Deux mois. Deux mois que je tourne et que je retourne et que
je retourne dans tous les sens la manière dont je pourrais formaliser tout ce
qui me gêne dans les suites de l’affaire Weinstein, le mouvement « Balance
ton porc », le mouvement « Me too ». Que je sais qu’en ouvrant
ma gueule dans un sens légèrement différent de celui de la vox populi, je vais prendre cher. Et voilà qu’une centaine de
femmes me sauve la mise en disant à ma place à peu près tout ce que j’aurais pu
dire dans une tribune publiée par Le
Monde. Catherine Deneuve, Catherine Millet, et vous, toutes les autres
signataires de cette tribune : merci d’avoir eu le courage de faire
entendre une autre parole.
Car du courage, il en fallait. Il n’y a qu’à voir ce qui leur
pleut dessus, de toutes parts, depuis qu’elles ont publié leur texte. De la
part de journalistes, de militants, de politiciens. Visiblement, que la parole
se libère, c’était bien ; mais enfin, pas pour dire n’importe quoi.
Liberté de parole, oui ! mais pour dire la même chose que moi. Déjà vu.
Dès lors, pourquoi écrire ? Déjà, pour les soutenir. Vu
ce qu’elles ramassent, la moindre des choses, c’est que ceux qui sont d’accord
avec elles l’affirment publiquement. Pour dire, ensuite, pourquoi je suis d’accord avec elles. Lesquels de leurs arguments
me semblent bon, et en quoi ceux qu’on leur renvoie en réponse me semblent
mauvais.
Commençons par le commencement : je suis féministe, et
il faut l’être. Il faut l’être parce que l’égalité entre les hommes et les
femmes est loin, très loin d’être atteinte. Dans les salaires, dans les postes
de pouvoir, dans les mentalités aussi : « Un homme qui aime les
femmes, on appelle ça un Don Juan ; une femme qui aime les hommes, on
appelle ça comment ? » Oui, la culture du viol est une réalité ;
trop de gens considèrent encore que la femme qui se fait violer quand elle
porte une minijupe l’a bien cherché, que les hommes ne peuvent pas se retenir,
et qu’il vaut mieux porter robe longue et col montant pour éviter les problèmes
– insupportable discours. Féministe, il faut l’être, aussi, parce que certains
comportements, très majoritairement masculins, sont problématiques, voire
graves, parfois dramatiques ; que bien des femmes ont encore, de manière
injustifiable, peur de les dénoncer, que cela peut parfois les détruire, et que
cela ne doit plus pouvoir durer. « Time’s
up », oui, je suis d’accord.
Qu’est-ce donc qui pose problème dans le mouvement
actuel ? Je ne vais pas vous ressortir mon couplet contre l’écriture
inclusive, abominable ineptie certes, mais qui, à côté du reste, fait figure de
lubie gentillette ; attaquons-nous aux vraies questions. Il y en a deux.
La première, c’est la manière dont, depuis l’affaire
Weinstein, la justice est rendue, ou plutôt n’est pas rendue. Les mouvements
« Me too » et « Balance ton porc » sont très largement
basés sur le fait de jeter en pâture au public des noms de personnalités
connues en affirmant qu’ils ont fait ceci ou cela. Pour ceux qui sont visés,
les conséquences sont rapides et lourdes. En plus de la dégradation de leur
image publique, certains ont vu des spectacles ou des interviews annulés,
d’autres ont tout bonnement perdu leur travail.
Certes, les réactions les plus lourdes ont surtout eu lieu
dans le monde anglo-saxon ; en France, nous avons jusqu’ici su rester plus
mesurés. Et alors ? C’est tout à notre honneur, mais ce qui se passe
ailleurs n’est pas moins grave pour autant.
Car soyons clairs : il n’y a absolument rien de juste
dans tout cela, et donc on ne peut pas s’en réjouir. Bien sûr, certaines des
personnes visées ont peut-être fait ce qu’on leur reproche ; et dans
certains cas, c’est très grave. Mais nous avons des procédures pour traiter ces
problèmes. Nous avons une institution judiciaire, qui certes fonctionne comme
elle peut avec les moyens qu’elle a, mais qui au moins a la possibilité d’être juste ; alors
que le tribunal de la rue ou de l’opinion publique, lui, ne peut qu’être
injuste. Le tribunal de la rue ne juge pas des faits, il décide sur des
rumeurs, des on-dit, et avant de savoir quoi que ce soit. L’opinion publique ne
donne pas la parole à l’accusé, elle ne lui laisse aucune possibilité de se
défendre. Elle ignore la possibilité de l’appel ou du débat contradictoire.
Comment pourrait-on se réjouir de cela ? Comment
certains peuvent-ils confondre le hurlement des loups avec la justice ? Notre
société l’oublie d’une manière horriblement systématique : le pire des
criminels ne cesse pas pour autant d’avoir des droits. Le droit à une défense. Le droit à un jugement par une
autorité indépendante et impartiale. Dans des cas infiniment plus graves, par
exemple à la Libération, des milliers de personnes ont perdu la vie, exécutées
sans jugement, parce qu’on les soupçonnait d’avoir collaboré avec les Allemands.
On peut sans doute le comprendre ; mais en aucun cas on ne peut s’en
réjouir ou le justifier, même si beaucoup d’entre elles avaient effectivement
fait ce qu’on leur reprochait.
Il n’est donc pas acceptable que des centaines de personnes
voient leur image publique salie et parfois perdent tout avant même qu’une
procédure judiciaire aboutisse – ou même soit simplement ouverte ! – en
leur ayant préalablement laissé la possibilité de se défendre. C’est le premier
problème.
Le second n’est pas moins grave : c’est la confusion totale dans ce dont on parle. Depuis
quelques mois, à chaque fois que j’écoute une parole publique sur le sujet,
j’ai l’impression que des mots comme « harcèlement »,
« viol » ou « agression » ont tout bonnement perdu leur
sens.
Avant de me faire taper dessus, je
demande à être écouté : je ne nie pas la gravité de certaines choses. Un
viol, c’est grave. Intimider une femme dans la rue, c’est grave. Mais les deux
choses ne sont pas également graves.
De la même manière, une drague lourdingue peut être chiante ; mais
« chiant », ce n’est pas la même chose que « grave ». Même
du point de vue féministe, tout mélanger, tout confondre ne peut, à terme,
qu’être contre-productif. Certains peuvent avoir l’impression qu’en traitant de
la même manière les frotteurs du métro et les violeurs, ils élimineront les
premiers ; en réalité, ils ne feront que décrédibiliser complètement leur
propre parole.
Un premier exemple : ce tableau qui a
largement circulé sur les réseaux sociaux dès le début de l’affaire.
Est-ce vraiment si simple ?
Admettons pour les agressions. Encore qu’il faudrait ajouter des éléments de
contexte ! Quand un député embrasse par surprise une attachée
parlementaire dans un ascenseur, je veux bien qualifier ça d’agression. Quand,
en boîte de nuit, un homme, ou une femme, embrasse sans crier gare son
partenaire de danse, même s’il s’agit d’un parfait inconnu, est-ce encore une
agression ? Je ne crois pas.
Venons-en à ce que ce tableau
considère comme du harcèlement. Menacer une personne, abuser de sa position, je
suis parfaitement d’accord. Mais suivre une personne, ce serait du
harcèlement ? La rue n’est-elle pas à tout le monde ? Tant qu’une
personne ne s’est pas montrée menaçante, au nom de quoi pourrait-on lui
interdire de suivre quelqu’un ? Insister après un refus ou une absence de
réponse, du harcèlement ? Là encore, au nom de quoi ? Faire un
commentaire sur la tenue de quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui n’a rien
demandé ? Pardon, mais non seulement ce n’est pas du harcèlement, mais
c’est le droit le plus strict, le plus absolu de tout un chacun : ça
s’appelle tout bêtement la liberté d’expression.
Les mots ont un sens, et
« mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait
Camus. Même si ce n’est évidemment pas un argument définitif, je peux déjà
noter que j’ai la loi de mon côté, et que ce tableau, du point de vue
juridique, dit n’importe quoi. Car la loi, au moins, est claire. Pour qu’il y
ait viol, il faut qu’il y ait pénétration commise avec violence, contrainte,
menace ou surprise. Pour qu’il y ait agression, il faut qu’il y ait acte sexuel
sans pénétration, toujours avec violence, contrainte, menace ou surprise. Quant
au harcèlement, c’est une évidence, il implique qu’on impose de façon répétée des propos ou des comportements
à connotation sexuelle qui portent atteinte à la dignité de la victime ou créent
pour elle une situation intimidante, hostile ou offensante.
Le caractère répétitif de l’action
est naturellement constitutif du harcèlement ; en d’autres termes, siffler
une fille – ou un garçon ! – dans la rue, non, ce n’est pas du
harcèlement. Le caractère répétitif n’est omis que dans un cas : le fait
d’user de « pression grave » dans le but « réel ou
apparent » d’obtenir un acte de nature sexuelle. Siffler quelqu’un, ou lui
faire une remarque sur sa tenue, ne saurait, sauf à tordre complètement le sens
des mots, être assimilé à une « pression grave ». Gardons donc de la
mesure, de la retenue, le sens des proportions. Ne mélangeons donc pas
tout : personne n’a rien à y gagner. Personne de bonne foi, en tout cas.
Je prends un second exemple : une case
d’une BD publiée sur Facebook par l’artiste Emma.
Petite analyse d’image. Selon
Emma, dans la seconde situation, il n’y a pas de consentement éclairé. Alors quoi ?
Si, après ça, il y a rapport sexuel, c’est donc qu’il y a viol, puisqu’un
rapport non consenti, c’est un viol. Comment peut-on croire une chose
pareille ? Comment les dizaines de commentaires de cette vignette
peuvent-ils la soutenir et passer à côté d’une telle énormité ?
On est en plein dans la confusion
que je dénonce ; mais au moins, cette image nous permet d’élever un peu le
débat, de prendre un peu de recul, de hauteur. Passons sur le fait qu’en
matière de préliminaires, j’ai connu plus romantique et plus sexy que « Tu
veux niquer ? » – on se demande à quand le « Si le rapport est
consenti, tapez 1. » Mais cette case de BD va plus loin que cela :
elle nie des réalités humaines absolument fondamentales.
La première concerne l’acte sexuel
lui-même. Car un acte sexuel, ce n’est pas juste « niquer », et donc
on ne peut pas simplement demander « tu veux niquer ? », lancer
la machine à niquer, et ne plus s’occuper de rien. La jeune fille de l’image
peut être d’accord pour niquer, mais pas pour sucer. Et s’il faut un
consentement clairement exprimé à chaque fois, imaginez un peu la gueule de
l’acte sexuel ! Tu veux niquer ? Tu veux que je te lèche ? Tu
veux que je t’encule ? On se dit que la sexualité de certains, ça ne doit plus
ressembler à grand-chose.
Mais passons, ce n’est pas encore l’essentiel.
Une autre réalité fondamentale sur laquelle, de manière bien plus grave, cette
image fait l’impasse, c’est la réalité des rapports humains. Ce qu’Emma ne
tolère pas, c’est que l’homme insiste auprès de sa copine, qui plus est en
faisant naître en elle une culpabilité par rapport à sa frustration. En face de
quoi sommes-nous ? D’un rapport de pouvoir ; et c’est cela que
l’auteur de la BD ne supporte pas.
Seulement voilà : les
rapports de pouvoir et de domination font intrinsèquement partie des rapports
humains. Depuis la mère qui menace de mettre son fils au coin s’il ne mange pas
ses choux de Bruxelles jusqu’au proviseur qui laisse entendre à un prof que son
emploi du temps sera moins bon s’il n’accepte pas d’heures supplémentaires en
passant par l’homme qui fait la gueule à sa femme toute une après-midi parce
qu’elle a refusé de venir manger chez sa mère, les rapports de pouvoir font
partie de notre vie. Il est évidemment souhaitable de les limiter, de les
encadrer ; mais sous-entendre, comme le fait cette image, que nous serions
à même de les faire purement et simplement disparaître de nos vies, ça c’est
une escroquerie ou une chimère.
C’est spécialement vrai au sein de
ce rapport humain si particulier qu’est le couple. La vie de couple, je pense
ne rien apprendre à personne, c’est pas facile. C’est compliqué. Même entre
gens intelligents, qui s’aiment et de bonne volonté, qu’un couple dure
longtemps n’est jamais gagné d’avance ; et le seul moyen de le faire
durer, c’est d’échanger pour parvenir à des compromis. Bien sûr, comme le note
Calvin, « un bon compromis mécontente tout le monde ». Il n’empêche
que c’est la seule manière de faire. Or, échanger pour parvenir à un compromis,
c’est très précisément ce que le couple de l’image est en train de faire !
D’ailleurs, dans des situations
parallèles, on n’envisage même pas que l’auteur de ce dessin pousse les mêmes cris
de protestation. Déjà, elle semble ne pas imaginer que l’inverse soit seulement
possible – alors que ça arrive aussi. Parlerait-elle de viol avec autant de
facilité si c’était la fille qui se permettait d’insister ? Par ailleurs,
dans une situation semblable mais non sexuelle, dirait-elle qu’il n’y a pas
« consentement » ? Si, lors d’un séjour à Paris, je préfère
aller au musée Marmottan qu’à EuroDisney ; si ma femme insiste pour aller
à Disney ; si je finis par céder, ai-je consenti, ou ai-je été contraint
d’aller à Disney ? Pourquoi, dès qu’on parle de sexe, les choses seraient-elles
différentes ?
Alors oui, il faut s’attaquer au
fait que les rapports de pouvoir marchent structurellement plus dans un sens
que dans l’autre. Oui, il faut lutter contre la culture du viol. Mais ce n’est
pas en essayant de faire croire aux gens que la situation de cette image serait
un viol qu’on y parviendra.
Pour comprendre vraiment ce dont
il s’agit, il est nécessaire d’aller plus loin encore dans la prise de recul.
La femme (ou l’homme, d’ailleurs) qui prétend avoir été harcelée quand elle se
fait siffler dans la rue, celle qui se sent agressée pour un commentaire fait à
propos de sa tenue, refuse en réalité d’être sortie de ce qu’elle a défini
elle-même comme sa zone de confort.
Ce n’est pas isolé, loin de là.
Les musulmans qui portent plainte contre les caricatures de Muhammad, les
chrétiens qui cherchent à faire interdire Piss
Christ, sont exactement dans le même type de revendications. Le problème,
c’est qu’on ne peut pas – j’insiste : on ne peut pas – permettre à chacun d’utiliser la loi pour légitimer
ce qu’il ressent comme sa zone de confort et interdire aux autres d’y pénétrer.
Parce que, si la liberté de chacun commence là où s’arrête celle des autres,
elle ne saurait s’arrêter avant. Tant
qu’on n’appelle pas à la violence ou à la haine contre les chrétiens ou les
musulmans, on peut dire ce qu’on veut de leurs croyances.
De même, tant qu’on n’est pas
menaçant avec une fille, on peut lui dire ce qu’on veut de sa tenue ou de son
apparence. On peut se montrer lourd, grossier, maladroit, mais ces choses ne sauraient
constituer des délits ; parce qu’une société dans laquelle elles seraient
considérées comme tels serait bien plus invivable que la nôtre. De la même
manière qu’on peut regretter les innombrables conneries que la liberté
d’expression permet de publier, tout en ayant conscience qu’une société qui
n’autoriserait la publication que des choses intelligentes serait proprement
infernale.
Rares sont ceux qui s’en rendent
compte, mais nous avons une chance, une opportunité historique. Nous nous
sommes enfin débarrassés du poids écrasant de la morale sexuelle et familiale
qu’ont fait peser sur nos sociétés les grandes religions monothéistes pendant
des siècles – parole de catho pratiquant. Cette morale traditionnelle, c’est
surtout sur les femmes qu’elle pesait. C’était à elles qu’elle interdisait
toute forme de liberté sentimentale et sexuelle. Les hommes, eux, pouvaient en
général pratiquer – les autorités religieuses se contentaient de les
culpabiliser ensuite.
La libération sexuelle a balayé
tout cela, et aujourd’hui, nous avons une possibilité historique de parachever
cette évolution des mentalités. Les femmes, surtout, ont la chance, unique dans
l’histoire, de rattraper les hommes, de se mettre à égalité avec eux, de
s’offrir la même liberté qu’eux. Il est affligeant, et très inquiétant, de voir
qu’au lieu de s’en saisir, nombreux sont ceux qui voudraient nous faire
parcourir le chemin inverse et, par un puritanisme anachronique, interdire aux
hommes ce qui a toujours été interdit aux femmes. Comment ne voient-elles pas
le piège ? Plutôt que de chercher à criminaliser celui qui siffle les
femmes dans la rue, mettez-vous à siffler les hommes dans la rue, for Christ’s sake!
Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas
dit : je n’ai jamais prétendu que tout soit acceptable. Je ne légitime ni
n’excuse ni les viols, ni les agressions, ni le harcèlement – les vrais,
s’entend. Mais je n’accepte pas qu’on change la définition de ces termes au
point de leur faire perdre tout sens. Et là où de plus en plus de gens nous
proposent de ne laisser la liberté à personne tout en gardant la culpabilité
pour tout le monde, je préfère proposer l’inverse. Je rêve d’une société où les
gens auraient et assumeraient une sexualité d’adultes libres, pas de
pré-adolescents écrasés par les interdits.
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