Imaginons un établissement scolaire, purement fictif, situé dans
un département pauvre et défavorisé. Plus précisément, un collège, et au sein
de ce département en difficulté, un collège parmi les meilleurs, où les élèves sont
parmi les plus faciles à gérer.
Les résultats des examens étant de nos jours détaillés en
public, la principale de ce collège s’aperçoit que, de manière surprenante, son
établissement est plutôt mal classé pour ce qui concerne le brevet. En y
regardant de plus près, elle constate que ses élèves réussissent en fait très
bien – du moins comparés à ceux des autres établissements du département – les
épreuves nationales finales, où les copies des élèves de tout le département
sont mélangées et corrigées de manière anonyme.
Il n’y a donc qu’une seule explication possible au fait qu’ils
arrivent malgré tout après les autres dans le classement final du brevet :
c’est la part de contrôle continu à l’examen qui les défavorise. Concrètement,
les profs de son établissement notent les élèves plus sévèrement que les
autres.
Elle envoie alors à tous les enseignants placés sous son
autorité un mail d’engueulade, pour leur dire qu’ils ne manifestent pas la
bienveillance nécessaire au succès des élèves, et leur demande de changer leurs
pratiques pédagogiques. Pour bien enfoncer le clou, elle vient leur refaire la
morale en salle des profs pendant une récréation, flanquée de ses deux
adjointes : elle accuse alors les enseignants de défavoriser leurs élèves,
de nuire à leur réussite, etc.
Les professeurs de cet établissement se retrouvent donc face
à un dilemme. S’ils résistent, les tensions vont forcément monter au sein du
collège. Ceux qui auront des moyennes trop basses pourront être l’objet de
diverses brimades, de tracasseries, voire de sanctions dissimulées :
mauvais emploi du temps, classes difficiles, non-respect de leurs demandes,
etc.
Mais s’ils cèdent, ils savent qu’ils s’engagent dans une
course sans fin. Car naturellement, s’ils relèvent leurs moyennes – contre leur
conviction profonde quant au niveau réel de leurs élèves, rappelons-le –, l’année
suivante, les élèves de cet établissement réussiront mieux au brevet, par le
simple poids du contrôle continu dans l’examen. Le collège grimpera dans le
classement… ce qui fera mathématiquement baisser les établissements doublés. Que
feront alors les principaux de ces autres collèges ? Ils écriront à leur
tour un mail grondeur à leurs enseignants, en leur reprochant la chute de leurs
établissements respectifs dans le classement au brevet, et leur demanderont d’être
plus généreux dans leur notation.
À partir de là, c’est comme la course aux armements : à
peu près sans fin. Ça peut durer jusqu’à ce que tous les établissements du
département aient des moyennes de classe tournant entre 18 et 20 – là au moins,
ils auront tous de nouveau des chances égales face aux épreuves terminales de l’examen.
Cet exemple – purement fictif, rappelons-là – illustre à
merveille les dangers du contrôle continu, qui sont de deux ordres.
Tout d’abord, le contrôle continu défavorise tous les élèves :
oui, tous. Ceux dont les profs résistent et ne montent pas les moyennes sont
défavorisés à l’examen, puisqu’ils récoltent moins de points que les autres
grâce au contrôle continu. Mais ceux dont les profs cèdent et montent artificiellement
les notes ne le sont pas moins : pour eux, c’est par l’orientation que les
problèmes vont arriver, et à toutes les étapes de leur scolarité.
Au collège, un élève en réalité plutôt faible mais
travailleur, et dont les notes auront été gonflées, ne sera tout simplement pas
accepté en lycée professionnel, où il aurait pourtant toute sa place, et sera
envoyé de force en lycée général, donc au casse-pipe assuré[1].
Même problème pour un élève de seconde, qui ne sera pas orienté vers les
filières technologiques mais plutôt générales, avec la même certitude d’un
échec scolaire derrière, puisqu’il n’aura en réalité pas le niveau pour en
suivre les cours. Ces drames sont encore accentués par le fait que, dans un
nombre croissant d’académies, l’orientation n’est plus décidée par les
professeurs en concertation avec les familles, mais par des logiciels et des algorithmes
qui ne voient justement que les chiffres.
Même pour un élève qui réussira à décrocher son bac, le problème
continuera à se poser : car des résultats artificiellement gonflés dans le
secondaire lui auront fait croire, à tort, qu’il a le niveau pour s’inscrire en
faculté. L’échec est alors reporté au post-bac, mais pour intervenir plus tard,
il n’en est que plus tragique, car il est alors souvent trop tard pour se
réorienter, et même dans le cas contraire, beaucoup de temps a été perdu.
Faut-il rappeler que 50% des élèves échouent à valider leur première année d’études
supérieures ? À tout prendre, on voit bien qu’il vaut mieux être défavorisé
à l’examen par un prof qui garde une notation plus juste que d’être intégralement
trompé sur la marchandise par un prof qui cède aux pressions de l’administration.
Mais le contrôle continu ne fait pas que défavoriser les
élèves : il tend aussi à accroître les inégalités scolaires et donc socio-spatiales.
En effet, un examen national, où l’intégralité de la note est issue d’épreuves
où les copies sont mélangées et anonymées, est la garantie d’une égale valeur
de l’examen partout. Certes, cette valeur peut être très fortement dégradée par
les consignes de correction nous demandant d’être « bienveillants »
avec tous[2] ;
mais au moins, c’est la valeur du bac de tout le monde qui baisse.
Alors qu’avec le contrôle continu, forcément, l’égalité se
brise. Je ne parle même pas du malheureux élève dont la tête ne reviendra pas à
quelques-uns de ses profs, et qui se verra fatalement défavorisé – les
fort-en-gueule, les pas scolaires, les trop pédants… Je parle surtout de tous
ceux qui auront eu la malchance de passer leur bac dans le
département-difficile-et-très-défavorisé susmentionné. Que diront les
établissements supérieurs auprès desquels ils postuleront ? « Oh, celui-là,
il a eu le bac mention très bien, mais on sait bien que là-bas les profs
gonflent les notes pour qu’ils aient tous le bac, ça ne veut rien dire. »
Et voilà comment quelqu’un qui pourra très bien avoir le niveau requis ne sera quand
même pas pris.
Pour mémoire, le contrôle continu a fait son entrée au
brevet depuis longtemps déjà. La réforme du bac déjà votée sous l’impulsion du gouvernement
Macron soumet à son tour cet examen à cette aberration.
[1]
Eh oui, ça se passe comme ça. Dans la pratique, de trop bonnes notes vous
ferment les sections qu’on réserve traditionnellement aux élèves faibles.
[2]
Ce qui, naturellement, est pratiqué partout, aussi bien pour le brevet que pour
le bac. Je pourrais remplir un livre rien qu’avec les savoureuses anecdotes que
j’ai collectées à ce sujet en dix ans de carrière.
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