samedi 21 novembre 2015

La guerre de la colère


D’aucuns ont pu s’étonner qu’une semaine après les attentats du 13 novembre, je n’aie toujours rien publié dessus. La raison principale en est qu’à l’inverse de tout ce qui semble se faire, l’urgence est à mon sens de penser les événements. Il ne faut pas se précipiter sur des évidences sans les soumettre à la critique ; mais il ne faut pas non plus se précipiter sur l’action. On entend beaucoup de gens dire que l’urgence, c’est d’agir : non, puisque de toute manière, le mal est fait. Il faut bien sûr traquer les derniers coupables et tenter de les arrêter ; il faut renforcer ponctuellement les forces armées ; mais tout cela, ce sont des actions immédiates. Prendre tout d’un coup des mesures de long terme, légiférer sous le coup de l’émotion, comme est déjà en train de le faire le gouvernement et comme le demande massivement la population, c’est être certain de prendre de mauvaises décisions, puisque l’agir n’a pas été précédé par la réflexion. L’urgence, c’est donc de penser, de comprendre, d’analyser. Cela demande du temps et du sang-froid.

La première question à se poser est celle de la nature de ce qui s’est passé, puisque cela conditionne la nature que doit avoir notre réaction ; et de ce point de vue, la question centrale est de savoir si nous sommes en guerre ou pas.

À cela, la plupart des gens répondent oui sans hésiter ni réfléchir, pas mal aidés par les politiques et les médias qui font de même. Or, c’est loin d’être une évidence, même si l’affirmer n’a rien d’absurde non plus. Traditionnellement, on définit en effet la guerre comme un conflit armé entre plusieurs États. Pour dire que la France serait actuellement en guerre, il faudrait donc soit accorder à l’État islamique le statut d’un État (statut qu’il revendique, ne serait-ce qu’à travers le nom qu’il se donne), soit changer cette définition de la guerre. Examinons ces deux possibilités.

L’État islamique est-il un État ? Il en a évidemment certaines caractéristiques. Il est une organisation qui contrôle un territoire et une population, il a des revenus ; sur le territoire qu’il contrôle, il a des pouvoirs d’autorité et de contrainte. Est-ce suffisant ? Un État est d’abord une institution, c’est-à-dire une structure qui survit aux hommes qui la composent. Tant que l’État islamique est sous la domination de son fondateur, il est difficile de le considérer avec certitude comme une institution. Enfin, en droit international, un État doit, pour exister, être reconnu par ses pairs. N’étant reconnu par personne, l’État islamique n’est donc pas un État. Il peut être qualifié de proto-État, d’État en germe ou en devenir, mais il n’a pas encore toutes les caractéristiques qui feraient de lui un État véritable.

Pour nous affirmer en état de guerre, il faudrait donc modifier notre vision traditionnelle de ce concept pour admettre l’idée d’une guerre entre des États d’une part et de simples organisations de l’autre. L’idée n’est pas neuve : déjà, après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush avait développé une sémantique similaire. Cela lui permettait de traiter les terroristes non plus comme des criminels de droit commun, mais comme des ennemis, justifiant, aux yeux de beaucoup d’Américains, des pratiques absolument incompatibles avec les principes fondateurs de l’Occident : l’enfermement sans jugement et à durée indéterminée dans des camps tels Guantanamo, la pratique de la torture etc.

Pour autant, est-ce forcément vrai ou même seulement efficace ? Sur quoi se fonde-t-on pour déclarer que nous serions en guerre contre le terrorisme ? Pas sur le nombre de morts : certains tueurs en série ont été plus efficaces que les tueurs du 13 novembre, sans parler du grand banditisme, sans qu’on se considère pour autant en guerre contre ces assassins. Alors quoi ? On peut arguer qu’en tuant des innocents au hasard (pour le cas des attentats du 13 novembre) ou parce qu’ils avaient respecté les principes de la République plutôt que ceux d’un islam rigoriste (pour le cas de ceux du 7 janvier), les tueurs s’en sont pris à la France elle-même comme peuple dans un cas, comme gardienne de certaines valeurs dans l’autre. C’est vrai ; mais est-ce suffisant pour parler de guerre ? Je ne crois pas. Je ne minimise absolument pas la gravité de ce qui s’est passé, mais ça ne me semble pas correspondre à la définition d’une guerre.

Parler de guerre semble donc intellectuellement peu justifié. Est-ce efficace, est-ce intelligent d’un point de vue stratégique ? C’est peu probable. D’abord parce qu’il faudrait alors logiquement redéfinir tout acte terroriste entraînant la mort d’innocents comme acte de guerre, exactement sur le même principe. C’est peu crédible : ce que faisaient les corses ou les basques relevait-il de la guerre ?

Ensuite parce que déclarer la guerre revient à accorder à Daech la légitimité qu’il recherche. Déclarer la guerre contre l’État islamique, c’est reconnaître qu’il s’agit bien d’un État. Comme le fait très justement remarquer Marie-Laure Basilien-Gainche, professeur de droit public à l’université Jean-Moulin de Lyon, « traiter les terroristes comme des ennemis au sens juridique du terme, c’est-à-dire des représentants d’un État avec lequel on est en guerre, les positionne comme pouvant se prévaloir du droit des conflits armés et non pas comme relevant du droit pénal. Cela leur donne une légitimité, aussi bien d’un point de vue politique que juridique, et des atouts pour se défendre qu’ils n’auraient pas si on les prenait pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de purs criminels. »

Car il ne faut pas oublier que, si les lois de la guerre ne sont pas les mêmes que celles de la paix, elles n’en existent pas moins, et que, sauf à renoncer à notre identité même, nous devons les respecter. La guerre vous donne certains droits. En guerre, vous pouvez vous approcher discrètement d’un groupe d’ennemis armés et les abattre avant qu’ils n’aient eu le temps de vous voir. Ce n’est pas possible en temps de paix : des policiers ne peuvent pas se poster en embuscade sur le passage d’un groupe de criminels, même dangereux, pour les abattre sans sommation ; ils ont le devoir d’essayer de les arrêter pour les remettre à la justice.

Mais si la guerre vous donne certains droits, elle ne vous donne pas tous les droits. J’ai déjà eu l’occasion de dire que si, dans la guerre ou dans la paix, nous ne respectons pas nos valeurs fondamentales, nous ne valons pas mieux que nos ennemis, et qu’alors notre victoire sur eux perd toute forme d’intérêt autre qu’égoïste. Ainsi, Bush a cru pouvoir se permettre l’usage de la torture dès lors qu’il désignait Al-Qaïda comme un ennemi et non plus comme une simple organisation criminelle, mais il avait tort : même dans une guerre, on ne peut pas légitimement faire usage de la torture ; si nous le faisons, alors nous piétinons les principes qui fondent à la fois notre identité et notre valeur.

Enfin, il faut voir l’immense danger dont cette idée serait porteuse. Affirmer que la guerre ne se mène pas seulement entre États, mais aussi contre des organisations, fussent-elles criminelles, ouvre la porte à un bien trop grand pouvoir de l’État. Où s’arrêtera-t-il demain ? Quand des gens comme Marine Le Pen seront au pouvoir – ce qui n’a rien d’improbable –, à quelles organisations l’État déclarera-t-il la guerre de semblable manière ? Et quand ce seront des gens pires que Marine Le Pen ?

On résume ? Définir les terroristes de l’État islamique comme des ennemis et notre rapport à eux comme une guerre semble peu pertinent intellectuellement, leur accorde la légitimité qu’ils recherchent, nous oblige à agir vis-à-vis d’eux selon les conventions internationales et les lois de la guerre, et ouvrirait la porte à d’importantes menaces sur nos libertés. Les maigres avantages tactiques que nous donnerait une telle redéfinition de notre rapport au terrorisme semblent donc largement contrebalancés par les énormes risques stratégiques de l’opération.

Enfin, il faut souligner que de nombreux Français, malheureusement, se revendiquent de l’État islamique. Là encore, comment parler de « guerre » ? Si nous sommes en guerre, de deux choses l’une : soit ces Français sont des traîtres et sont passés à l’ennemi – mais on a vu que qualifier ainsi les terroristes posait plus de problèmes que ça n’en résolvait – ; soit nous sommes en guerre civile. Mais la guerre civile ne saurait être un état de droit ; c’est forcément un état de fait. Une guerre interétatique met aux prises deux États censés respecter un certain nombre de lois, de principes, de conventions ; dans une guerre civile, l’État n’est plus en soi l’acteur du conflit mais en devient l’enjeu (même si ceux qui dirigeaient l’État avant la guerre peuvent devenir un des acteurs de la guerre civile). C’est pourquoi la guerre civile est toujours une guerre sale, visant moins à un rapport de force favorable vis-à-vis de l’ennemi qu’à son anéantissement pur et simple. C’est pourquoi aussi on ne « déclare » pas la guerre civile : on y est ou on n’y est pas. Nous y arriverons peut-être ; mais dans l’état actuel des choses, et quand on se compare aux pays qui souffrent de la véritable guerre civile, on se dit qu’on ne peut pas décemment et lucidement prétendre que la France s’y trouve.

Essayons donc de ne pas trop mal nommer les choses. Parlons du « soi-disant État islamique », et ne désignons pas ses membres comme des « ennemis », mais comme ce qu’ils sont : de très grands criminels, mais de simples criminels. Contre des criminels, l’État ne fait pas la guerre : autant que possible, il les empêche d’agir ; une fois le mal commis, il les capture, les juge, les sanctionne et les empêche de recommencer. Ce n’est pas la même chose. Nous n’avons rien à gagner à nous y tromper.

1 commentaire:

  1. Jean Daniel Reuss29 août 2016 à 20:56

    Vous entreprenez ici de raisonner sur le concept de guerre en omettant d'utiliser l'énorme littérature qui a été publiée sur ce ou ces sujets. (Ce qui me paraît ambitieux, étant moi-même ignare en la matière).

    Depuis Sun Tzu(544–496 avant J.C.), divers auteurs (philosophes, sociologues, historiens, théoriciens militaires, polémologues,... ont progressivement précisés deux facettes dans des confits violents:

    **** La guerre conventionnelle ou régulière ; entres états, avec des armées hiérarchisées et utilisation massive d'armes (d'abord blanches, puis à feu).
    **** La guerre irrégulière (ou hybride, ou asymétrique....) ; caractérisée par l'importance des composantes psychologiques (désinformation, terreur, noyautage, ...etc.).

    Après une guerre connue, les historiens spécialisés modernes s'évertuent d'ailleurs à évaluer les proportions plus ou moins grande de chacune de ces deux facettes.

    Ainsi, pour fixer les idées, voici quelques exemples classiques de guerre considérées comme étant fortement irrégulières.
    Les barbares au sein de l'armée du Bas-Empire.
    La pacification de l'Afrique byzantine 534-546.
    Les guerres d'indépendance et les guerillas hongroises entre le XVIe et le du XVIIIe siècle.
    La guerre des Camisards 1702-1710.
    Napoléon et les soulèvements en Espagne 1809-1814.
    L'action des francs-tireurs français pendant la guerre de 1870-1871.
    L'Armée française face à Abdelkrim en 1924-1927.

    Oui ! Pour parler bref, il est clair que la guerre irrégulière est encore plus sale que la guerre conventionnelle !

    Mais sur un plan juridique, Marie-Laure Basilien-Gainche semble ignorer les études sur le thème classique de :

    "L’aporie de la légalisation de la guerre irrégulière"

    Sans épuiser ici et maintenant le sujet, pour esquisser mon désaccord, je termine en paraphrasant votre conclusion.

    On résume ? Définir les terroristes de l’État islamique comme des ennemis et notre rapport à eux comme une guerre irrégulière semble pertinent intellectuellement car cela correspond à un cas particulièrement typique de guerre asymétrique.

    Cela accorde aux terroristes une légitimité qu'il n'y a pas de raison de leur contester (même si cela nous déplaît de leur donner satisfaction, puisque qu'on peut penser qu’ils recherchent cette légitimité).
    Cela nous impose d'agir vis-à-vis d’eux selon les conventions internationales ; ainsi un terroriste capturé vivant doit être placé sous le régime de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, du 12 août 1949.

    Selon la morale chrétienne, lorsqu'on a réussi a rendre un ennemi inoffensif (par des moyens les moins violents possibles), il doit être considéré, non comme un criminel, mais avec le même respect que celui dû à tout homme quelles que soient ses convictions.

    Bien entendu, il serait absurde de prétendre juger et condamner un terroriste capturé, ne serait-ce que parce que le vaincu ne peut être jugé équitablement par son vainqueur. (Il reste que l'emprisonnement prolongé d'un terroriste pour l'empêcher de recommencer est une solution déplorable, mais, en pratique, personne n'a encore trouvé mieux).

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