savoir si les femmes qui dénoncent
des agressions ou du harcèlement sont des menteuses : la question est de
savoir comment qualifier les faits et comment punir les coupables. Sandra
Muller dit : « par la justice de la rue ». Moi je dis :
« par la justice de la loi ». À chacun de dire laquelle des deux est
la plus juste.
Nous allons vers la disparition de la vie privée.
Aux États-Unis toujours, « il
y a des caméras de surveillance partout », nous dit-elle. Ça n’a pas
l’air de l’émouvoir. A-t-elle pensé à ce que ça implique en termes de
surveillance par l’État ou les entreprises ? Apparemment pas. S’est-elle
interrogée deux minutes sur les dangers que ça présente, même pour ceux qui
pensent n’avoir rien à se reprocher[1] ?
On pense bien que non, puisque quand Yann Barthès lui demande si elle est
attachée à la culture française de la vie privée, elle répond sans
ambages : « Moi j’y tiens plus,
je vis plus en France, je suis beaucoup plus cash. » Bon. Et si tu
retournais vivre dans ton totalitarisme en germe, sans essayer de rendre notre
société à nous invivable ?
Nous allons, enfin, vers le je-m’en-foutisme le plus total.
Sandra Muller participe donc de la destruction programmée de
valeurs qui sont parmi les plus importantes de notre société et de notre droit,
de valeurs qui sont au socle de toute possibilité de bonheur commun. Mais Dieu
soit loué, elle le fait avec le sourire ! « Il faut aussi garder une dimension un peu humoristique, […]
#balancetonporc c’est pas quelque chose d’extrêmement classe, je
l’assume » (ça, c’est au moins un point d’accord entre nous, ma
cocotte) « c’est plutôt drôle et y a
aussi un côté très populaire que j’assume aussi ».
Populaire, oui, on est d’accord, encore. Mais drôle ?
Ben non, en fait. Ça n’a rien de drôle. Rien. Ruiner la vie de quelqu’un sur un
tweet n’a rien de drôle. La disproportion entre ce qu’un homme a fait et les sanctions
qu’il subit n’a rien de drôle. Piétiner nos valeurs fondamentales et abîmer la
société n’a rien de drôle. Ce que ça veut dire, c’est que non seulement Sandra
Muller fait tout cela, mais qu’elle n’est même pas assez intelligente pour en
avoir conscience, pour le faire en toute connaissance de cause, en mesurant les
conséquences de son geste. C’est la bêtise qui s’assume, qui se présente à nous
tout sourire.
Le monde de demain, c’est ça : l’horreur qui
s’approche, mais goguenarde. Et ça marche. Comme avec les élections de Trump ou
de Bolsonaro, les gens sont contents. So this is how liberty dies: with
thunderous applause.
Bon, je n'ai pas pu écouter Sandra Muller jusqu'au bout à cause d'un léger écœurement provoqué par la lourdeur de sa prestation et cette inconscience, non pas de l’intérêt de promotionner son bouquin, mais bien de ce que la médiatisation de l'injure qu'elle a ressentie et donc de l'exploitation qui en est faite pouvait être tributaire de ce que la domination,féminine cette fois-ci,fasse triompher les rapports de pouvoir. Le vainqueur de cette confrontation entre elle et son agresseur reste le pouvoir: déchirez-vous donc pour des niaiseries, nous, nous réglons pour vous des problèmes trop sérieux pour que vous participiez à leurs solutions.
RépondreSupprimer