Dans mon premier billet consacré aux attentats du 13
novembre, j’essayais d’analyser les événements pour poser les principes directeurs
de la réaction que nous devrions avoir, et je concluais qu’on pouvait
difficilement parler de guerre à propos de notre relation au terrorisme. Cela
ne minimise évidemment en rien la gravité de ce qui s’est passé : il est
donc clair que nous devons réagir.
Comment ? Autant dire tout de suite que je pense qu’il
faut frapper fort ; ainsi, j’éviterais peut-être les critiques de ceux qui
m’accuseront de ne pas me joindre à l’union sacrée ou de refuser des maux qu’ils
jugeront nécessaires. Il faut frapper fort, mais surtout il faut frapper juste :
cogner comme un bourrin sur autre chose que les coupables – sur l’ensemble des
citoyens, par exemple – relève au mieux que l’effet de manche inutile, au pire
d’une récupération calculée des événements.
Frapper fort, c’est d’abord frapper le soi-disant État islamique,
et d’abord le frapper sur sa base arrière, en son cœur irakien et syrien. On
pourrait s’étonner que, ayant dit qu’il s’agissait de criminels et non d’ennemis,
je soutienne néanmoins une réponse d’ordre militaire. La contradiction n’est qu’apparente :
nous avons toute légitimité à faire intervenir l’armée française contre Daech.
D’abord parce que cette organisation est monstrueuse pour
ceux qui, là-bas, se trouvent en son pouvoir : les femmes qui la
combattent sont vendues comme esclaves sexuelles dès qu’elles tombent entre ses
mains, les chrétiens sont exécutés, les homosexuels sont jetés du haut des
immeubles ; la folie meurtrière de Daech en Orient fait pour nous de l’ingérence
davantage qu’un droit : un devoir.
Ensuite parce que cette organisation nous menace directement :
en formant les terroristes, en leur fournissant probablement du matériel, en
coordonnant leur action, elle multiplie le danger pour les sociétés
européennes. Naturellement, de jeunes Français pourraient parfaitement se
radicaliser, voire basculer dans le terrorisme, sans l’aide de l’État islamique ;
mais alors, ils présenteraient un danger moindre.
C’est cette double réalité qui justifie l’emploi de la force
armée à l’étranger contre des criminels de droit commun et non pas des ennemis
contre lesquels nous serions en guerre. Nous devons utiliser la force armée
parce l’EI est une menace tant pour les Irakiens et les Syriens que pour nous-mêmes,
et parce qu’il s’agit pour nous d’un dernier recours : sur place, aucune
force de police n’est évidemment à même de stopper cette double menace. Il ne s’agit
pas de dire que nous sommes finalement en guerre ; il s’agit de reconnaître
que, dans certains cas, la police est impuissante face à des organisations
criminelles, et que, en dernier recours et de manière proportionnée, l’emploi
de la force militaire devient une nécessité. Nous sommes en quelque sorte face
à l’EI dans la même situation que les États-Unis vis-à-vis de l’Afghanistan en
2001 : nous avons une double légitimité à agir. Car il faut le rappeler :
autant l’invasion irakienne de 2003 était totalement illégitime, autant celle
de l’Afghanistan en 2001 était fondée.
Reste à savoir comment frapper l’État islamique en son cœur.
Je dirais : par tous les moyens permis par les lois de la guerre. Il faut
aider ceux qui le combattent déjà, les Kurdes en particulier, dont l’héroïsme
est peut-être en train de renforcer leur légitimité à obtenir un État indépendant.
Mais il faut également agir nous-mêmes ; et de ce point de vue, les
frappes aériennes ne sauraient suffire : il faut attaquer au sol. D’abord
parce que les frappes aériennes, sans ce soutien de troupes d’infanterie, sont
d’une efficacité très limitée ; ensuite et surtout parce qu’elles sont peu
précises et font courir le risque de tuer des civils innocents. Ce qui d’une
part est mal, et d’autre part est contre-productif ; pour parodier Tertullien,
je dirais : sanguis martyrum, semen djihadistorum
– le sang des martyrs est semence de djihadistes.
Certains vont me dire que mener ce type de guerre risque d’accroître
la menace terroriste, puisque en gros, on va les énerver : tous ceux qui sont
d’avis que si les attentats du 13 novembre ont eu lieu, c’est à cause de la politique
étrangère de François Hollande et des guerres qu’il a déjà menées contre les
organisations terroristes islamistes ; ce qui est une manière de dire qu’au
fond, on l’a bien cherché. Ce sont souvent les mêmes qui tenaient un discours
rigoureusement identique après les attentats contre Charlie Hebdo, et je ne peux que leur redire ce que je disais à l’époque :
si une fille se fait violer, c’est à cause du violeur, pas à cause de la taille
de sa jupe. François Hollande a eu raison d’intervenir contre Daech. Que nous
subissions des représailles est prévisible ; mais si, par peur des
représailles, nous cessons de chercher à protéger les civils innocents, y
compris de pays étrangers, contre la barbarie la plus infecte, sommes-nous
encore nous-mêmes ?
Pour clore ce chapitre, reste la question des Français qui
rejoignent l’État islamique en Irak ou en Syrie. Une polémique avait déjà
éclaté avant les attentats pour savoir si l’État français pouvait légitimement
cibler ces individus lors des bombardements. Au risque de déplaire, je dirai
que cela ne me choque pas. Une fois admis, comme je viens de le faire, que même
hors temps de guerre et contre de simples criminels, l’emploi de la force armée
peut être un dernier recours légitime, il ne l’est pas moins contre des
criminels français que contre des criminels irakiens ou syriens. En choisissant
de rejoindre cette organisation, ces Français rejoignent de fait la menace qu’elle
représente. En tant que Français, il est même probable qu’ils seront ensuite
envoyés spécifiquement contre la France ; dans l’impossibilité de les
faire arrêter par la police locale, dans l’impossibilité de les surveiller en
permanence, et au vu de la menace qu’ils représentent, leur exécution sur place,
dès lors que leur participation active aux exactions de l’EI est prouvée, ne me
heurte pas.
Voilà donc la première chose à faire. Le gouvernement vise-t-il
ce premier objectif ? Apparemment pas : les frappes aériennes
devraient être durcies, mais personne n’évoque la si nécessaire opération
terrestre.
Second point : il faut être plus regardant quant à la
circulation des armes sur le territoire européen. On savait déjà, et les
attentats de vendredi le confirment, que les bombes et les gilets explosifs
sont plus impressionnants, mais bien moins efficaces que les kalachnikovs. Nous
pouvons donc renforcer notre sécurité sans attenter à nos libertés en faisant
en sorte de réduire le nombre d’armes en circulation. Cela implique de frapper
les fournisseurs, dont les liens avec le grand banditisme et les trafiquants de
drogue sont évident. Comme même sans le terrorisme, attaquer lourdement tout ce
beau monde serait faire œuvre de salubrité publique, on voit qu’on ferait d’une
pierre deux coups. Je note que le gouvernement n’annonce rien dans cette
direction.
Troisième point : en plus de frapper l’État islamique
sur son sol, il faut également chercher à tarir ses sources de recrutement.
Cela implique une grande fermeté sur leur premier moyen de propagande :
Internet. Si je défendrai jusqu’au bout la liberté d’expression, je rappelle
également que la vision que j’en ai n’est pas illimitée. J’ai toujours affirmé
qu’elle devait avoir des limites : l’appel à la haine, à la violence, aux
discriminations en font partie, avec la diffamation, la révélation de la vie
privée d’autrui et les insultes contre les personnes. L’apologie de crime de
guerre ou de terrorisme tombe également dans cette catégorie, car comment
pourrait-on croire qu’on fait l’apologie d’un crime sans appeler à la violence ?
C’est le moment d’appliquer ces limites : si c’est la même
chose d’avoir des lois et de ne pas avoir de lois, pourquoi faire des lois ?
Il est inacceptable que l’on puisse accéder, depuis un ordinateur situé en France,
à des vidéos de propagande appelant au meurtre des « infidèles » :
elles doivent être bloquées. Et si ceux qui les postent contournent les
blocages, il ne faut pas hésiter à aller plus loin, et à détruire les serveurs
qui les abritent, même situés en-dehors du territoire français ; on en a
certainement les moyens. C’est aussi vrai des forums, des livres, mais aussi
des prêches : que ce soit un curé, un imam ou un maire, il s’agit d’un personnage
public ; un discours ou un prêche qu’il tient devant un public engage sa
responsabilité. Aussi stupide que ce soit, on ne peut pas empêcher un prêcheur
d’affirmer qu’écouter de la musique instrumentale est un péché ; en
revanche, on peut punir quelqu’un qui appelle à la haine ou à la violence, en l’expulsant
s’il est étranger, en le condamnant autrement s’il ne l’est pas.
Attention, dans ce combat, je ne suis pas en train de
promouvoir un pouvoir accru de l’exécutif ou de l’administration. Les
fermetures de sites Internet doivent être décidées par des juges, pas par le gouvernement,
c’est absolument essentiel ; mais il est nécessaire qu’elles soient menées
à bien. Et pourtant, je n’ai pas l’impression que le gouvernement ait
réellement à cœur de réaliser ce troisième objectif.
Le quatrième, fort heureusement, ne dépend aucunement de lui ;
il a donc quelque chance de succès. Il s’agit de la nécessaire évolution de l’islam.
Affirmer que l’islam n’a strictement rien à voir avec les
attentats du 13 novembre est en effet un mensonge ou une erreur. Il est faux de
prétendre que les terroristes ne sont pas des musulmans ; ce sont sans
doute de mauvais musulmans, mais ce sont tout de même des musulmans. Sinon,
bientôt, on va nous expliquer que les Inquisiteurs ou les croisés n’étaient pas
des chrétiens !
Les terroristes sont indéniablement musulmans, non seulement
parce qu’ils se réclament de l’islam et commettent même leurs crimes en son
nom, mais également parce que les textes sacrés de l’islam contiennent de fait,
que ça nous plaise ou non, des appels au meurtre, que ce soit le Coran ou les
hadiths. On me dira qu’ils ne contiennent pas que cela : le Coran est
également plein d’appels à la tolérance religieuse et au respect de la vie
humaine, contradictoires avec les passages violents. Mais justement, il faut
rendre compte de cette contradiction : si le Coran est la Parole incréée
de Dieu, comment peut-elle être contradictoire ? Et selon quels principes les
musulmans doivent-ils agir ? La théologie musulmane traditionnelle a
apporté des réponses à ces questions (en particulier à travers la doctrine des
versets abrogeants ou abrogés) ; mais ces réponses ne suffisent clairement
plus de nos jours. Bien plus, elles sont devenues une partie du problème. Il
est donc essentiel de les dépasser.
On me dira également que les textes sacrés d’autres religions,
ceux des juifs et des chrétiens par exemple, contiennent également de tels
appels à la violence. Rien de plus juste : l’Ancien Testament est si plein
de condamnations à mort que, s’il devait être mis en application, le problème de
la surpopulation serait définitivement résolu. Mais les juifs et les chrétiens ont
justement su construire une interprétation (en fait une négation) de ce texte
primitif, les premiers par le Talmud, les seconds par le Nouveau Testament. C’est
précisément ce travail d’interprétation historico-critique qui fait encore très
largement défaut à l’islam : il doit donc travailler à cet aggiornamento.
Cela ne se fera pas en mettant la tête dans le sable. Le
discours qui consiste à répéter comme un mantra que l’islam n’est qu’une religion
de paix et d’amour et ne saurait être associé en aucune manière aux attentats terroristes
commis en son nom est un discours dangereux, car en refusant l’évidence, il
freine cette si nécessaire mise à jour de l’islam : s’il n’y a pas de problème,
pourquoi chercher une solution ? Si l’islam, en soi, est sans défaut, pourquoi
chercher à le faire évoluer ? Il est donc impératif de regarder les choses
en face et d’aider les musulmans à construire un nouvel islam. La réforme doit
aller loin : il sera probablement nécessaire de revenir sur l’autorité de nombreux
hadiths, voire de certains passages du Coran. Cela n’a rien d’impossible :
si on compare le christianisme d’aujourd’hui à celui du XVIIe
siècle, on s’aperçoit qu’il a jeté aux oubliettes un très grand nombre de dogmes
ou de règles morales qui semblaient absolument intangibles il y a quelques siècles.
Un nombre croissant de musulmans en est d’ailleurs fort
heureusement conscient. Abbas Shoman, vice-grand imam de la mosquée Al-Azhar, la
plus haute autorité de l’islam sunnite, appelle à une bataille « intellectuelle »
et « idéologique » : « En
premier lieu, le remède doit être intellectuel, pas seulement sécuritaire ».
En France ou ailleurs, de nombreux imams ou théologiens musulmans travaillent
déjà à cette réforme, parfois au péril de leur vie. Il s’agit pour nous de les
protéger et de les encourager.
On peut donc difficilement m’accuser d’appeler à l’inaction :
suite aux attentats du 13 novembre, nous avons au contraire beaucoup de pain
sur la planche. En revanche, il y a aussi des choses à ne pas faire ; ce
sera l’objet de mon prochain billet.
Alors faut-il repenser notre relation avec ce pays ?
Naturellement oui. Pour être franc, nous ne devrions même pas avoir de
relations avec un pays qui piétine aussi largement, aussi profondément, aussi
régulièrement et avec autant de fierté absolument tous les droits de la personne
humaine. Alors pourquoi n’en ai-je pas parlé ? Les Saoudiens disposent d’une
des plus grosses réserves de pétrole de la planète ; leur richesse en fait
un marché considérable et donc un débouché important de nos propres produits ;
ils sont les alliés indéfectibles des États-Unis depuis 1938 ; ils sont un
contrepoids régional à l’Iran chiite dont on sait les tendances anti-occidentales.
Quatre raisons qui font qu’on ne risque pas de lever le petit doigt contre eux.
Encore une chose qu’on devrait faire et qu’on ne fera pas.
*** EDIT ***
Certains se sont étonnés que dans ce billet, je ne demande
pas que la France repense ses relations avec l’Arabie saoudite et certains
autres États du Golfe. Je suis entièrement d’accord avec eux sur le diagnostic.
L’Arabie saoudite est une partie du problème posé par l’État islamique.
Idéologiquement, les deux entités sont assez proches : ils ont une vision
assez similaire de l’islam, dont ils font une interprétation rigoriste,
fondamentaliste et violente. Sur son sol, le régime saoudien est à peine moins
monstrueux que celui de Daech : l’apostasie, l’homosexualité et le
blasphème y sont passibles de la peine de mort, un juge n’y est pas obligé d’enregistrer
le témoignage d’un non-musulman, et je ne parle même pas de la place des femmes
dans la société saoudienne. L’actualité récente nous a fourni pléthore d’exemples
illustrant parfaitement leur immense barbarie.
Qu’est-ce qui fonde la différence entre l’Arabie saoudite et
l’État islamique ? C’est que Daech veut instaurer sa vision de la charia
partout, alors que l’Arabie saoudite se contente de l’appliquer chez elle. En d’autres
termes, et c’est ce que répète le gouvernement pour justifier le maintien de l’alliance,
ils fouettent les blogueurs dissidents et coupent la tête aux apostats chez eux, mais ils ne viennent pas faire
tout ça chez nous, ni nous coller des
bombes sous nos tables pour nous inciter à le faire.
Mais cette différence est-elle si marquée ? Pas tant
que ça, car l’Arabie saoudite fait néanmoins beaucoup pour exporter son modèle.
Elle fonde des écoles, des mosquées, des universités, exporte des livres, des
imams, des bourses. Les manuels wahhabites sont souvent diffusés en Occident –
il est d’ailleurs proprement incroyable que de tels livres soient en libre
circulation sur notre sol, tant ils appellent manifestement à la haine et à la
violence.
Économiquement, les liens entre l’EI et l’Arabie saoudites
sont également préoccupants. Il est probable que l’Arabie saoudite finance plus
ou moins directement Daech. Quand les djihadistes de l’EI vendent leurs prisonniers
comme esclaves, de riches Saoudiens sont présents et achètent, comme le
révélait récemment le député Vert allemand Cem Özdemir. En 2015, on n’est pas
si loin de Coke en stock.
Excellente analyse. Merci.
RépondreSupprimermerci ! Une analyse qui ne fait pas que condamner ;..
RépondreSupprimeret merci d'expliquer la riposte militaire.
Les familles de ces soldats souffrent de les voir partir et de l'image négative que certains ont et propagent...