« Les oisillons,
las de l’entendre,
Se mirent à jaser
aussi confusément
Que faisaient les
Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait la bouche
seulement. »
S’est-on déjà dit que Cassandre, elle aussi, pouvait être
lasse de prêcher dans le désert, et d’annoncer sans cesse la vérité à venir
sans jamais être crue ou entendue ? Moi en tout cas, je suis fatigué,
fatigué de devoir constater sans cesse les mêmes choses, l’avancée toujours
aussi inexorable vers la même catastrophe, la Crise toujours plus aiguë, sans
que jamais aucune réaction ne se fasse jour. Mais bon. Cassandre, c’est
moi ; autant assumer et jouer le rôle jusqu’au bout.
L’État de droit recule en Europe. Deux pays sont en ce
moment même le laboratoire de cette régression : la Pologne et la France.
En Pologne, le PiS, le parti conservateur – le mot est
faible – cherche, depuis sa prise du pouvoir en 2015, à prendre le contrôle de
tous les leviers de l’État, en particulier de ceux qui pourraient empêcher,
voire nuancer ou affaiblir, son action. Il s’est donc attaqué successivement à
deux contre-pouvoirs essentiels : les médias d’abord, la justice ensuite.
La télévision publique a été brutalement reprise en main, de nombreux
journalistes ont été licenciés ; puis, le pouvoir s’en est pris également
aux médias privés, par exemple en poursuivant en justice, devant des tribunaux
militaires, des journalistes qui avaient fait des révélations embarrassantes à
propos de membres du gouvernement. Ce qui est notable, dans ce dernier cas, est
que les ministres en question n’ont même pas nié les faits qui leur étaient
reprochés ; ils ont seulement accusé les journalistes de les avoir rendus
publics. Des journalistes traduits devant des tribunaux militaires pour avoir
révélé des faits dont personne ne conteste la réalité : mais dans quel
régime sommes-nous ? Et qui peut encore nier qu’il y a un gros, un très
gros problème en Pologne ?
Actuellement, c’est sur la justice que les dictateurs en
herbe polonais concentrent leurs efforts. Et ils ont décidé de ne pas faire les
choses à moitié : après avoir pris le contrôle, dès 2015, du Tribunal
constitutionnel – l’équivalent de notre Conseil constitutionnel –, ils tentent
à présent de faire de même avec la Cour suprême – l’équivalent de notre Cour de
cassation – en proposant que ses membres soient nommés par le Parlement, qu’ils
contrôlent déjà. Plus c’est gros, plus ça passe ! Par ailleurs, une autre
loi a été adoptée, le 12 juillet dernier, qui permet au ministre de la justice
de démettre de leurs fonctions tous les présidents de tribunaux du pays et de
nommer leurs successeurs. Si la nouvelle loi passe, cela reviendra donc à
mettre le pouvoir judiciaire sous la double tutelle et le contrôle direct du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Autrement dit, la fin de la
séparation des pouvoirs.
Pour beaucoup de gens, tout ça – législatif, exécutif,
judiciaire, séparation des pouvoirs, quatrième pouvoir… – ce sont des mots,
rien de plus. Quelques vagues souvenirs de vieux cours d’éducation civique dont
on se rappelle surtout qu’ils étaient bien chiants, et dont on n’a au fond
jamais saisi le sens. Mais c’est de notre liberté qu’il s’agit là, condition
première de notre bonheur. Qui n’a pas compris cela n’a rien compris. Car dans
un régime où la justice est aux ordres du Parlement, du gouvernement ou des
deux, il n’y a plus de contre-pouvoir, partant plus de liberté. Les citoyens
n’ont plus aucun moyen légal de contester le pouvoir en place, puisque la
justice ne peut plus que leur donner tort. La situation est encore aggravée si
la liberté d’expression disparaît à son tour avec des médias tenus en laisse. À
partir de là, il ne reste plus que deux options possibles : la soumission
au pouvoir, donc le renoncement à sa propre liberté, ou la contestation par la
violence. Aucune des deux issues ne peut apporter le bonheur social.
Second cas de recul des libertés : la France. Ah, bien
sûr, le traitement médiatique n’est pas le même. Alors que pour ce qui est de
la Pologne, les médias français n’hésitent pas à parler – à juste raison !
– de recul de l’État de droit, dès qu’il faut qualifier les tentatives de
Macron, les plus audacieux – car la plupart s’en foutent éperdument, ou ne
disent rien – parlent de « texte dangereux ». Mais les choses, au fond,
sont-elles si différentes ?
Emmanuel Macron nous l’a promis : on va sortir de
l’état d’urgence. Ah bon ? À lire son projet de loi, on s’aperçoit qu’il
n’en est rien. Je ne suis pas le premier à le dire : on se contente de
faire entrer l’état d’urgence dans le droit commun. Autrement dit, on ne sort
pas de l’état d’urgence, on ne fait qu’en changer le nom, et ainsi on le
banalise.
Voyez plutôt. Le texte du gouvernement prévoit que le
ministre de l’intérieur pourra, de manière parfaitement arbitraire, obliger un
individu à rester sur le territoire d’une commune, et ce même si la justice ne
trouve rien à reprocher à cette personne. Ce qui foule aux pieds la liberté de
circulation. Les perquisitions administratives, y compris de nuit, pourront
être décidées chez tout un chacun par les préfets. Fondamentalement, cela
revient à diviser la population en deux : les citoyens ordinaires, qui
continuent à avoir des droits, et les terroristes qui n’en ont plus. Le juriste
allemand Günther Jakobs parlait de « droit pénal de l’ennemi » pour
qualifier cette situation où des citoyens cessent d’être considérés et traités
comme tels. Les critères définitoires de ce « droit pénal de
l’ennemi » étaient un droit pénal préventif, des procédures pénales
dérogatoires au droit commun et des sanctions si sévères qu’elles ne respectent
plus la proportionnalité des peines. Nous y sommes. C’est la fin d’un autre
principe constitutif de l’État de droit : l’universalité des droits et des
libertés fondamentaux.
Les imbéciles, évidemment, se disent que ce n’est pas grave,
puisqu’eux seront toujours du bon côté de la barrière. Le Président de la
République tente d’ailleurs de nous rassurer dans ce sens, en affirmant que ces
mesures seront strictement encadrées pour ne viser que les terroristes. Mais
qui peut être assez con pour avaler l’argument ? N’importe qui peut être
qualifié de terroriste. Le groupe d’ultra-gauche de Tarnac, mené par Julien
Coupat, a été qualifié de terroriste, alors même qu’ils n’avaient essayé de
tuer personne, et que même les dommages sur des biens matériels qu’on leur
reprochait n’ont jamais pu leur être imputés avec certitude. Pendant l’état
d’urgence, les mesures administratives ont frappé non seulement des personnes
réellement soupçonnées de terrorisme lié à l’islam radical, mais aussi, et très
largement, des opposants à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes ou à la loi
travail. Ne nous faisons pas d’illusions : concrètement, n’importe qui
pourra être visé.
Et ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que le
projet de loi ne vise pas seulement les auteurs avérés d’actes terroristes, c’est-à-dire reconnus comme tels par la
justice, mais tous ceux que le gouvernement ou les services secrets soupçonnent de simples intentions terroristes. Même pas ceux
qui prépareraient des attentats, non
non ! Ça, il est normal de le sanctionner, dès lors que la préparation est
suffisamment avancée. Mais là, il s’agit de sanctionner des gens qui n’ont
encore rien préparé concrètement. On passe ainsi d’une justice qui sanctionne
un acte déjà accompli à une parodie de justice qui sanctionne des intentions.
On ne vous punit plus pour ce que vous avez fait, mais pour ce que vous
pourriez faire. On passe d’une société de responsabilité à une société de
suspicion permanente et généralisée.
Autrement dit, les choses sont plus subtiles en France qu’en
Pologne ; mais si elles sont encore un peu moins graves, ce n’est que bien
légèrement. Dans les deux cas, elles suivent un schéma similaire : le
couple exécutif-législatif, qui ne connaît plus de divergences internes et
fonctionne donc comme un pouvoir unique, capte une part toujours croissante de
puissance, au détriment des contre-pouvoirs établis, en particulier la justice,
mais également les médias. On a donc un pouvoir unique qui fait, de plus en
plus, le vide autour de lui. Sachant qu’un pouvoir sans contre-pouvoir tend
systématiquement à devenir tyrannique, on peut dire qu’on marche à grand pas
vers la dictature ; or, dans les conditions politiques, économiques et
surtout techniques qui sont les nôtres, une dictature aura toutes les chances
de basculer rapidement dans le totalitarisme.
Dans les deux cas, y a-t-il des échappatoires ? Sans
doute assez peu. Contre la Pologne, l’Union européenne donne de la voix ;
mais des sanctions réelles exigeraient l’unanimité des autres États membres, et
il est évident que la Hongrie de Viktor Orban défendra la Pologne de Jaroslaw
Kaczynski – il rêve tellement de faire la même chose chez lui ! Il est
même si bien avancé sur ce chemin ! Quant à la France, les députés de LREM
s’y montrent d’une docilité qui confine au panurgisme ; et comme, sur ces
sujets, ils ont le soutien massif du reste de la droite, ils n’ont pas de souci
à se faire.
Même si les réformes sont adoucies, elles finiront donc par
passer, et seront durcies à nouveau par la suite. Et même si l’alternance
vient, dans quelques années, chasser le pouvoir en place, il y a tout à parier
que les nouveaux dirigeants ne se priveront pas d’outils de contrôle de la
population aussi efficaces. Avec bien de la chance, ils rendront une partie de
ce que le pouvoir central aura accaparé ; mais il est illusoire d’espérer
récupérer demain l’intégralité de la liberté que nous perdons aujourd’hui.
Ne nous y trompons pas : en défendant la séparation des
pouvoirs, je ne prétends pas défendre la démocratie, et moins encore la
République. Je n’en ai rien à foutre, de la démocratie. Je note une fois de
plus qu’alors qu’on l’associe traditionnellement à la séparation des pouvoirs
et à l’État de droit, on ne peut que constater encore et toujours la même
évidence : c’est la démocratie qui tue peu à peu l’État de droit, c’est
démocratiquement qu’on met peu à peu fin à la séparation des pouvoirs. Ne
comptez donc pas sur moi pour défendre la démocratie : c’est elle qui nous
fout dans la merde noire où nous nous enlisons rapidement. Mais je défendrai
jusqu’au bout l’État de droit et ses grands principes, qui n’ont décidément
rien à voir avec elle, mais qui sont les conditions de notre liberté, et donc
de notre bonheur.
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