Décidément, la culture se porte mal. Il y a un peu plus d’un
an, j’avais écrit un premier billet sur le sujet pour dénoncer la
déprogrammation (la censure, en réalité) de Carmen,
de Bizet, au West Australian Opera de Perth, au motif que les femmes y fumaient
et donc faisaient implicitement l’apologie du tabagisme. Aujourd’hui, deux
autres formes de censure frappent le monde de la culture.
La première se déroule en Italie. Pour accueillir le
président iranien, Hassan Rohani, les autorités italiennes ont décidé d’encoffrer
les statues dénudées du musée du Capitole où avait lieu la rencontre. Autre
complaisance du même tonneau – si j’ose dire ! – : aucune boisson
alcoolisée ne sera servie au déjeuner du Quirinal.
Que la délégation iranienne présente ce genre de demandes
est gonflé, mais après tout, ils sont dans leur rôle. Ce qui pose problème, c’est
que les autorités de l’Italie – le 9e pays le plus riche du monde !
– acceptent de s’y plier. Car comment peut-on cacher, comme si on en avait
honte, ce que notre culture et notre civilisation ont produit de plus beau,
donc ce dont nous devrions être le plus fier ? Si la culture d’un pays est
constitutive de son âme, alors l’Italie est prête à vendre son âme pour quelques
contrats, qu’elle obtiendrait sans doute même sans cette bassesse : notre économie
a besoin de ceux qui achètent nos produits, mais il ne faut pas se voiler la
face : s’ils les achètent, c’est qu’eux aussi en ont besoin.
D’ailleurs, pendant ce temps, l’Iran continue de pendre les
homosexuels, les apostats et les opposants politiques, et permet de condamner
les filles à mort dès l’âge de 9 ans ; il faut croire qu’ils ne se
préoccupent pas tellement, eux, de notre sensibilité et de notre culture, tout
comme la majeure partie des pays du Moyen-Orient.
Et c’est précisément cela que beaucoup d’Occidentaux,
surtout parmi nos dirigeants, ne parviennent pas à comprendre : si les
Iraniens ne se préoccupent pas plus de ne pas nous choquer, c’est parce qu’ils
n’ont aucun respect pour ceux qui renient leur culture pour ne pas heurter leurs
interlocuteurs. Autrement dit, ce reniement, cette soumission des autorités
italiennes ne sert à rien à moyen
terme : même sans prendre en considération la valeur intrinsèque des œuvres
d’art qui sont ainsi niées, nous ne gagnerons pas le respect ou l’amitié de
ceux que nous prétendons ainsi honorer. Bien au contraire, ils y verront un
aveu de faiblesse et nous n’y gagnerons que leur mépris.
La seconde affaire touche la série de romans d’Enid Blyton, Le Club des Cinq. Elle n’est pas
vraiment nouvelle : elle concerne la nouvelle traduction – parler de « réécriture »
serait plus juste – des romans. En 2011, un professeur l’avait déjà dénoncée
sur son blog. Il notait d’abord un abaissement général du niveau de langue :
remplacement des passés simples par du présent, appauvrissement du vocabulaire,
disparition des descriptions un peu longues… Il en accusait, à juste titre, la
baisse générale du niveau des enfants et l’exigence de rentabilité : si c’est
trop dur à lire, on ne fait pas assez de ventes. On retrouve ce que je disais
en octobre 2014, à savoir la trop importante dépendance de la culture par
rapport au capitalisme et aux puissances de l’argent.
Plus grave encore, l’auteur de l’article notait que des
passages entiers avaient été purement et simplement réécrits pour être plus
conformes à l’esprit du temps. Menant une analyse de quelques passages du Club des cinq et les saltimbanques (d’ailleurs
rebaptisé Le Club des Cinq et le cirque
de l’étoile), il notait la disparition de plusieurs passages qui faisaient
d’Annie une petite fille un peu trop… eh bien, un peu trop conforme au cliché
de la petite fille traditionnelle : qui pleurniche et qui fait la cuisine.
La volonté de faire reculer le sexisme est louable ; mais dans le texte
original, le personnage de Claude ne suffit-il pas amplement à montrer qu’on
peut être une fille sans correspondre à ce cliché ?
De la même manière, il remarquait l’absence de passages ou
de phrases qui pouvaient heurter la sensibilité d’un jeune lecteur : un
enfant battu par son oncle, la méfiance des forains envers la police, ou à l’inverse
les préjugés qui les font tous passer pour des voleurs ; la liste est
longue. De nombreux personnages en perdaient leur cohérence ; et tout ça
pour quoi ? Croit-on qu’on fera reculer le racisme dans la société en le
faisant disparaître de la littérature pour enfants ?
Au-delà de la seule question de l’efficacité ou non de ces
procédés pour faire évoluer les mentalités dans le bon sens, ils posent quand même
un énorme problème moral, et je m’étonne qu’ils soient tout simplement légaux. Quand
bien même les œuvres d’Enid Blyton seraient tombés dans le domaine public – ce
qui n’est, je crois, pas le cas –, il ne me semble pas qu’on puisse moralement
faire n’importe quoi de l’œuvre d’un auteur – ou même que ses ayants droit
puissent en faire n’importe quoi. S’il me prend l’envie de réécrire du tout au
tout Cyrano de Bergerac ou Le rouge et le noir, je dois avoir le
droit de le faire, mais de le faire en mon nom. Il me semblerait tout à fait
aberrant qu’on ait le droit de publier sous le nom d’Edmond Rostand un nouveau Cyrano dans lequel Roxane finirait comme
une heureuse bigame, ou dans lequel Cyrano et Christian se marieraient et
adopteraient des enfants. Au-delà de toute querelle idéologique, c’est une
question de respect d’une œuvre et de son auteur.
Il y a cependant une modification qui avait échappé à l’auteur
de l’article mentionné : dans le chapitre 5 du Club des Cinq au bord de la mer, la nouvelle traduction ne montre
plus les enfants aller à la messe mais… au marché. Après la découverte des
portables par nos quatre enfants, c’est un peu le coup de grâce. Mais quel est
le but de la manœuvre ? Pour le racisme ou le sexisme, on se dit au moins
que ce sont effectivement des choses qu’on aimerait voir disparaître de nos
sociétés. Mais la religion ? Le christianisme et la messe sont-ils des
choses si abjectes qu’il faille absolument éviter d’en donner aux enfants la
moindre connaissance ?
Le point commun de ces deux affaires, c’est le mépris de
notre histoire, de notre passé, donc de notre culture et de notre civilisation,
bref de ce que nous sommes. Tout est là : nous cherchons à faire oublier –
et pire, à oublier nous-mêmes – ce que
nous sommes, ce qui constitue notre richesse, notre apport essentiel à l’humanité.
Pris dans le culte de la fuite en avant pour elle-même, nous jetons sur ce qui
se trouve derrière nous un regard méprisant et condescendant. Ce faisant, nous oublions
deux choses.
La première, c’est que toute œuvre d’art est historiquement datée,
donc liée à une époque et dépendante d’un contexte. Il peut y avoir des
préjugés racistes et sexistes dans le Club
des Cinq, ou dans Tintin au Congo.
Céline était antisémite ; Voltaire aussi. Sade écrivait des textes
pédophiles, mais Gide et Montherlant faisaient de même. Aristote défendait l’esclavage,
et Hésiode écrivait que les femmes étaient le pire fléau qui se soit abattu sur
l’humanité et la source de tous ses maux – et je ne parle même pas des textes
sacrés de la plupart des religions monothéistes. Enid Blyton peut aller se
rhabiller. Allons-nous réécrire toutes ces œuvres au motif que nous ne pensons
plus de la même manière aujourd’hui ?
Ce serait oublier – et c’est en effet notre second grand oubli
– que nous aussi, nous sommes datés. Nietzche dénonçait déjà cette erreur
commune à tous les temps : la conviction d’être parvenu au terme et au
sommet de l’Histoire. Les Romains regardaient comme barbares les sacrifices humains
des Celtes et des Carthaginois ; ils ne se doutaient pas que nous
porterions le même regard sur les combats de gladiateurs. Jusqu’au XVIIIe
siècle au moins, les autorités de toutes les Églises chrétiennes considéraient
comme absolument normal et même nécessaire d’envoyer les sorcières au bûcher et
de massacrer ceux qui n’adhéraient pas au dogme officiel. Nous croyons-nous différents ?
Dans deux cents ans, une grande partie de ce qui est notre quotidien, que nous
considérons comme normal, nécessaire ou même plaisant, sera abominable à nos
descendants.
La tentation de réécrire le passé est le propre d’une
société soumise à un tropisme totalitaire ; Orwell la dénonçait déjà dans 1984. Ce n’est donc pas en nous reniant
nous-mêmes que nous pourrons réellement progresser. Bien au contraire, c’est le
refus de ce que nous sommes qui rend difficile le dialogue international, problématique
l’intégration de populations nouvelles sur nos territoires, et qui aggrave
chaque jour un peu plus les fractures internes à nos sociétés. Soyons
conscients que nos civilisations ont écrit des pages qui sont parmi les plus
noires de l’Histoire humaine ; soyons aussi conscients qu’elle en a écrit quelques-unes
des plus belles.
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