Disons-le franchement : tout l’emballement actuel
autour de la réforme de l’orthographe part de pas grand-chose, et n’a pas
grande importance. D’une part parce que c’est une affaire somme toute ancienne,
la réforme datant de 1990 – la seule chose qui changera à la rentrée prochaine,
c’est que tous les manuels scolaires ont décidé de l’appliquer. D’autre part
parce que la réforme est somme toute assez minime et concerne en réalité bien
moins de mots qu’on ne l’affirme généralement. Ainsi, je sais bien que les
accents circonflexes ne disparaissent pas tous : seulement sur les « i »
et les « u », et encore, pas dans tous les cas. Même si la blague est
très marrante, on ne pourra donc toujours pas dire qu’après un bon repas, on
aime bien se faire un petit jeune.
Toutefois, le sujet n’est pas non plus sans aucune
importance. Le philosophe Alain écrivait que « l’orthographe est de
respect ; c’est une sorte de politesse ». Lui qui disait aussi que
« qui saurait bien sa langue saurait tout ce qui importe » avait
conscience que le sujet n’est pas absolument anodin.
Ainsi, pour rester un peu sur les accents circonflexes, même
s’ils ne disparaissent pas encore sur les « o », on peut assez
logiquement se dire que c’est la prochaine étape. Cette simplification
orthographique est-elle une bonne idée ? Je trouve pour ma part dommage qu’en
oubliant peu à peu que l’accent circonflexe est très souvent le reste d’un
ancien « s », on finisse par oublier le lien qui existe entre « hôpital »
et « hospitalité ». De la même manière que faire oublier que « photon »
vient du grec en l’écrivant « foton » ne me semble pas évidemment
positif. J’en entends certains dire que les Espagnols et les Italiens le font
déjà, et qu’ils ne s’en portent pas plus mal. Certes ; mais s’en portent-ils
vraiment mieux ?
De toute manière, une réforme de la langue ne se décrète en
général pas ; elle vient sanctionner une évolution de la langue. On me
dira que c’est le cas pour une part importante de cette réforme, et que, pour
le reste, elle corrige principalement des irrégularités, des anomalies, voire
des erreurs. Et en effet, je suis d’accord pour écrire « nénufar »,
puisque étymologiquement, c’est l’orthographe correcte.
Alors finalement, qu’est-ce qui est inquiétant, dans cette
réforme ? Tant que les académiciens ne nous proposent pas d’adopter une
écriture largement phonétique qui serait inacceptable parce qu’elle appauvrirait
considérablement la langue, qu’est-ce qui peut bien nous gêner ?
La réponse est très simple : ce qui me gêne, c’est le
contexte. En soi, corriger des irrégularités mineures ou sanctionner des
évolutions langagières bien ancrées n’a rien pour me choquer ; mais nous
ne sommes pas dans un contexte anodin. Nous vivons une époque où une multitude
de facteurs – baisse de la lecture, communication rapide par textos et mails,
recul des exigences à l’école etc. – entraînent déjà, de fait, un bouleversement
orthographique. Les copies d’élèves en témoignent : un très grand nombre d’entre
eux ne comprennent tout simplement plus les structures mêmes de leur langue ;
y compris, et c’est ce qui est assez nouveau et très inquiétant, une proportion
croissante des élèves considérés par ailleurs comme « bons » voire « très
bons ». Or, il est bien difficile de penser clairement sans une telle
compréhension.
Je ne suis donc pas certain qu’il soit sage de réformer l’orthographe
à un moment où elle est déjà violemment attaquée dans les faits. Ne pouvant que
déclencher une polémique et un emballement médiatique, y compris sur Internet,
une telle réforme court le risque de laisser croire que l’orthographe n’a plus
d’importance et peut être traitée comme il semble bon à chacun. Je sais bien
que ce n’est pas du tout là le sens de cette réforme ; mais en l’occurrence,
son sens réel importe peut-être moins que ce que la majorité des gens en
comprendra.
Or, faire croire cela serait un mensonge, car l’orthographe
reste un des principaux marqueurs sociaux : bien écrire vous place immédiatement
dans une certaine élite, mal écrire vous range avec la plèbe. Une lettre d’embauche
sans faute d’orthographe a 60% de chances en plus de recevoir une réponse
positive qu’une autre, identique mais bourrée de fautes.
C’est d’ailleurs tout le paradoxe – et le drame – de ce genre
de réformes. Ceux qui veulent simplifier le français partent d’une très louable
et très bonne intention : permettre à ceux que la complexité de l’orthographe
et de la grammaire actuelles rebute de bien écrire, eux aussi. Réduire ainsi
les inégalités, qui pourrait s’y opposer ?
Le problème, c’est que c’est une pure chimère. L’orthographe
est peut-être élitiste, mais la fin de l’élitisme, elle non plus, ne se décrète
pas. Au contraire, plus vous simplifierez l’orthographe, plus ceux qui écrivent
déjà bien s’attacheront à la graphie ancienne et en feront un marqueur social,
un signe d’appartenance – moi le premier. La réforme n’est pas obligatoire, et
c’est peut-être le problème de ce genre de demi-mesure ; mais obligatoire
ou pas, il y aura toujours pléthore de gens pour ne pas la respecter et pour
brandir l’ancienne graphie comme l’étendard d’un combat et le signe de
ralliement d’une classe sociale. Ce qui aura pour résultat l’exact inverse de
ce qui était recherché : loin de se réduire, les inégalités augmenteront
entre ceux qui, par leur famille et leur héritage culturel, auront accès à l’orthographe
ancienne, et les autres.
Le problème de la réforme actuelle n’est donc pas son
contenu, qui n’est pas d’une gravité extrême – même si plusieurs des choix qui
ont été faits me semblent éminemment contestables, et qu’en conséquence je ne
les appliquerai pas. Le problème réside dans le principe directeur, dans la
méthode : face à la fièvre, on casse le thermomètre. Constatant la baisse générale
du niveau, on croit régler le problème en abaissant les exigences. C’est une
erreur stratégique majeure, car les élites n’abaisseront pas leurs exigences
pour leurs enfants, et trouveront toujours le moyen de les réaliser. Abaisser
les exigences pour les autres ne sert donc à rien et est même contre-productif :
ce qu’il faut, c’est trouver le moyen de remonter le niveau. Je crains qu’hors
de cela, il n’y ait point de salut.
Je m'étonne de l'absence d'article sur le passage de l'État d'urgence dans la Constitution.
RépondreSupprimerThoughtful blog thanks for posting
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