Après un premier billet destiné à montrer qu’on ne pouvait
pas parler de « guerre » pour notre relation au soi-disant État islamique
ou au terrorisme en général, puis un deuxième consacré aux mesures qu’il
convenait à mon avis de prendre, j’en viens à ce qui est à mes yeux le plus important,
et de loin : ce qu’il ne faut pas faire. Car s’il est important d’agir, il
est encore plus important de ne pas mal agir.
La première chose à ne pas faire, ce serait de rechercher le
risque zéro, pour la simple et bonne raison qu’il n’existe pas. Il est
essentiel que tout le monde le comprenne : aucune société, même le
totalitarisme le plus abouti, ne peut se prémunir entièrement contre le risque
terroriste. Tuer une grande quantité d’humains au hasard est tout simplement
trop facile, surtout avec les moyens techniques modernes, pour qu’on puisse l’éviter
complètement. On peut agir sur les causes, essayer de faire en sorte que les
gens aient le moins possible envie de
commettre de tels massacres ; mais à partir du moment où des groupes un
peu conséquents, voire des individus isolés, auront la volonté de le faire, on
ne pourra jamais empêcher la totalité des tentatives d’aboutir. Même en mettant
des policiers en armes partout, même en surveillant toutes les communications,
nous ne serons jamais à l’abri de groupes un peu intelligents, ni surtout de
loups solitaires potentiellement extrêmement destructeurs.
Il faut donc, avant tout, accepter de vivre avec ce risque d’attaques.
Ce n’est évidemment pas simple, mais il faut réaliser que de toute manière,
nous n’avons aucun choix en la matière : soit nous acceptons le risque
terroriste et nous pouvons essayer de nous organiser face à lui ; soit
nous partons à la poursuite du risque zéro, auquel cas nous risquons de perdre
tout ce qui fait le bonheur de nos existences, et pour rien en échange puisque nous n’aurons même pas le risque zéro
recherché.
Partant de là, il est évident que ce qu’il ne faudrait
surtout pas faire, c’est accepter de limiter nos libertés en espérant y gagner
de la sécurité. On connaît la célèbre phrase attribuée à Benjamin Franklin :
« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne
mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. » Une caricature
l’illustre très bien :
Je ne suis pas en train de dire que l’état d’urgence serait
entièrement injustifié. En soi, il me semble normal que la Constitution prévoit
l’état de siège et l’état d’urgence (deux choses différentes, notez bien), et
que dans ces temps extrêmes certaines libertés soit réduites. Mais cela ne peut
se faire légitimement et sans trop de danger qu’à plusieurs conditions.
La première, c’est qu’on ne réduise que les libertés qu’il
est strictement nécessaire de restreindre, et seulement dans la mesure où il
est absolument nécessaire de les restreindre. Il y a des libertés avec
lesquelles on ne peut absolument pas transiger, et même pour celles qu’on peut
aménager, il y a des seuils qu’il ne faut absolument pas dépasser, et ce quelle
que soit l’urgence. Or, je n’ai pas l’impression que le gouvernement, et moins
encore la population, aient effectué ce travail préalable de réflexion sur ce
qu’on peut ou qu’on ne peut pas faire.
La deuxième condition découle de la première : il ne
faut jamais, absolument jamais, sortir du cadre constitutionnel. Et là encore,
les signaux sont alarmants. Quand on voit le Premier ministre demander aux
parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel par crainte de voir
certains aspects de la loi invalidés, il dit deux choses : d’abord qu’il a
conscience d’agir de manière probablement anticonstitutionnelle ; ensuite
qu’il refuse de voir cette attitude ouvertement anticonstitutionnelle empêchée
ou même freinée par ceux-là même qui sont censés veiller au respect de la
Constitution. Autrement dit, il refuse l’équilibre institutionnel des pouvoirs
et les garde-fous qui nous protègent un peu des excès et des dérives. C’est
plus qu’inquiétant.
La troisième, enfin, est que l’état d’urgence soit
strictement limité dans la durée. Il n’y a pas de guerre, nous ne sommes donc
pas en état de siège ; et aucune « urgence » ne peut s’étendre
sur bien plus de quelques mois. Il ne devrait pas être possible de déclarer l’état
d’urgence pendant plus de douze semaines, et après la fin d’une période d’urgence,
un nouvel état d’urgence ne devrait pas pouvoir être déclaré avant un an.
Actuellement, nous assistons plutôt à l’inverse : un
état d’urgence non réfléchi, non clairement limité, ni dans le temps, ni par
les institutions. Nous faisons donc tout ce qu’il ne faut pas faire.
Autre chose à ne pas faire, et qu’on est en train de faire :
faciliter le port d’armes hors-service par les policiers. Je disais dans mon
dernier billet qu’il était au contraire essentiel de limiter le plus possible
la circulation et la détention des armes en Europe. Quand ils ne sont pas en
service, nous n’avons pas besoin que les policiers continuent de se comporter
en policiers ; nous avons besoin qu’ils se reposent, physiquement et
mentalement, pour pouvoir reprendre leur service ensuite. Ce repos est
parfaitement incompatible avec la tension, la pression et la responsabilité que
représente le port d’une arme en public.
Toujours dans le refus de l’illusion du risque zéro, il
serait dramatique de fermer la porte aux réfugiés venant de Syrie ou d’Irak. On
va me dire que des terroristes peuvent se cacher parmi eux. Ai-je jamais prétendu
le contraire ? Bien sûr que des terroristes se cachent parmi eux !
Mais je ne vois pas ce que ça change. Fermer la frontière aux réfugiés n’empêchera
aucun terroriste de passer ; ils passeront autrement – vous pensez bien qu’ils
ont d’autres moyens à leur disposition. En revanche, la colère, la frustration,
les malheurs qu’une telle tentative de nous barricader ne manquerait pas d’engendrer
donneraient naissance, eux, à de nouvelles vagues de terrorisme dans l’avenir.
Et surtout, au nom de quoi pourrions-nous justifier moralement de faire payer –
et à quel prix ! – à des dizaines de milliers de personnes la faute de quelques-uns ?
Finalement, le principe directeur qui devrait nous guider
pour éviter les erreurs, c’est ceci : ne faisons pas ce que les
terroristes veulent que nous fassions. Ils veulent que nous fermions la route
aux migrants, pour mieux pouvoir les monter contre nous ensuite. Ils veulent
que nous opposions frontalement l’islam et les autres cultures et religions,
pour mieux aboutir à la nouvelle guerre de religions qu’ils attendent et
espèrent. Ils veulent que nos gouvernements restreignent peu à peu nos libertés
fondamentales, pour nous faire perdre ce qui constitue à la fois le fondement
de notre bonheur et la justification de notre valeur. Ils veulent que nous
ayons peur et que nous cessions de boire tranquillement en terrasse ou d’aller
au concert.
Ne leur cédons pas. Ne leur cédons sur rien.
Pour conclure ces trois billets, je dirai que je ne suis pas
optimiste, loin de là. Je ne pense pas que nous soyons en guerre, et je pense même
dangereux de le faire croire ; or, on n’entend plus que ce mot, répété
partout comme une évidence et une fatalité. Et alors qu’ils ne font que peu de
ce qu’il y aurait réellement à faire, nos politiciens s’acharnent à faire avec
application à peu près tout ce qu’il faudrait éviter.
Le pire dans tout ça ? Peut-être le soutien massif qu’ils
reçoivent de la population. Quand on voit que les mesures sécuritaires,
liberticides pour nous mais inefficaces contre le terrorisme, sont soutenues
par plus de 90% des Français ; quand on voit que près de 85% d’entre eux
se disent prêts à renoncer à une part de leur liberté pour bénéficier de plus
de sécurité (ou plus exactement d’une illusion de sécurité), on se demande
décidément comment ceux qui ne cèdent pas à l’hystérie collective peuvent
encore être démocrates.
Car comment ne pas le voir ? Les lois liberticides ne
sont pas prises par des gouvernements dictatoriaux, mais bien de manière
démocratique, par les députés et les gouvernements élus. Certains vont me
rétorquer que notre système n’est pas réellement démocratique ; mais c’est
peine perdue, puisqu’on voit bien justement que pour une fois, les mesures
gouvernementales reçoivent un soutien populaire massif et réel. Les choses n’iraient
donc pas mieux si nous étions une « vraie » démocratie ; peut-être
même iraient-elles encore plus mal.
La démocratie a longtemps été la réponse adaptée à nos problèmes.
Elle a longtemps été digne d’être défendue. Aujourd’hui, elle contribue à nous
mener au totalitarisme. Je ne doute pas, malheureusement, que nous en aurons de
nouvelles preuves dans les années à venir. Combien en faudra-t-il pour que
certains ouvrent enfin les yeux ? Ne sera-t-il pas trop tard ? C’est
toute la question.
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