Je n’avais déjà pas bien compris Charlottesville et
l’obsession de certains pour le déboulonnage de statues. Le général Lee fait,
il me semble, partie de l’histoire américaine ; avec ses ombres et ses
lumières, il en a été un acteur important. Ses ombres ne sont pas tragiques
outre mesure : lors de la guerre de Sécession, il n’a pas rejoint – puis
dirigé – l’armée sudiste par conviction esclavagiste, mais par fidélité
patriotique à son État natal de Virginie – il a d’ailleurs commencé la guerre
au service de l’armée de l’Union. Bref, je n’ai pas l’impression que retirer de
l’espace public les statues qui le représentent soit franchement une priorité.
À présent, un collectif de personnalités menées par Louis
Sala-Molin et Louis-Georges Tin, président du CRAN[1]
et dont j’ai souvent trouvé les textes intelligents et bien argumentés, entame
en France un combat similaire en demandant à ce que soient débaptisés les
collèges et lycées Colbert. Et là, ce n’est pas que ce n’est pas une
priorité : c’est, je crois, une franche mauvaise idée.
Certes, Colbert a fondé l’esclavagiste Compagnie des Indes
occidentales. Est-il utile de rappeler qu’il est aussi celui qui a su redresser
l’économie de la France ? Les auteurs de la tribune balaient par avance
cet argument. Certes, il a posé les bases du Code noir, qui a légalisé la
pratique de l’esclavage. Ce texte comportait bien des aspects monstrueux :
outre l’horreur de base qu’est le fait de considérer l’esclavage comme une
norme, il autorisait peine de mort et mutilation, souvent pour des motifs au
fond bien légers. Sert-il à quelque chose de rappeler que, néanmoins, le Code
noir avait aussi vocation à encadrer
la violence des propriétaires d’esclaves et à ne pas leur autoriser tout et
n’importe quoi ? Peut-on rappeler cette vérité sans se voir taxé de
cynisme ou d’indifférence face à des souffrances infinies ?
Il faut aller plus loin. Colbert n’était après tout que le
principal ministre de Louis XIV. Louis-Georges Tin et Louis Sala-Molin
souhaitent-ils également débaptiser le lycée Louis-Le-Grand ? Allons-nous
ensuite débaptiser les lycées Voltaire au prétexte de ses écrits antisémites ?
Ou les collèges Jules Ferry au motif de son racisme ou de son soutien
inconditionnel à la colonisation ?
L’essentiel, toutefois, n’est pas encore là. Chercher à
débaptiser les collèges et lycées Colbert, comme déboulonner les statues de
Lee, sont des initiatives qui témoignent chez ceux qui les portent d’une
incapacité à assumer notre passé. Qu’ils aient une difficulté personnelle à le
faire, passe encore ; mais il est dangereux qu’ils cherchent à transmettre
cette difficulté à la société tout entière. Pour reprendre l’expression d’Henry
Rousso, il est des cas où le passé « ne passe pas ». Mais quand il passe,
quand il est consensuel, est-il sain de chercher à le vomir ? Est-il sain
de créer des querelles qui ne reflètent aucun débat réel au sein de la
population ?
Assumer son passé est, pour une société comme pour un
individu, une des conditions nécessaires pour bien vivre le présent. Il ne
s’agit nullement de tout se pardonner à soi-même ; il ne s’agit pas plus
d’aimer tout ce qu’on a fait. Mais il est indispensable de l’accepter pour être
tourné vers l’avenir. Le déni et le refoulement ne sont jamais des solutions
viables sur le long terme. Dans une société déjà aussi fracturée que l’est la
nôtre, aussi peu unie par une culture commune toujours plus mince, de telles
tentatives sont porteuses d’un réel danger social.
Pour assumer son passé, il est d’abord nécessaire de le
comprendre. Les auteurs de cette tribune l’ont écrite au nom de la mémoire de l’esclavage ; mais avant
que de faire un travail de mémoire, nous avons à faire un travail d’histoire.
L’histoire est en effet la science qui permet de donner un sens au passé ;
en histoire, on ne juge pas, on cherche à comprendre.
Bien sûr, il est possible – et même indispensable – de juger
aussi le passé ; personne ne
demande à la société de n’être qu’historienne.
Il est parfaitement normal qu’une société exalte ses héros et conspue ceux dont
elle considère qu’ils ont trahi ses valeurs : toutes l’ont fait, et cela
fait aussi partie du ciment social, de la culture commune qui lie les individus
les uns aux autres. Mais cela, il faut le faire ensuite, dans un second temps. Le jugement du citoyen doit venir après le travail de l’historien, sauf à
perdre toute pertinence, toute crédibilité, enfin toute justice.
Comprendre le passé, accomplir son « devoir
d’histoire », permet d’abord, par la contextualisation qui est le
préalable à tout travail historique, de ne pas tout mélanger. Il n’est pas
question de créer des « lycées Pétain » ou des « collèges
Laval », parce que ces personnages ont porté une politique violemment
antisémite à une époque où tout le monde ne l’était pas ; à une époque où
d’autres, nombreux, luttaient, au péril de leur vie, pour sauver des Juifs de
la déportation et de la mort. Au contraire, Colbert était esclavagiste à une
époque où tout le monde ou presque l’était – où, en tout cas, l’esclavage était
considéré comme une norme. Il n’est pas le seul. Aristote, en son temps, avait
lui aussi cherché à justifier l’injustifiable.
Dire cela, ce n’est pas tomber dans le relativisme moral. Je
ne prétends pas que l’esclavage, crime contre l’humanité, ne l’était pas au
XVIIe siècle. Je veux seulement rappeler qu’à cette époque qui
ignorait jusqu’à la notion même de crime contre l’humanité, il ne pouvait pas
être considéré comme tel. Je ne prétends pas que tout se vaille, ni que les
systèmes de valeurs des différentes civilisations et des différentes époques soient
moralement équivalents – bien au contraire. Aristote, considérant que
l’esclavage était normal et moralement justifié, se trompait. Mais on ne peut
pas plus lui tenir rigueur de cette erreur qu’on ne peut lui tenir rigueur
d’avoir cru que la Terre était au centre de l’Univers.
Du passé, ne faisons pas table rase : en
équilibre précaire, et de plus en plus précaire, nous sommes debout dessus.
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