Un récent article du Monde
s’alarmait de ce que « le rapport à la tyrannie [avait] changé » et
de ce qu’elle « [choquait moins] ». Prenant acte d’une
« progression de l’autocratie », il cherchait à analyser les
différentes formes que peut prendre le phénomène : « Des États
démocratiques évoluent vers la dictature. Certaines des plus établies des
démocraties connaissent des tentations autoritaires. Enfin, de puissantes
nations assurent la promotion de l’autocratie, présentée comme le régime
politique de l’avenir. » Pour ceux qui ne comprennent pas, ça vise, dans l’ordre,
le duo Brésil-Russie, les pays occidentaux et la Chine.
À mon sens, ces trois réalités – car ce sont trois réalités,
indiscutablement – ne sont pas du tout, contrairement à ce que pense
l’éditorialiste Alain Frachon, trois facettes d’un même phénomène. Il tombe en
fait dans une confusion étonnamment répandue et qui, je le crains, est en train
de nous tuer : la confusion entre démocratie et respect des droits de
l’homme.
Pour en sortir, il faut essayer de se dégager de toute l’encre
qu’a pu faire couler la question de la définition de la démocratie, pour contempler
cette évidence : les peuples peuvent, de manière majoritaire, décider de
cesser de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales. C’est particulièrement
évident de nos jours, car de nombreuses mesures dénoncées par l’article lui-même,
et par moult organisations de défense des droits fondamentaux de la personne humaine,
sont prises avec l’accord ultra-majoritaire des populations concernées.
Des exemples ? La surveillance de nos vies privées pour
assurer un peu plus de sécurité est
une mesure majoritaire, il faut avoir renoncé à toute forme de lucidité pour ne
pas le voir. L’enfermement sans jugement de présumés terroristes à Guantanamo est une mesure majoritaire. En 2016, 54%
des Français se déclaraient favorables à la torture sur les terroristes. Un
sondage Odoxa a montré que 87% (87%, putain !) de la population est
favorable à l’enfermement sans jugement
des individus fichés S. Vous vous rendez compte ? 87% des Français sont d’accord
pour piétiner allègrement un des droits les plus essentiels, les plus
fondamentaux, celui à un jugement équitable et impartial pour tout suspect. 87% des Français sont d’accord
pour mettre des gens en taule pour l’unique raison que les services de
renseignement les surveillent et les trouvent potentiellement dangereux.
Ce chiffre permet de sortir de l’impasse consistant à
tergiverser et à pinailler sur la définition de la démocratie, ainsi que de l’autre
impasse consistant à se demander si nous sommes bien en démocratie ou non. Je
ne vais pas essayer de convaincre ceux qui pensent que nous n’y sommes pas, même
si je suis foncièrement en désaccord avec eux : de toute manière, la
question n’est pas là, puisque même si
nous y étions, les droits fondamentaux seraient
piétinés. En toute logique, ils le seraient même bien plus, puisque alors on peut imaginer que l’enfermement des
fichés S, par exemple, serait effectivement
mis en place. Au temps pour les thuriféraires du RIC.
De la même manière, partant de cette évidence, la question
de la définition de la démocratie est secondaire. Imaginons – l’effort d’imagination
est minime, puisque je viens de montrer qu’on y est déjà en partie – un régime qui,
par la volonté majoritaire,
piétinerait les droits de l’homme : de quoi le qualifier, si ce n’est de « démocratie » ?
Cette confusion ordinairement entretenue entre démocratie et
droits de l’homme est grave, car elle en soutient une autre, entre deux questions
pourtant fort différentes : d’une part, la démocratie est-elle le meilleur
moyen de prendre les bonnes décisions ? Et d’autre part, la démocratie
est-elle le meilleur rempart contre la tyrannie, contre l’arbitraire, contre le
non-respect des droits de l’homme, et plus particulièrement, puisque c’est bien
le danger qui nous menace, contre le totalitarisme ?
Il est fondamental de comprendre que les deux questions n’ont
pas nécessairement la même réponse. Il serait tout à fait envisageable, par
exemple, que la démocratie ne soit pas la meilleure façon de bien gouverner,
mais reste le meilleur rempart face au totalitarisme, ce qui permettrait de
justifier son existence aujourd’hui. Voyons donc la manière dont l’actu nous
éclaire sur ces deux questions.
Sur la première, regardons le résultat des élections
européennes. Au-delà de toutes les bonnes nouvelles dont on peut se réjouir –
le bon score des écologistes modérés, le score inespéré et peu commenté par les
médias des écologistes radicaux, la claque de la droite scrogneugneu
représentée par les Républicains –, il n’en reste pas moins que 23% de ceux qui
vont voter apportent leur voix au Rassemblement National, et 22% à la liste de
Macron. On me dira : oui mais l’abstention. Sans doute ; mais enfin,
sur 34 listes, on pouvait espérer que les électeurs en trouveraient tous une
qui représenterait plus ou moins leurs idées. Et sinon, ils n’avaient qu’à en
faire une trente-cinquième. La moitié de ceux qui s’expriment votent donc, grosso modo, pour Macron ou pour Le Pen,
confirmant ainsi le résultat d’à peu près toutes les élections depuis au moins
2010.
Sur du plus long terme, Macron est au pouvoir, il mène la même
politique que tous ceux qui ont été élus avant lui depuis au moins 35 ans, à
savoir tuer la planète et faire monter les inégalités : la démocratie n’est
visiblement pas un moyen de prendre de bonnes décisions. L’argument de l’éducation
– « ben oui mais les pauvres ils ne sont pas éduqués et ne comprennent pas
les enjeux, c’est pas leur faute, c’est BFM » – ne tient pas : s’ils
ne comprennent pas les enjeux, c’est bien la preuve qu’ils ne peuvent pas
prendre les bonnes décisions. Cet « argument » ne dit pas en quoi j’aurais
tort ; bien au contraire, il explique
pourquoi j’ai raison ! Et comme l’éducation des masses prendrait, même avec
un super système éducatif – en d’autres termes : pas le nôtre – des
décennies, alors que la Crise nécessite des solutions urgentes, la démocratie
semble complètement disqualifiée comme mode de prise de bonnes décisions.
Est-elle au moins un rempart contre le totalitarisme ? Pas
davantage. Ne revenons pas sur l’exemple de Hitler accédant démocratiquement au
pouvoir, on va m’accuser de taper dans le point Godwin et dans les vieilleries.
Non, prenons l’actu ! Qu’y voit-on ? Un Julian Assange malmené par les États-Unis pour avoir publiquement révélé des vérités d’intérêt général.
Mais c’est dans les États-Unis de Trump. Hum. Et chez nous ? Les
journalistes se font convoquer par la DGSI, qui cherche à les intimider pour qu’ils
cessent d’enquêter sur les sujets qui gênent le gouvernement, et ça passe
crème. Quotidien a consacré deux
émissions au sujet (ici et ici), mais ça n’émeut pas les foules. Nos
démocraties ne sont pas un rempart contre le totalitarisme, elles nous y mènent
tout droit.
Le plus probable est donc que nous ayons à choisir : la
démocratie ou les droits de l’homme.
Perso, je m’en fous, d’aller voter. De toute manière, comme le disait Coluche,
si ça changeait quelque chose, ça fait longtemps que ce serait interdit. En
revanche, je veux pouvoir continuer à critiquer la politique du gouvernement
sans finir en prison ; je veux pouvoir rouler une pelle à un garçon dans la
rue sans me faire tabasser parce que la police regardera ailleurs ; je
veux pouvoir lire ce que je veux sur Internet ; je veux pouvoir publier
une caricature de Muhammad ; je veux lire une information de qualité parce
que les journalistes feront leur travail sans être intimidés par l’État ;
je pouvoir aller sur Internet sans que l’État ait accès à mes mails ou à mon historique.
Et c’est précisément tout ça qui est menacé. Si nous continuons à mettre la
démocratie au-dessus de tout le reste, si nous nous entêtons à croire que dès
lors que le peuple a majoritairement décidé quelque chose, il faut le faire,
alors nous allons très vite perdre nos libertés fondamentales. Nous allons les
perdre démocratiquement, mais nous allons les perdre.
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