« Qui veut la fin veut les moyens », « on ne
fait pas d’omelette sans casser des œufs » : le langage regorge de
phrases toutes faites nous incitant à prendre les mesures nécessaires à la
réalisation de nos ambitions. Le problème vient évidemment de ce que les moyens
sont parfois contradictoires avec les fins : ainsi de ceux qui pensent que
restreindre nos libertés rendra le monde plus sûr, ou qu’une large mise en
pratique de la peine de mort rendrait le monde plus juste.
Pour les professeurs, le problème se pose à chaque heure de
cours. Nous avons un objectif : transmettre à nos élèves une culture au
sens le plus large du terme, c’est-à-dire un ensemble de connaissances, de valeurs
et d’attitudes. Cet objectif est à la fois individuel – puisque cette culture
permet à celui qui en dispose de s’épanouir et de se réaliser au mieux – et
social – puisque la culture commune est la condition aussi bien du vivre
ensemble que de la survie de notre civilisation à travers le temps.
Pour atteindre ce but, nous avons un moyen : les cours
que nous donnons aux élèves. Leur bon déroulement nécessite, pour faire vite,
deux choses : du travail et de la discipline. L’élève qui ne travaille
pas, c’est-à-dire qui ne participe pas activement à sa scolarité, n’en retire
pas grand-chose ; mais aucun travail n’est possible pour personne, ni le
professeur, ni les élèves, si la discipline ne règne pas dans la classe, si les
élèves ne reconnaissent pas ou n’acceptent pas l’autorité du maître.
D’expérience, je sais que, s’il n’est jamais possible de
forcer à travailler un élève qui ne veut pas le faire, on peut la plupart du
temps maintenir par la force une discipline acceptable. Le problème réside dans
ce « par la force ». Très rares en effet sont les classes pour
lesquelles l’obéissance est naturelle car rationnelle, acceptée car comprise,
et fondée sur la supériorité objective du maître et la nécessité de la
transmission, et où la punition ne sert que de rappel à l’ordre rare et
ponctuel. Pour une classe de collège ou de lycée lambda, l’instauration de la
discipline passe par l’exigence d’une obéissance qui n’est que l’expression
d’un rapport de force, et donc demeure aveugle : la classe, dans le
meilleur des cas, a fini par céder au déluge de punitions qui s’est abattu sur
elle, et reconnaît une situation qui est à son désavantage – l’un dans
l’autre, il est plus confortable de laisser le prof faire son cours plutôt que
de chercher à le perturber.
On touche là à une des contradictions du métier
d’enseignant : car cette obéissance acceptée parce qu’imposée de force
n’est pas compatible avec l’une des attitudes les plus essentielles que nous
ayons pour mission de transmettre à nos élèves, à savoir la construction d’un
véritable libre arbitre par l’examen critique des décisions de toute autorité.
Nous cherchons à développer leur esprit crique par tous les moyens : par
les connaissances d’abord, en leur présentant les totalitarismes du XXe
siècle, ou plus généralement les autres régimes dictatoriaux ; par les
pratiques ensuite, en les poussant à toujours questionner l’origine des textes
et autres documents que nous leur présentons, à croiser les points de vue, à
débusquer les partis-pris, les inexactitudes, les imprécisions, voire les
mensonges d’un discours. Et pourtant, dans l’exemple que nous leur donnons,
nous faisons tout le contraire, et, en leur demandant une obéissance aveugle,
nous déconstruisons nous-mêmes notre propre travail.
Que vont-ils en retenir, même de manière inconsciente ?
Que l’esprit critique ne vaut que dans le discours, et que dans la réalité,
tout est réglé par la loi du plus fort ; que celui qui a les moyens
d’imposer l’obéissance aux autres est par ce seul fait légitime à le faire.
Évidemment, nous pourrions faire le choix inverse, et
décider de sacrifier la discipline au développement de l’esprit critique. Mais
ce faisant, nous renoncerions à transmettre aux élèves tout le reste, les
connaissances et les valeurs qui nécessitent le calme dans la classe. Surtout,
nous renoncerions à notre confort : tous les enseignants peu ou pas
respectés par leurs élèves peuvent en témoigner, une heure de cours dans le
chahut est épuisante en plus d’être humiliante. Quand on a les moyens d’imposer
le calme, on l’impose, fût-ce par la force et en acceptant que les élèves ne
nous cèdent que parce que nous sommes les plus puissants.
La faute, évidemment, n’est pas qu’individuelle : comme
je l’ai montré, les professeurs sont placés devant une équation impossible à
résoudre. Le système éducatif est en réalité conçu pour former des petits
travailleurs-consommateurs-soldats obéissants en toutes circonstances. Bien
sûr, les textes officiels, les programmes insistent tous sur la nécessité de la
construction de cet esprit critique ; mais dans les faits, tout est mis en
œuvre pour que cette attitude ne puisse pas être enracinée : classes
surchargées, professeurs mal formés, disparition du redoublement et donc de
l’enjeu du travail au cours de l’année, tout est en réalité fait pour transformer
de plus en plus nettement les cours en séances de dressage et les professeurs
en policiers de leurs classes. Est-ce de manière consciente ? Je ne sais
pas. De la part de certains de nos dirigeants, sans doute.
Et naturellement, certains territoires souffrent plus
que d’autres. Ainsi de Mayotte, où, par la faute d’une politique d’économies de
bouts de chandelles, les classes sont plus chargées qu’ailleurs et le taux de
contractuels peu formés à la gestion de classe plus élevé. Non seulement
l’école dresse les enfants plus qu’elle ne les élève et ne les éduque, mais à
cette faillite de sa mission, elle ajoute, ici comme ailleurs, le renforcement
des inégalités sociales existantes.
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