Une des multiples manières de perdre son temps sur le Net,
c’est d’errer sur les sites de gens avec lesquels on n’a à peu près rien en
commun. On éprouve une sorte de fascination pour des discours haineux ou
stupides, pour la méchanceté ou la bêtise. Il est possible de rester cinq bonnes
minutes devant Touche pas à mon poste
en se disant à peu près à chaque instant : « Mon Dieu, mais qu’est-ce
que c’est con ! », mais sans décrocher pour autant ; de même, on
lit des pages et des pages d’argumentaires agressifs, sidéré moins par la masse
de ce qu’il y aurait à redire que par l’évidente inutilité de toute discussion.
Le seul avantage de ces errements, la seule chose qui fait
que ce n’est pas du temps absolument perdu, c’est qu’on se rend un peu mieux
compte de certains écarts, de certaines fractures – avec le risque, évidemment,
de tomber d’un excès dans l’autre et de les exagérer. De la même manière qu’en
lisant certains catholiques, je me dis parfois que les points communs entre
nous sont bien peu nombreux et me demande comment nous parvenons encore à faire
Église ensemble, il m’arrive de me demander ce qu’il reste de commun entre moi
et certains autres membres de la société française. Ainsi d’Houria Bouteldja et
de ses « Indigènes de la République ».
Ce « parti » fait étalage d’un racisme dont je me
demande comment certains peuvent encore douter. Il est vrai qu’il ne s’exprime
pas sous la forme ancienne d’une hiérarchisation des races : je ne pense
pas que les membres du PIR considèrent les « non blancs » comme
supérieurs aux « blancs » – pas tous, en tout cas, et sans doute même
pas la majorité d’entre eux. Mais ils font partie de ceux que la question de la
race obsède. Ils ne sont pas les seuls ; « Ficus », avec
laquelle j’avais déjà eu un petit démêlé, partage la même monomanie. Pour ces
gens, la distinction essentielle est sans équivoque celle de la race :
leurs textes regorgent littéralement des qualificatifs « blancs » et
« non blancs », comme si non seulement les différences raciales
étaient la fracture essentielle permettant de catégoriser l’humanité, mais
qu’en plus il n’y avait que deux races : les blancs et tous les autres. Et
surtout – c’est là que réside essentiellement leur indéniable racisme – ils
perçoivent ces deux « races » comme les deux camps d’une guerre :
leur pensée s’inscrit entièrement dans le cadre d’une « lutte des
races » – Sadri Khiari assume explicitement le concept.
Je suis d’ailleurs régulièrement surpris de constater que,
quand Nadine Morano parle une fois des « races », ça provoque un
tollé national, alors que quand le PIR se montre incapable de publier un seul
texte qui ne fasse pas référence à cette notion, ça semble normal à tout le
monde ou presque. Je le répète avant que vous ne commenciez à lancer les
cailloux : je ne soutiens pas le moins du monde les propos de Mme Morano
sur la France comme pays « de race blanche », je redis au contraire
qu’ils étaient stupides et abjects ; en revanche, je m’étonne du deux
poids, deux mesures. Le PIR se vante d’avoir organisé un événement « 100%
non blanc » : franchement, que se passerait-il si une organisation
politique se vantait ainsi d’avoir organisé un congrès « 100%
blanc » ?
Précisons aussi – je vois bien que vous ne lâchez pas les
pierres – que je reconnais que les deux situations ne sont pas symétriques. Je
sais, je reconnais parfaitement que les « non blancs » subissent dans
nos sociétés des discriminations parfaitement injustes et qu’il faut combattre,
discriminations dont les « blancs » n’ont, eux, pas à souffrir :
à l’embauche, dans les contrôles de police, dans les relations de voisinage
etc. Les descendants d’immigrés, pour employer un terme que je préfère quand
même à « non blanc », endurent une souffrance dont nous n’avons
qu’une petite idée.
Je suis bien placée pour comprendre le racisme qu’ils
endurent, puisqu’il vient de l’histoire. De ce point de vue, comparer la
colonisation romaine et la colonisation française de l’Afrique du Nord est très
intéressant. La colonisation romaine suivait à peu près toujours le même
schéma : la conquête se faisait de manière brutale, par la force
militaire ; mais une fois qu’ils avaient pris possession d’un territoire,
les Romains cherchaient réellement à l’intégrer à leur Empire, sur un mode
égalitaire, et pas à l’exploiter. Bien sûr, ils en tiraient des richesses, mais
le territoire « colonisé » en sortait largement gagnant.
La société romaine était, entendons-nous bien, inégalitaire
à l’extrême ; mais elle ne se préoccupait ni de couleur de peau, ni de
religion : elle ne considérait, tout bêtement, que l’argent. Les
aristocrates et les riches romains avaient très bien compris qu’au-delà de
leurs différences ethniques, physiologiques ou culturelles, ils ressemblaient
finalement bien plus à un riche aristocrate carthaginois qu’à un Romain pauvre.
C’est pourquoi les aristocraties locales étaient réellement intégrées par
l’Empire, et ce malgré les réticences d’un Sénat au départ assez identitaire.
La meilleure preuve de cette intégration est qu’elles pouvaient accéder au
pouvoir suprême : si Auguste était italien, Trajan était hispanique et
Septime Sévère nord-africain. En France, dans les années 1930, imagine-t-on un
président de la République algérien d’origine ? C’est tout simplement
impensable.
À travers les élites locales, c’étaient assez rapidement
l’ensemble du territoire colonisé qui était intégré à la société romaine,
principalement par les biais du commerce et de la culture. L’Empire leur
accordait la citoyenneté latine, puis romaine ; en 212, l’empereur Caracalla
porta ce processus à son terme en accordant la citoyenneté romaine à l’ensemble
des hommes libres habitant l’Empire. À partir de là, ils avaient exactement les
mêmes droits qu’un Italien de vieille souche. La France, elle, n’a jamais
accordé aux populations colonisées les mêmes droits qu’aux citoyens français.
Elle a signé par là son échec : sa domination sur l’Afrique du Nord a duré
à peine plus d’un siècle, quand celle de Rome a duré plus de 600 ans.
Les populations « indigènes », colonisées, ont
toujours été perçues par les puissances coloniales européennes comme des
inférieurs. Avec la décolonisation, les Européens ont transféré ce mépris et ce
racisme sur les immigrés et sur leurs descendants. Je reconnais donc pleinement
que le discours raciste et haineux du PIR est le fruit de la colonisation et du
racisme européen.
Malheureusement, cet exposé des causes du racisme
anti-blancs du PIR et d’autres ne change pas grand-chose à l’affaire ; car
montrer d’où vient quelque chose ne suffit pas à l’excuser, même s’il trouve
son origine hors de lui-même – surtout pour quelque chose d’aussi grave que du
racisme. Le tour de passe-passe consistant à essayer de faire croire que le
racisme serait forcément lié à une position de domination et que, par conséquent,
des dominés pourraient exprimer de la colère, de la rage, de la haine mais en
aucun cas du racisme, ne passe pas : c’est mélanger des questions qui
n’ont rien à voir. Le racisme n’a rien à voir avec la domination d’un groupe
sur un autre : c’est le fait de hiérarchiser les éventuelles races humaines ou
d’être partisan d’une lutte entre elles. Pour édenté qu’il soit, le racisme du
PIR n’en est pas moins du racisme.
À ce titre, il est dangereux. À vrai dire, je ne peux jamais
lire un texte du PIR sans me dire que ces gens seraient de véritables dangers
s’ils avaient la moindre bribe de pouvoir. Ce qui terrifie tout
particulièrement, c’est leur refus radical de la modernité. Il est assez
incroyable que moi, j’écrive une chose pareille. Je suis royaliste et la critique
de certains aspects de la modernité constitue le socle de ma pensée ; pour
autant, je n’en ai pas une vision absolutiste. Rejeter une idée pour la seule
raison qu’elle appartient au champ de la modernité me semble aussi absurde que
l’accepter pour cette seule raison.
Or, à lire Houria Bouteldja ou Sadri Khiari, on a du mal à
se départir de l’impression que, pour eux, tout ce qu’ils apparentent à
« la modernité » est forcément mauvais (car « colonial » ou
« impérialiste ») et que l’urgence serait de s’en défaire. Ainsi,
Houria Bouteldja refuse par avance toute réforme de l’islam (ce qui nous place
déjà sur deux positions radicalement différentes), puisqu’elle considère que ni
l’islam, ni les musulmans ne sauraient en aucun cas être le problème (ben oui,
puisque « le problème » réside forcément du côté des
« blancs ») ; elle n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour
stigmatiser les musulmans qui promeuvent une telle réforme. De la même manière,
elle critique ceux qui « [critiquent] l’Occident et ses excès […] mais [respectent]
son humanisme, ses valeurs, ses idées et même s’en [inspirent] » ;
elle montre la plus grande méfiance, pour ne pas dire un franc rejet, envers
les combats égalitaristes des femmes ou des homosexuels dans l’islam – elle
pousse le vice jusqu’à rendre les pays occidentaux responsables des
persécutions contre les homosexuels menées dans certains pays musulmans. Elle
avoue mener un combat pour « mettre fin à la modernité », mais on ne
sait pas exactement ce à quoi elle veut mettre fin ; certaines de ses
prises de position laissent à penser que quelques libertés fondamentales
pourraient bien faire partie du lot.
Sadri Khiari est d’ailleurs plus clair : « Faire
table rase des valeurs d’humanisme, d’égalité, de liberté, d’émancipation, portées
par les Lumières et, à sa manière par la gauche, c’est réactionnaire ? Eh bien,
je n’en ai rien à fiche ! […] Sans pitié, même s’il s’accroche, qu’il tente de
nous séduire ou hurle de colère, il paraît plus prudent de jeter le bébé avec
l’eau du bain. » On
peut difficilement être plus explicite.
Nous avons donc généré un monstre. Que ce soit nous qui lui
ayons donné naissance n’enlève rien à la pertinence de cette question :
qu’allons-nous faire de ce monstre ? Je suis persuadé qu’il ne faut pas
lui taper dessus : il faut l’affamer. Il ne faut pas chercher à le
combattre, il faut montrer à tous qu’il n’a rien de séduisant. Il ne faut pas
lui faire de procès, il ne faut pas entrer dans une logique de guerre avec
lui : il faut montrer, par l’exemple, qu’il se trompe. Et tout
particulièrement, il faut montrer que les libertés fondamentales qu’il veut
dévorer méritent, elles, d’être défendues.
Mais pour cela, il faut que les immigrés et leurs
descendants en profitent, et il faut qu’ils aient conscience d’en profiter. Il
faut montrer aux musulmans que la liberté d’expression qui permet de
caricaturer Muhammad est la même qui leur permet, à eux, de s’exprimer et de se
défendre. Je suis persuadé que bon nombre de femmes et d’homosexuels musulmans
verront vite tout l’intérêt de ne pas tout jeter de la modernité ; mais
cela n’arrivera que s’ils se sentent à égalité avec les autres Français. Ne
répétons pas l’erreur de la France coloniale. Souvenons-nous que ce qui a fait
la force de l’Empire romain, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’imposer ses
valeurs aux peuples colonisés ; il les en a réellement fait profiter.
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