Aujourd’hui, l’Église nous propose de méditer sur le pardon
– celui de Dieu pour les hommes, et celui des hommes les uns pour les autres.
Le pardon de Dieu est traité d’abord par le psaume 103 :
le Seigneur « pardonne toutes tes
offenses et te guérit de toute maladie » ; « Il n’est pas pour
toujours en procès, ne maintient pas sans fin Ses reproches » ; « aussi
loin qu’est l’orient de l’occident, Il met loin de nous nos péchés ». Le
pardon divin est clairement présenté comme infini, ce qui est logique puisque
ce pardon infini découle de l’amour infini de Dieu – Dieu et l’Amour étant, il
faut le rappeler, une seule et même chose.
La première lecture, du livre de Ben Sirac le sage[1],
et l’Évangile selon Matthieu[2],
quant à eux, évoquent tous les deux le pardon donné d’homme à homme. Ils
condamnent l’attitude de celui qui refuse son pardon à son frère : « rancune et colère, voilà des choses
abominables où le pécheur est passé maître », écrit Ben Sirac. Mais
surtout, ils mettent en balance le pardon accordé par Dieu et celui que l’homme
doit accorder à son tour.
C’est avant tout le
cas dans la parabole du serviteur impitoyable qui, selon Matthieu, est l’illustration
que Jésus fait de Sa réponse à Pierre. L’histoire est simple : un homme
qui doit une somme immense à son maître, mais ne peut pas le rembourser, le supplie
de prendre patience, de ne pas se payer en le vendant comme esclave, lui et sa
famille, et lui promet de tout lui rendre plus tard. Le maître, pris de pitié,
non seulement accepte de ne pas le punir, mais annule même purement et
simplement sa dette. Mais le serviteur, quand il tombe sur un homme plus pauvre
que lui et qui lui doit une somme bien moindre, refuse de lui témoigner la même
pitié dont il a bénéficié ; il exige son argent, commence par essayer de l’étrangler,
puis le fait jeter en prison. Alors le maître, furieux, revient sur sa décision
d’annuler sa dette et livre aux bourreaux ce serviteur impitoyable.
Matthieu semble donc
conditionner le pardon de Dieu à celui de l’homme : si l’homme ne pardonne
pas à son prochain, alors il ne serait pas digne lui-même de recevoir le pardon
de Dieu, qui serait légitime à exercer Sa vengeance. Il insiste : « c’est
ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à
son frère du fond du cœur. » Jésus, ici, semble proférer une menace contre
celui qui refuserait de pardonner ; on dirait qu’Il cherche à faire peur.
Le livre de l’Ecclésiastique
va dans le même sens : « pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a
fait ; alors, à ta prière, tes péchés
seront remis » (je souligne). La logique semble implacable : « si
un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à
Dieu la guérison ? S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment
peut-il supplier pour ses péchés à lui ? » Et la conclusion semble sans
appel : « celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur ».
Il y a une vérité dans
tout cela, et Paul de Tarse nous aide à comprendre l’importance concrète du
pardon : « aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt
pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons,
nous mourons pour le Seigneur ». Mais le Christ met sans cesse sur le même
plan le service de Dieu et celui de nos frères : « voici le second
[commandement], qui […] est semblable au premier [sur l’amour de Dieu] :
tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Vivre pour le Seigneur, c’est
donc vivre pour nos frères. Et le pardon accordé change concrètement la vie de
celui qui le donne comme de celui qui le reçoit. Celui qui pardonne cesse d’être
obsédé par sa rancune ; il se libère de l’esclavage de sa colère et de sa
haine. Celui qui est pardonné peut se pardonner à son tour ; tous deux
peuvent aller de l’avant. Il n’est donc pas question de relativiser l’importance
d’accorder notre pardon à ceux qui nous offensent.
Cette manière de
conditionner le pardon de Dieu à celui de l’homme appelle toutefois deux remarques.
La première est qu’au sein même des lectures du jour, cette idée est
contradictoire avec celle exprimée dans le psaume d’un pardon inconditionnel :
« [le Seigneur] pardonne toutes
tes offenses et te guérit de toute
maladie » (là encore, je souligne) ; et surtout : « Il
n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses ».
Si on s’en tenait à la lettre de Matthieu et de l’Ecclésiastique, en effet,
Dieu agirait justement envers nous selon nos fautes, et nous rendrait selon nos
offenses : qu’on pardonne à nos frères, et Il nous pardonnera à notre tour ;
qu’on refuse de le faire, et Il nous refusera de même Son pardon.
La seconde remarque
est que, au-delà des lectures du jour, cette manière qu’aurait Dieu de
conditionner Son amour et Son pardon à notre attitude est contradictoire avec
tout ce que nous pouvons croire ou savoir de Lui par ailleurs. N’est-Il pas l’Amour
inconditionnel, justement ? Depuis quand fonctionne-t-il selon la logique
humaine de rétribution et de punition ? Depuis quand agit-Il selon la loi
du Talion ?
Au sein même de l’Évangile
du jour ou de la lecture de l’Ecclésiastique, certains indices nous invitent d’ailleurs
à nous méfier d’une lecture trop littérale. Ainsi, Jésus commence par inviter
Pierre à pardonner non « pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix
fois sept fois ». Comment Dieu pourrait-Il exiger de l’homme un pardon qu’Il
n’accorde pas Lui-même ? C’est donc que Dieu, Lui aussi, et même Lui le
premier, pardonne « jusqu’à soixante-dix fois sept fois », c’est-à-dire
autant de fois que nécessaire. De même, après avoir affirmé que « rancune
et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître »,
comment Ben Sirac pourrait-il croire que Dieu pourrait les éprouver en aucune
manière ?
La vérité ultime, au
sein de ces lectures, se trouve donc dans le psaume. C’est à sa lumière qu’il
convient de lire l’Évangile, et non l’inverse : oui, Dieu nous pardonne à
tous, toujours, infiniment et sans aucune condition.
On mesure mal, en
général, l’énormité de cette idée, ni à quel point elle remet en question toute
notre manière de voir et de faire. Les non chrétiens, eux, s’en rendent bien
plus souvent compte. Moi qui enseigne en pays musulman, je le réalise très
fréquemment. Scandale ! Dieu pardonnerait à tous ? Il continuerait à
aimer même les méchants, même ceux qui font le mal ? Même le pire des
criminels, des monstres, des bourreaux ? Il n’y aurait donc pas une
éternité de bonheur pour les gentils, et une éternité de malheur pour les
méchants ?
Cette idée si
choquante pour beaucoup – et même pour beaucoup de chrétiens ! – me semble
pourtant être une des forces majeures du christianisme, et une de celles qui
fondent son originalité, et même son caractère unique, au sein des religions.
En nous apportant la Bonne Nouvelle d’un Dieu d’Amour absolu, radical, infini,
et donc qui ne peut que nous pardonner infiniment, quel que soit le mal que
nous faisons, Jésus fait exploser tout le cadre des mentalités humaines depuis
la nuit des temps, à savoir un Dieu (ou des dieux) comptable, boutiquier,
attaché à ce que chacun paye ce qu’il doit, jusqu’au dernier sou. Un Dieu
décidément bien semblable aux hommes, et finalement pas meilleur qu’eux.
En réalité, s’il n’y
a de contradiction qu’apparente entre la bonté et la justice de Dieu, une chose
doit être parfaitement claire : s’il doit y avoir un choix à faire, Dieu
est encore plus aimant qu’Il n’est juste. De nombreux passages de l’Évangile le
disent sans ambiguïté : la parabole des ouvriers de la dernière heure ou
celle du fils prodigue, pour ne citer qu’elles. Affirmer cela, affirmer la
grandeur et même l’infinité de l’Amour divin, affirmer que oui, Dieu vaut mieux
que nous, qu’Il ne pense pas comme nous, qu’Il ne compte pas comme nous, c’est
cela, la grandeur du christianisme, son originalité, sa force.
Alors comment
pouvons-nous résoudre l’apparente contradiction des lectures du jour ? Quelle
vérité devons-nous chercher dans les menaces de Matthieu ou de Ben Sirac contre
celui qui ne pardonne pas ? C’est que cet amour de Dieu, à notre tour, nous oblige à pardonner.
Il faut remettre les choses dans le bon ordre : c’est parce que Dieu nous accorde, à tous et en toutes circonstances, un
pardon infini et inconditionnel, que nous devons à notre tour accorder le même pardon
à nos frères.
Croire que le pardon
divin serait conditionné au nôtre, c’est prendre les choses à l’envers, et c’est
rester dans une mentalité de petit enfant : « j’agis bien pour ne pas
me faire punir ». Des chrétiens adultes n’agiraient pas bien par peur de
la punition ; ils ne seraient pas bons avec leurs frères afin que Dieu
soit bon avec eux. Ils auraient seulement conscience de l’amour infini de Dieu
pour eux, et se sentiraient obligés à l’amour pour les autres par cet amour qu’ils
reçoivent, eux, gratuitement.
Joachim de Flore, au
XIIe siècle, divisait l’Histoire humaine en trois âges. Le premier,
l’enfance de l’humanité, était l’Âge du Père, celui de la crainte et de la
servitude servile, celui de la Loi et de l’Ancien Testament. Le deuxième, l’adolescence
de l’humanité, était l’Âge du Fils, celui de la foi et de l’obéissance filiale,
celui de la Grâce et du Nouveau Testament. Le troisième et dernier doit être celui
de l’âge adulte de l’homme : l’Âge de l’Esprit, celui de l’amour et de la
charité, celui d’une Grâce surabondante, celui de la liberté – liberté par
rapport aux textes, aux dogmes, aux autorités terrestres.
Joachim
de Flore ne semblait lui-même pas tout à fait certain de la date à laquelle
devait commencer l’Âge de l’Esprit. Pour ma part, je suis convaincu qu’il est
encore dans notre avenir. Mais je crois que nous vivons un moment de
basculement historique durant lequel il est possible
que nous entrions dans cet âge adulte de l’humanité. Cela impliquerait de
prendre pleinement la mesure de la révolution chrétienne, et d’accepter en conséquence
de nous détacher de nos logiques humaines, et en particulier d’une certaine
idée de la justice. Ce ne sera pas facile. Je ne suis pas certain que nous en
serons capables. Mais ça vaudrait le coup d’essayer.
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