À chaque fois que je dis, peu ou prou, ce que j’écrivais
dans mon dernier billet, j’ai droit, de la part de ceux qui n’ont rien compris
à ce que je pense ou qui ne me lisent pas jusqu’au bout, à des réactions
amusées. « Ah, mais toi qui es pour un État fort, ça devrait te plaire, ce
qui se passe en Pologne ! De quoi tu te plains ? » – je vous
épargne les nombreuses variantes auxquelles j’ai droit.
Je l’ai déjà dit, redit, et au fond je crois que je parle
dans le désert, mais vogue la galère, il faut croire que j’aime ça. Ce n’est
pas la première fois que je constate notre incapacité à transmettre à nos
élèves certaines valeurs fondamentales. Quiconque a interrogé les bambins d’une
classe lambda lors d’un cours d’éducation civique sur la justice sait que, pour
l’immense majorité d’entre eux, les pédophiles ou les terroristes devraient
être exécutés sans jugement. La plupart ne comprennent pas pourquoi on se donne
la peine de leur fournir un avocat. De même, une fréquentation un tant soit peu
assidue des réseaux sociaux nous a tous mis face à des gens qui proposaient que
les pédophiles remplaçassent les animaux dans les expériences de laboratoire,
ou autres joyeusetés du même tonneau.
Il ne s’agit pas à proprement parler d’ignorance, puisque
justement, tout le monde est passé par les cours d’histoire-géo et d’éducation
civique du secondaire, et donc tout le monde a déjà étudié ces concepts. Alors
de quoi s’agit-il ? Quand quelqu’un connaît
les notions de présomption d’innocence ou de nécessité d’un procès impartial,
mais ne comprend pas leur importance,
quand il décide par exemple qu’on peut s’en dispenser dès lors qu’on est
confronté à certains crimes ou à certaines catégories de personnes, quand il
soutient l’action de l’État alors même qu’il voit ces valeurs piétinées, il ne
s’agit pas d’ignorance, mais bien d’une déficience dans le sens moral,
c’est-à-dire dans l’aptitude à juger de ce qui est bien et de ce qui est mal.
J’insiste sur le fait que je ne parle pas ici de relativité
de la morale. Je ne constate pas que ce qui semble bon aux uns semble mauvais
aux autres, ou que ce qui est important pour quelqu’un est sans importance pour
quelqu’un d’autre. J’affirme au contraire que certaines personnes ont un sens
moral déficient, c’est-à-dire jugent mal, se trompent dans leur évaluation de
ce qui est bien ou mal, important ou secondaire.
Évidemment, de nos jours, justement parce que le relativisme
moral connaît un triomphe à peu près total dans notre société, une telle
assertion fait immédiatement passer son auteur pour un monstre d’arrogance.
Comment ? Il se permet de dire qu’il a raison et que les autres ont
tort ? Mais quel élitisme ! Et au nom de quoi ?
Pour ma part, j’assume. Je ne prétends évidemment pas que
j’ai raison sur tout – comme tout un chacun, je peux me tromper. Il est même
certain qu’une partie de mes jugements moraux sont erronés. Mais j’assume de
considérer qu’en matière de morale, il y a un vrai et un faux. Si quelqu’un
affirme qu’une femme qui sort dans la rue non voilée est une pute, ou que les
homosexuels doivent être jetés du haut d’un immeuble, ou qu’on peut faire subir
ce qu’on veut à un animal, ou que les pédophiles devraient être mis en prison
sans procès, alors que j’affirme le contraire, ce n’est pas seulement que nous
avons deux points de vue différents sur ces questions ; c’est qu’il a
tort, et que j’ai raison. Chaque affirmation morale nécessiterait évidemment
une argumentation, et pour chaque point considéré, je suis prêt à la
fournir : je ne prétends pas avoir raison simplement parce que c’est moi
qui parle. Mais au fond, et quelle que soit la manière dont on l’enrobe, ça
revient à ça : en matière de morale, il y a des affirmations vraies et des
affirmations fausses, et donc certains sont plus dans le vrai que d’autres. Et
tant pis pour ceux que ça défrise et qui m’appelleront paternaliste,
ethnocentriste ou autre.
On peut même aller plus loin : en fait, c’est l’immense
majorité de la population qui a ainsi un jugement moral largement déficient. Je
le mesure à chaque fois que je discute de droit et de morale, par exemple des
thèmes évoqués dans mon dernier billet, avec des gens éduqués et cultivés.
Parce qu’à la rigueur, que, dans le fin-fond du Tarn-et-Garonne, les gosses des
catégories socio-professionnelles très défavorisées n’aient pas d’idée claire
et précise de la valeur de la présomption d’innocence, je peux le leur
pardonner. Ça les rend évidemment inaptes à toute fonction de décision
politique, mais ce n’est pas franchement leur faute.
En revanche, ce qui est sidérant, et surtout très
angoissant, c’est que quand on discute avec des médecins, des professeurs, des
artistes, on s’aperçoit que les déficiences morales sont toujours là. Ça n’a donc
à voir ni avec le niveau d’étude, ni avec le niveau culturel. Et c’est bien
cela qui fait peur : car on s’aperçoit que les valeurs fondamentales qui
sont le socle de notre droit et la base de nos libertés et de notre bonheur ne
tiennent par rien. Pour l’instant,
elles sont globalement respectées, mais elles le sont en quelque sorte par
défaut, parce que personne n’a encore eu clairement la volonté de les remettre
en cause. Ce n’est même pas que certaines catégories sociales les auraient
oubliées ; c’est que toutes les
catégories sociales les ont oubliées. Autrement dit, ces valeurs restent
présentes, mais seulement dans le discours, en surface, sans aucun ancrage
réel, et donc de manière complètement illusoire. La première bourrasque les
emportera.
Même des gens qui sont éminemment moraux sur certains points
peuvent se montrer parfaitement lacunaires sur d’autres. Ainsi, telle personne
qui aura une grande attention aux pauvres perdra tout sens moral, toute mesure,
toute idée de justice dès qu’on parlera de terrorisme. D’autres n’ont jamais
remis en question des valeurs inculquées depuis toujours et ont peu à peu perdu
tout sens de la hiérarchie des valeurs : ainsi, certains sont capables de
me dire que je n’ai aucune morale parce que je défends la possibilité de la
prostitution, alors qu’ils viennent de me dire que le fait pour l’État
d’assassiner des terroristes sans jugement ne leur posait aucun problème.
Très souvent, les lacunes sont difficiles à percevoir, car
elles touchent des points de détail : ainsi, certaines personnes considèrent
la liberté d’expression comme essentielle et sont prêtes à se battre pour elle,
mais seraient pourtant d’accord pour interdire toute forme d’expression
religieuse dans l’espace public. Très souvent, sans même s’en apercevoir, les
gens sont prêts à accorder des droits aux uns et pas aux autres en fonction de
leurs préférences, de leurs opinions, de leurs goûts. Or, qui défend la liberté
d’expression pour celui-là seul qui pense comme lui est un ennemi de la liberté
d’expression ; qui défend la présomption d’innocence mais est prêt à faire
une exception en cas de terrorisme met à mort la présomption d’innocence.
On touche évidemment là à des points complexes de la morale,
qui nécessitent une vision de long terme. Face à l’attentat de Nice, la
réaction instinctive est évidemment de se dire : « si cet homme avait
été tué ou enfermé sans jugement par les services secrets, il n’aurait pas
commis ce massacre, et la vie de 86 personnes aurait été épargnée ». Il
faut beaucoup de recul et même de sang-froid, sans compter une dose d’imagination
et des capacités d’anticipation, pour comprendre qu’une société dans laquelle
on exécute ou enferme les gens sans jugement sera infiniment pire qu’une société dans laquelle il y a de temps à
autres un attentat qui fait une centaine de morts. Instinctivement, l’empathie
nous fait dire que les morts, ça aurait pu être nous ou nos proches, et que
rien n’est pire que cela. Il faut beaucoup de hauteur pour réaliser que vivre
dans un totalitarisme serait en réalité bien pire.
Ce sont ce recul, ce sang-froid, cette vision de long terme
qui font défaut à la plupart des gens. Et finalement, on s’aperçoit que ceux
qui ont un réel sens moral sont rarissimes. C’est en cela que nous sommes les
hommes de 1933 : les valeurs sont dans toutes les bouches, mais ne sont
dans aucun cœur. Et de fait, elles sont en train de disparaître. Les lois
sécuritaires les piétinent les unes après les autres, et ce n’est même pas que
les gens ne réagissent pas : non, ils en sont positivement contents. Nos valeurs les plus
fondamentales sont foulées au pied, et elles le sont de manière pleinement démocratique.
Impossible de se cacher derrière l’idée que le gouvernement n’est pas
réellement représentatif, que notre système n’est pas réellement
démocratique : les lois en question bénéficient d’un réel soutien
populaire.
Et bien sûr, les rares personnes lucides vont, elles aussi,
avoir à subir les conséquences politiques des errements moraux des autres.
Quand la première dictature venue sera, comme en 1933, aussi bien soutenue par
la bourgeoisie globalement cultivée que par le sous-prolétariat déclassé, ce
sont mes enfants et moi qui seront assignés à résidence – et encore, on aura de
la chance si ce n’est pas enfermés dans un camp, voire exécutés – au nom de la
lutte contre le « terrorisme écologiste ». Ma seule consolation,
c’est que tous ceux qui auront promu et mis en place ces lois en seront aussi
les premières victimes ; que, le moment venu, tous ceux qui s’imaginaient
qu’ils seraient toujours du bon côté de la barrière réaliseront que ce ne sera
pas le cas et paieront cette erreur, parfois de leur vie. Bien maigre
consolation.
On en revient à Platon : peuvent gouverner ceux
qui, réellement, savent distinguer le Bien du mal. Force est de constater que,
comme il y a 2500 ans, ils sont aujourd’hui bien minoritaires. Or, « à
moins que […] les philosophes n’arrivent à régner dans les Cités, ou à moins
que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne philosophent de manière
authentique et satisfaisante, et que viennent à coïncider l’un avec l’autre
pouvoir politique et philosophie ; à moins que les naturels nombreux de ceux
qui à présent se tournent séparément vers l’un et vers l’autre n’en soient
empêchés de force, il n’y aura pas […] de terme aux maux des Cités ni, il me
semble, à ceux du genre humain[1]. »
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