dimanche 22 novembre 2015

La guerre de la colère : ce qu’il faut faire


Dans mon premier billet consacré aux attentats du 13 novembre, j’essayais d’analyser les événements pour poser les principes directeurs de la réaction que nous devrions avoir, et je concluais qu’on pouvait difficilement parler de guerre à propos de notre relation au terrorisme. Cela ne minimise évidemment en rien la gravité de ce qui s’est passé : il est donc clair que nous devons réagir.

Comment ? Autant dire tout de suite que je pense qu’il faut frapper fort ; ainsi, j’éviterais peut-être les critiques de ceux qui m’accuseront de ne pas me joindre à l’union sacrée ou de refuser des maux qu’ils jugeront nécessaires. Il faut frapper fort, mais surtout il faut frapper juste : cogner comme un bourrin sur autre chose que les coupables – sur l’ensemble des citoyens, par exemple – relève au mieux que l’effet de manche inutile, au pire d’une récupération calculée des événements.

Frapper fort, c’est d’abord frapper le soi-disant État islamique, et d’abord le frapper sur sa base arrière, en son cœur irakien et syrien. On pourrait s’étonner que, ayant dit qu’il s’agissait de criminels et non d’ennemis, je soutienne néanmoins une réponse d’ordre militaire. La contradiction n’est qu’apparente : nous avons toute légitimité à faire intervenir l’armée française contre Daech.

D’abord parce que cette organisation est monstrueuse pour ceux qui, là-bas, se trouvent en son pouvoir : les femmes qui la combattent sont vendues comme esclaves sexuelles dès qu’elles tombent entre ses mains, les chrétiens sont exécutés, les homosexuels sont jetés du haut des immeubles ; la folie meurtrière de Daech en Orient fait pour nous de l’ingérence davantage qu’un droit : un devoir.

Ensuite parce que cette organisation nous menace directement : en formant les terroristes, en leur fournissant probablement du matériel, en coordonnant leur action, elle multiplie le danger pour les sociétés européennes. Naturellement, de jeunes Français pourraient parfaitement se radicaliser, voire basculer dans le terrorisme, sans l’aide de l’État islamique ; mais alors, ils présenteraient un danger moindre.

C’est cette double réalité qui justifie l’emploi de la force armée à l’étranger contre des criminels de droit commun et non pas des ennemis contre lesquels nous serions en guerre. Nous devons utiliser la force armée parce l’EI est une menace tant pour les Irakiens et les Syriens que pour nous-mêmes, et parce qu’il s’agit pour nous d’un dernier recours : sur place, aucune force de police n’est évidemment à même de stopper cette double menace. Il ne s’agit pas de dire que nous sommes finalement en guerre ; il s’agit de reconnaître que, dans certains cas, la police est impuissante face à des organisations criminelles, et que, en dernier recours et de manière proportionnée, l’emploi de la force militaire devient une nécessité. Nous sommes en quelque sorte face à l’EI dans la même situation que les États-Unis vis-à-vis de l’Afghanistan en 2001 : nous avons une double légitimité à agir. Car il faut le rappeler : autant l’invasion irakienne de 2003 était totalement illégitime, autant celle de l’Afghanistan en 2001 était fondée.

Reste à savoir comment frapper l’État islamique en son cœur. Je dirais : par tous les moyens permis par les lois de la guerre. Il faut aider ceux qui le combattent déjà, les Kurdes en particulier, dont l’héroïsme est peut-être en train de renforcer leur légitimité à obtenir un État indépendant. Mais il faut également agir nous-mêmes ; et de ce point de vue, les frappes aériennes ne sauraient suffire : il faut attaquer au sol. D’abord parce que les frappes aériennes, sans ce soutien de troupes d’infanterie, sont d’une efficacité très limitée ; ensuite et surtout parce qu’elles sont peu précises et font courir le risque de tuer des civils innocents. Ce qui d’une part est mal, et d’autre part est contre-productif ; pour parodier Tertullien, je dirais : sanguis martyrum, semen djihadistorum – le sang des martyrs est semence de djihadistes.

Certains vont me dire que mener ce type de guerre risque d’accroître la menace terroriste, puisque en gros, on va les énerver : tous ceux qui sont d’avis que si les attentats du 13 novembre ont eu lieu, c’est à cause de la politique étrangère de François Hollande et des guerres qu’il a déjà menées contre les organisations terroristes islamistes ; ce qui est une manière de dire qu’au fond, on l’a bien cherché. Ce sont souvent les mêmes qui tenaient un discours rigoureusement identique après les attentats contre Charlie Hebdo, et je ne peux que leur redire ce que je disais à l’époque : si une fille se fait violer, c’est à cause du violeur, pas à cause de la taille de sa jupe. François Hollande a eu raison d’intervenir contre Daech. Que nous subissions des représailles est prévisible ; mais si, par peur des représailles, nous cessons de chercher à protéger les civils innocents, y compris de pays étrangers, contre la barbarie la plus infecte, sommes-nous encore nous-mêmes ?

Pour clore ce chapitre, reste la question des Français qui rejoignent l’État islamique en Irak ou en Syrie. Une polémique avait déjà éclaté avant les attentats pour savoir si l’État français pouvait légitimement cibler ces individus lors des bombardements. Au risque de déplaire, je dirai que cela ne me choque pas. Une fois admis, comme je viens de le faire, que même hors temps de guerre et contre de simples criminels, l’emploi de la force armée peut être un dernier recours légitime, il ne l’est pas moins contre des criminels français que contre des criminels irakiens ou syriens. En choisissant de rejoindre cette organisation, ces Français rejoignent de fait la menace qu’elle représente. En tant que Français, il est même probable qu’ils seront ensuite envoyés spécifiquement contre la France ; dans l’impossibilité de les faire arrêter par la police locale, dans l’impossibilité de les surveiller en permanence, et au vu de la menace qu’ils représentent, leur exécution sur place, dès lors que leur participation active aux exactions de l’EI est prouvée, ne me heurte pas.

Voilà donc la première chose à faire. Le gouvernement vise-t-il ce premier objectif ? Apparemment pas : les frappes aériennes devraient être durcies, mais personne n’évoque la si nécessaire opération terrestre.

Second point : il faut être plus regardant quant à la circulation des armes sur le territoire européen. On savait déjà, et les attentats de vendredi le confirment, que les bombes et les gilets explosifs sont plus impressionnants, mais bien moins efficaces que les kalachnikovs. Nous pouvons donc renforcer notre sécurité sans attenter à nos libertés en faisant en sorte de réduire le nombre d’armes en circulation. Cela implique de frapper les fournisseurs, dont les liens avec le grand banditisme et les trafiquants de drogue sont évident. Comme même sans le terrorisme, attaquer lourdement tout ce beau monde serait faire œuvre de salubrité publique, on voit qu’on ferait d’une pierre deux coups. Je note que le gouvernement n’annonce rien dans cette direction.

Troisième point : en plus de frapper l’État islamique sur son sol, il faut également chercher à tarir ses sources de recrutement. Cela implique une grande fermeté sur leur premier moyen de propagande : Internet. Si je défendrai jusqu’au bout la liberté d’expression, je rappelle également que la vision que j’en ai n’est pas illimitée. J’ai toujours affirmé qu’elle devait avoir des limites : l’appel à la haine, à la violence, aux discriminations en font partie, avec la diffamation, la révélation de la vie privée d’autrui et les insultes contre les personnes. L’apologie de crime de guerre ou de terrorisme tombe également dans cette catégorie, car comment pourrait-on croire qu’on fait l’apologie d’un crime sans appeler à la violence ?

C’est le moment d’appliquer ces limites : si c’est la même chose d’avoir des lois et de ne pas avoir de lois, pourquoi faire des lois ? Il est inacceptable que l’on puisse accéder, depuis un ordinateur situé en France, à des vidéos de propagande appelant au meurtre des « infidèles » : elles doivent être bloquées. Et si ceux qui les postent contournent les blocages, il ne faut pas hésiter à aller plus loin, et à détruire les serveurs qui les abritent, même situés en-dehors du territoire français ; on en a certainement les moyens. C’est aussi vrai des forums, des livres, mais aussi des prêches : que ce soit un curé, un imam ou un maire, il s’agit d’un personnage public ; un discours ou un prêche qu’il tient devant un public engage sa responsabilité. Aussi stupide que ce soit, on ne peut pas empêcher un prêcheur d’affirmer qu’écouter de la musique instrumentale est un péché ; en revanche, on peut punir quelqu’un qui appelle à la haine ou à la violence, en l’expulsant s’il est étranger, en le condamnant autrement s’il ne l’est pas.

Attention, dans ce combat, je ne suis pas en train de promouvoir un pouvoir accru de l’exécutif ou de l’administration. Les fermetures de sites Internet doivent être décidées par des juges, pas par le gouvernement, c’est absolument essentiel ; mais il est nécessaire qu’elles soient menées à bien. Et pourtant, je n’ai pas l’impression que le gouvernement ait réellement à cœur de réaliser ce troisième objectif.

Le quatrième, fort heureusement, ne dépend aucunement de lui ; il a donc quelque chance de succès. Il s’agit de la nécessaire évolution de l’islam.

Affirmer que l’islam n’a strictement rien à voir avec les attentats du 13 novembre est en effet un mensonge ou une erreur. Il est faux de prétendre que les terroristes ne sont pas des musulmans ; ce sont sans doute de mauvais musulmans, mais ce sont tout de même des musulmans. Sinon, bientôt, on va nous expliquer que les Inquisiteurs ou les croisés n’étaient pas des chrétiens !

Les terroristes sont indéniablement musulmans, non seulement parce qu’ils se réclament de l’islam et commettent même leurs crimes en son nom, mais également parce que les textes sacrés de l’islam contiennent de fait, que ça nous plaise ou non, des appels au meurtre, que ce soit le Coran ou les hadiths. On me dira qu’ils ne contiennent pas que cela : le Coran est également plein d’appels à la tolérance religieuse et au respect de la vie humaine, contradictoires avec les passages violents. Mais justement, il faut rendre compte de cette contradiction : si le Coran est la Parole incréée de Dieu, comment peut-elle être contradictoire ? Et selon quels principes les musulmans doivent-ils agir ? La théologie musulmane traditionnelle a apporté des réponses à ces questions (en particulier à travers la doctrine des versets abrogeants ou abrogés) ; mais ces réponses ne suffisent clairement plus de nos jours. Bien plus, elles sont devenues une partie du problème. Il est donc essentiel de les dépasser.

On me dira également que les textes sacrés d’autres religions, ceux des juifs et des chrétiens par exemple, contiennent également de tels appels à la violence. Rien de plus juste : l’Ancien Testament est si plein de condamnations à mort que, s’il devait être mis en application, le problème de la surpopulation serait définitivement résolu. Mais les juifs et les chrétiens ont justement su construire une interprétation (en fait une négation) de ce texte primitif, les premiers par le Talmud, les seconds par le Nouveau Testament. C’est précisément ce travail d’interprétation historico-critique qui fait encore très largement défaut à l’islam : il doit donc travailler à cet aggiornamento.

Cela ne se fera pas en mettant la tête dans le sable. Le discours qui consiste à répéter comme un mantra que l’islam n’est qu’une religion de paix et d’amour et ne saurait être associé en aucune manière aux attentats terroristes commis en son nom est un discours dangereux, car en refusant l’évidence, il freine cette si nécessaire mise à jour de l’islam : s’il n’y a pas de problème, pourquoi chercher une solution ? Si l’islam, en soi, est sans défaut, pourquoi chercher à le faire évoluer ? Il est donc impératif de regarder les choses en face et d’aider les musulmans à construire un nouvel islam. La réforme doit aller loin : il sera probablement nécessaire de revenir sur l’autorité de nombreux hadiths, voire de certains passages du Coran. Cela n’a rien d’impossible : si on compare le christianisme d’aujourd’hui à celui du XVIIe siècle, on s’aperçoit qu’il a jeté aux oubliettes un très grand nombre de dogmes ou de règles morales qui semblaient absolument intangibles il y a quelques siècles.

Un nombre croissant de musulmans en est d’ailleurs fort heureusement conscient. Abbas Shoman, vice-grand imam de la mosquée Al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, appelle à une bataille « intellectuelle » et « idéologique » : « En premier lieu, le remède doit être intellectuel, pas seulement sécuritaire ». En France ou ailleurs, de nombreux imams ou théologiens musulmans travaillent déjà à cette réforme, parfois au péril de leur vie. Il s’agit pour nous de les protéger et de les encourager.

On peut donc difficilement m’accuser d’appeler à l’inaction : suite aux attentats du 13 novembre, nous avons au contraire beaucoup de pain sur la planche. En revanche, il y a aussi des choses à ne pas faire ; ce sera l’objet de mon prochain billet.



*** EDIT ***

Certains se sont étonnés que dans ce billet, je ne demande pas que la France repense ses relations avec l’Arabie saoudite et certains autres États du Golfe. Je suis entièrement d’accord avec eux sur le diagnostic. L’Arabie saoudite est une partie du problème posé par l’État islamique. Idéologiquement, les deux entités sont assez proches : ils ont une vision assez similaire de l’islam, dont ils font une interprétation rigoriste, fondamentaliste et violente. Sur son sol, le régime saoudien est à peine moins monstrueux que celui de Daech : l’apostasie, l’homosexualité et le blasphème y sont passibles de la peine de mort, un juge n’y est pas obligé d’enregistrer le témoignage d’un non-musulman, et je ne parle même pas de la place des femmes dans la société saoudienne. L’actualité récente nous a fourni pléthore d’exemples illustrant parfaitement leur immense barbarie.

Qu’est-ce qui fonde la différence entre l’Arabie saoudite et l’État islamique ? C’est que Daech veut instaurer sa vision de la charia partout, alors que l’Arabie saoudite se contente de l’appliquer chez elle. En d’autres termes, et c’est ce que répète le gouvernement pour justifier le maintien de l’alliance, ils fouettent les blogueurs dissidents et coupent la tête aux apostats chez eux, mais ils ne viennent pas faire tout ça chez nous, ni nous coller des bombes sous nos tables pour nous inciter à le faire.

Mais cette différence est-elle si marquée ? Pas tant que ça, car l’Arabie saoudite fait néanmoins beaucoup pour exporter son modèle. Elle fonde des écoles, des mosquées, des universités, exporte des livres, des imams, des bourses. Les manuels wahhabites sont souvent diffusés en Occident – il est d’ailleurs proprement incroyable que de tels livres soient en libre circulation sur notre sol, tant ils appellent manifestement à la haine et à la violence.

Économiquement, les liens entre l’EI et l’Arabie saoudites sont également préoccupants. Il est probable que l’Arabie saoudite finance plus ou moins directement Daech. Quand les djihadistes de l’EI vendent leurs prisonniers comme esclaves, de riches Saoudiens sont présents et achètent, comme le révélait récemment le député Vert allemand Cem Özdemir. En 2015, on n’est pas si loin de Coke en stock.

Alors faut-il repenser notre relation avec ce pays ? Naturellement oui. Pour être franc, nous ne devrions même pas avoir de relations avec un pays qui piétine aussi largement, aussi profondément, aussi régulièrement et avec autant de fierté absolument tous les droits de la personne humaine. Alors pourquoi n’en ai-je pas parlé ? Les Saoudiens disposent d’une des plus grosses réserves de pétrole de la planète ; leur richesse en fait un marché considérable et donc un débouché important de nos propres produits ; ils sont les alliés indéfectibles des États-Unis depuis 1938 ; ils sont un contrepoids régional à l’Iran chiite dont on sait les tendances anti-occidentales. Quatre raisons qui font qu’on ne risque pas de lever le petit doigt contre eux. Encore une chose qu’on devrait faire et qu’on ne fera pas.

2 commentaires:

  1. merci ! Une analyse qui ne fait pas que condamner ;..
    et merci d'expliquer la riposte militaire.
    Les familles de ces soldats souffrent de les voir partir et de l'image négative que certains ont et propagent...

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