Cette phrase, on l’a tous entendue : « le racisme
n’est pas une opinion, c’est un délit. » Et on l’a tous entendue à toutes
les sauces : l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, la
biphobie, l’islamophobie ne seraient plus des opinions, mais des délits.
Je n’ai pas trouvé l’origine de cette antienne. Certains
affirment que sa paternité reviendrait à l’humoriste Guy Bedos. Mais si quelqu’un
a les moyens de vérifier cette source, ça m’intéresse ; car si cette
petite phrase fonctionne très bien comme slogan, comme punchline, dès lors qu’elle
n’est plus prise comme telle, mais au pied de la lettre, elle devient très
dangereuse pour nos sociétés. Or, cette interprétation littérale est
précisément celle qui est en train de triompher.
Stricto sensu, la
phrase est fausse, pour ne pas dire stupide. Une opinion, c’est, selon l’Académie,
un « avis donné sur une question discutée dans une
assemblée » ou un « sentiment, idée, point de vue »,
un « jugement que l’on porte, sans que l’esprit le tienne pour assuré, sur
une question donnée. » Le racisme colle parfaitement à cette
définition : il est l’opinion
selon laquelle les variétés de l’espèce humaines appelées « races »
seraient dotées de facultés, voire d’une valeur, inégales.
Le racisme – et ça s’applique également au
sexisme, à l’homophobie, etc. – est donc bel et bien une opinion, sauf à
changer le sens du mot « opinion » – la novlangue n’est pas très loin.
Seulement, c’est une opinion dont l’expression
publique est interdite par la loi – l’opinion, en elle-même, ne saurait être
interdite, sauf à vouloir contrôler ce qu’il y a de plus intime en l’homme, sa
pensée, son for intérieur.
On peut s’interroger sur l’opportunité d’interdire
l’expression de ces opinions particulières. Comme je l’ai déjà dit à de nombreuses
reprises sur ce blog, sans soutenir pleinement la vision française des choses –
la loi Gayssot, à mon sens, devrait être abrogée –, je ne suis pas non plus un
partisan de la doctrine américaine d’une liberté d’expression absolue et sans
limite. Les appels à la haine, à la violence et à la discrimination, la
diffamation et l’injure publiques, la divulgation de la vie privée d’autrui
sans son consentement me semblent être des limites raisonnables à la liberté d’expression.
Qu’on ne me fasse donc pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne suis pas
pour que les néo-nazis aient le droit de faire publiquement l’apologie de la
Shoah.
Seulement, comme à chaque fois il s’agit de
poser une limite à l’une des libertés les plus fondamentales et donc à une des
conditions d’une vie heureuse et digne d’être vécue, on ne peut pas le faire à
tort et à travers. Ça implique donc d’abord de définir précisément les choses,
et de ne pas crier au racisme dès que quelqu’un dit que les races existent, ni
à l’islamophobie dès qu’on affirme que l’islam contemporain doit affronter un
certain nombre de problèmes qu’il n’a pas encore réglés.
Ensuite, et surtout, ça implique d’appeler
un chat un chat. Si on veut, comme moi, poser des limites à la liberté d’expression,
alors il faut assumer : assumer qu’on interdise l’expression de certaines opinions, précisément
définies. Et c’est là que la petite phrase selon laquelle le racisme ne serait
pas une opinion, prise à la lettre, devient très dangereuse. Car si le racisme
n’est plus une opinion, alors toutes les précautions, les réflexions, la
prudence que je réclame n’ont plus lieu d’être. Si le racisme n’est pas une opinion,
l’interdire ne revient pas à limiter une liberté fondamentale, et on n’a plus
besoin de faire dans la dentelle.
Bourriner, ne plus faire dans la dentelle, c’est
précisément ce que veulent plein de gens, parce que, comme je le disais ailleurs,
leur obsession n’est même plus de triompher politiquement de leurs adversaires,
mais, pour assurer ce triomphe, avant tout de les faire taire. Et pourtant, la suite logique, n’importe qui peut
la voir : une fois le premier pas accompli, la tentation devient très grande
pour chacun de faire sortir du champ des opinions à peu près tout ce avec quoi il
n’est pas d’accord pour pouvoir en restreindre, voire en interdire l’expression,
sans remord ni complexe. Et c’est ainsi que le blasphème, la critique d’une religion,
voire d’une entreprise ou d’un gouvernement, pourraient bien, demain, sortir du
champ de ce qu’on peut librement dire. À cet égard, la remise en question récente de la loi de 1881 sur la liberté de la presse par le Ministre de la
Justice en personne est alarmante. Ou comment une petite phrase pas mauvaise
comme punchline peut devenir une arme redoutable dans la main de crétins qui n’ont
aucun attachement réel à la liberté.
Crétins, ils le sont parce que, j’espère l’avoir
montré, ils ne seront pas toujours les plus forts, et seront donc victimes du même
anathème qu’ils font aujourd’hui descendre sur leurs adversaires. De même qu’en
1933, les sociaux-démocrates allemands ont été parmi les premières victimes de
l’état d’urgence qu’ils avaient eux-mêmes instauré et dont Hitler n’a plus eu
qu’à se servir, ceux qui aujourd’hui refusent le statut d’opinion à celles qui
les choquent seront dans l’avenir victimes des atteintes aux libertés
fondamentales qu’ils auront eux-mêmes promues. Mais après ? Ça nous fait
une belle jambe. Moi, ça ne me consolera aucunement de savoir que ceux qui, aujourd’hui,
m’accusent à tort de racisme et d’islamophobie seront dans la cellule voisine.
Alors une seule chose à faire : ne pas les laisser faire.
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