samedi 13 janvier 2018

Merci, les Catherines !

Deux mois. Deux mois que je tourne et que je retourne et que je retourne dans tous les sens la manière dont je pourrais formaliser tout ce qui me gêne dans les suites de l’affaire Weinstein, le mouvement « Balance ton porc », le mouvement « Me too ». Que je sais qu’en ouvrant ma gueule dans un sens légèrement différent de celui de la vox populi, je vais prendre cher. Et voilà qu’une centaine de femmes me sauve la mise en disant à ma place à peu près tout ce que j’aurais pu dire dans une tribune publiée par Le Monde. Catherine Deneuve, Catherine Millet, et vous, toutes les autres signataires de cette tribune : merci d’avoir eu le courage de faire entendre une autre parole.

Car du courage, il en fallait. Il n’y a qu’à voir ce qui leur pleut dessus, de toutes parts, depuis qu’elles ont publié leur texte. De la part de journalistes, de militants, de politiciens. Visiblement, que la parole se libère, c’était bien ; mais enfin, pas pour dire n’importe quoi. Liberté de parole, oui ! mais pour dire la même chose que moi. Déjà vu.

Dès lors, pourquoi écrire ? Déjà, pour les soutenir. Vu ce qu’elles ramassent, la moindre des choses, c’est que ceux qui sont d’accord avec elles l’affirment publiquement. Pour dire, ensuite, pourquoi je suis d’accord avec elles. Lesquels de leurs arguments me semblent bon, et en quoi ceux qu’on leur renvoie en réponse me semblent mauvais.

Commençons par le commencement : je suis féministe, et il faut l’être. Il faut l’être parce que l’égalité entre les hommes et les femmes est loin, très loin d’être atteinte. Dans les salaires, dans les postes de pouvoir, dans les mentalités aussi : « Un homme qui aime les femmes, on appelle ça un Don Juan ; une femme qui aime les hommes, on appelle ça comment ? » Oui, la culture du viol est une réalité ; trop de gens considèrent encore que la femme qui se fait violer quand elle porte une minijupe l’a bien cherché, que les hommes ne peuvent pas se retenir, et qu’il vaut mieux porter robe longue et col montant pour éviter les problèmes – insupportable discours. Féministe, il faut l’être, aussi, parce que certains comportements, très majoritairement masculins, sont problématiques, voire graves, parfois dramatiques ; que bien des femmes ont encore, de manière injustifiable, peur de les dénoncer, que cela peut parfois les détruire, et que cela ne doit plus pouvoir durer. « Time’s up », oui, je suis d’accord.

Qu’est-ce donc qui pose problème dans le mouvement actuel ? Je ne vais pas vous ressortir mon couplet contre l’écriture inclusive, abominable ineptie certes, mais qui, à côté du reste, fait figure de lubie gentillette ; attaquons-nous aux vraies questions. Il y en a deux.

La première, c’est la manière dont, depuis l’affaire Weinstein, la justice est rendue, ou plutôt n’est pas rendue. Les mouvements « Me too » et « Balance ton porc » sont très largement basés sur le fait de jeter en pâture au public des noms de personnalités connues en affirmant qu’ils ont fait ceci ou cela. Pour ceux qui sont visés, les conséquences sont rapides et lourdes. En plus de la dégradation de leur image publique, certains ont vu des spectacles ou des interviews annulés, d’autres ont tout bonnement perdu leur travail.

Certes, les réactions les plus lourdes ont surtout eu lieu dans le monde anglo-saxon ; en France, nous avons jusqu’ici su rester plus mesurés. Et alors ? C’est tout à notre honneur, mais ce qui se passe ailleurs n’est pas moins grave pour autant.

Car soyons clairs : il n’y a absolument rien de juste dans tout cela, et donc on ne peut pas s’en réjouir. Bien sûr, certaines des personnes visées ont peut-être fait ce qu’on leur reproche ; et dans certains cas, c’est très grave. Mais nous avons des procédures pour traiter ces problèmes. Nous avons une institution judiciaire, qui certes fonctionne comme elle peut avec les moyens qu’elle a, mais qui au moins a la possibilité d’être juste ; alors que le tribunal de la rue ou de l’opinion publique, lui, ne peut qu’être injuste. Le tribunal de la rue ne juge pas des faits, il décide sur des rumeurs, des on-dit, et avant de savoir quoi que ce soit. L’opinion publique ne donne pas la parole à l’accusé, elle ne lui laisse aucune possibilité de se défendre. Elle ignore la possibilité de l’appel ou du débat contradictoire.

Comment pourrait-on se réjouir de cela ? Comment certains peuvent-ils confondre le hurlement des loups avec la justice ? Notre société l’oublie d’une manière horriblement systématique : le pire des criminels ne cesse pas pour autant d’avoir des droits. Le droit à une défense. Le droit à un jugement par une autorité indépendante et impartiale. Dans des cas infiniment plus graves, par exemple à la Libération, des milliers de personnes ont perdu la vie, exécutées sans jugement, parce qu’on les soupçonnait d’avoir collaboré avec les Allemands. On peut sans doute le comprendre ; mais en aucun cas on ne peut s’en réjouir ou le justifier, même si beaucoup d’entre elles avaient effectivement fait ce qu’on leur reprochait.

Il n’est donc pas acceptable que des centaines de personnes voient leur image publique salie et parfois perdent tout avant même qu’une procédure judiciaire aboutisse – ou même soit simplement ouverte ! – en leur ayant préalablement laissé la possibilité de se défendre. C’est le premier problème.

Le second n’est pas moins grave : c’est la confusion totale dans ce dont on parle. Depuis quelques mois, à chaque fois que j’écoute une parole publique sur le sujet, j’ai l’impression que des mots comme « harcèlement », « viol » ou « agression » ont tout bonnement perdu leur sens.

Avant de me faire taper dessus, je demande à être écouté : je ne nie pas la gravité de certaines choses. Un viol, c’est grave. Intimider une femme dans la rue, c’est grave. Mais les deux choses ne sont pas également graves. De la même manière, une drague lourdingue peut être chiante ; mais « chiant », ce n’est pas la même chose que « grave ». Même du point de vue féministe, tout mélanger, tout confondre ne peut, à terme, qu’être contre-productif. Certains peuvent avoir l’impression qu’en traitant de la même manière les frotteurs du métro et les violeurs, ils élimineront les premiers ; en réalité, ils ne feront que décrédibiliser complètement leur propre parole.

Un premier exemple : ce tableau qui a largement circulé sur les réseaux sociaux dès le début de l’affaire.


Est-ce vraiment si simple ? Admettons pour les agressions. Encore qu’il faudrait ajouter des éléments de contexte ! Quand un député embrasse par surprise une attachée parlementaire dans un ascenseur, je veux bien qualifier ça d’agression. Quand, en boîte de nuit, un homme, ou une femme, embrasse sans crier gare son partenaire de danse, même s’il s’agit d’un parfait inconnu, est-ce encore une agression ? Je ne crois pas.

Venons-en à ce que ce tableau considère comme du harcèlement. Menacer une personne, abuser de sa position, je suis parfaitement d’accord. Mais suivre une personne, ce serait du harcèlement ? La rue n’est-elle pas à tout le monde ? Tant qu’une personne ne s’est pas montrée menaçante, au nom de quoi pourrait-on lui interdire de suivre quelqu’un ? Insister après un refus ou une absence de réponse, du harcèlement ? Là encore, au nom de quoi ? Faire un commentaire sur la tenue de quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui n’a rien demandé ? Pardon, mais non seulement ce n’est pas du harcèlement, mais c’est le droit le plus strict, le plus absolu de tout un chacun : ça s’appelle tout bêtement la liberté d’expression.

Les mots ont un sens, et « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Camus. Même si ce n’est évidemment pas un argument définitif, je peux déjà noter que j’ai la loi de mon côté, et que ce tableau, du point de vue juridique, dit n’importe quoi. Car la loi, au moins, est claire. Pour qu’il y ait viol, il faut qu’il y ait pénétration commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. Pour qu’il y ait agression, il faut qu’il y ait acte sexuel sans pénétration, toujours avec violence, contrainte, menace ou surprise. Quant au harcèlement, c’est une évidence, il implique qu’on impose de façon répétée des propos ou des comportements à connotation sexuelle qui portent atteinte à la dignité de la victime ou créent pour elle une situation intimidante, hostile ou offensante.

Le caractère répétitif de l’action est naturellement constitutif du harcèlement ; en d’autres termes, siffler une fille – ou un garçon ! – dans la rue, non, ce n’est pas du harcèlement. Le caractère répétitif n’est omis que dans un cas : le fait d’user de « pression grave » dans le but « réel ou apparent » d’obtenir un acte de nature sexuelle. Siffler quelqu’un, ou lui faire une remarque sur sa tenue, ne saurait, sauf à tordre complètement le sens des mots, être assimilé à une « pression grave ». Gardons donc de la mesure, de la retenue, le sens des proportions. Ne mélangeons donc pas tout : personne n’a rien à y gagner. Personne de bonne foi, en tout cas.

Je prends un second exemple : une case d’une BD publiée sur Facebook par l’artiste Emma.


Petite analyse d’image. Selon Emma, dans la seconde situation, il n’y a pas de consentement éclairé. Alors quoi ? Si, après ça, il y a rapport sexuel, c’est donc qu’il y a viol, puisqu’un rapport non consenti, c’est un viol. Comment peut-on croire une chose pareille ? Comment les dizaines de commentaires de cette vignette peuvent-ils la soutenir et passer à côté d’une telle énormité ?

On est en plein dans la confusion que je dénonce ; mais au moins, cette image nous permet d’élever un peu le débat, de prendre un peu de recul, de hauteur. Passons sur le fait qu’en matière de préliminaires, j’ai connu plus romantique et plus sexy que « Tu veux niquer ? » – on se demande à quand le « Si le rapport est consenti, tapez 1. » Mais cette case de BD va plus loin que cela : elle nie des réalités humaines absolument fondamentales.

La première concerne l’acte sexuel lui-même. Car un acte sexuel, ce n’est pas juste « niquer », et donc on ne peut pas simplement demander « tu veux niquer ? », lancer la machine à niquer, et ne plus s’occuper de rien. La jeune fille de l’image peut être d’accord pour niquer, mais pas pour sucer. Et s’il faut un consentement clairement exprimé à chaque fois, imaginez un peu la gueule de l’acte sexuel ! Tu veux niquer ? Tu veux que je te lèche ? Tu veux que je t’encule ? On se dit que la sexualité de certains, ça ne doit plus ressembler à grand-chose.

Mais passons, ce n’est pas encore l’essentiel. Une autre réalité fondamentale sur laquelle, de manière bien plus grave, cette image fait l’impasse, c’est la réalité des rapports humains. Ce qu’Emma ne tolère pas, c’est que l’homme insiste auprès de sa copine, qui plus est en faisant naître en elle une culpabilité par rapport à sa frustration. En face de quoi sommes-nous ? D’un rapport de pouvoir ; et c’est cela que l’auteur de la BD ne supporte pas.

Seulement voilà : les rapports de pouvoir et de domination font intrinsèquement partie des rapports humains. Depuis la mère qui menace de mettre son fils au coin s’il ne mange pas ses choux de Bruxelles jusqu’au proviseur qui laisse entendre à un prof que son emploi du temps sera moins bon s’il n’accepte pas d’heures supplémentaires en passant par l’homme qui fait la gueule à sa femme toute une après-midi parce qu’elle a refusé de venir manger chez sa mère, les rapports de pouvoir font partie de notre vie. Il est évidemment souhaitable de les limiter, de les encadrer ; mais sous-entendre, comme le fait cette image, que nous serions à même de les faire purement et simplement disparaître de nos vies, ça c’est une escroquerie ou une chimère.

C’est spécialement vrai au sein de ce rapport humain si particulier qu’est le couple. La vie de couple, je pense ne rien apprendre à personne, c’est pas facile. C’est compliqué. Même entre gens intelligents, qui s’aiment et de bonne volonté, qu’un couple dure longtemps n’est jamais gagné d’avance ; et le seul moyen de le faire durer, c’est d’échanger pour parvenir à des compromis. Bien sûr, comme le note Calvin, « un bon compromis mécontente tout le monde ». Il n’empêche que c’est la seule manière de faire. Or, échanger pour parvenir à un compromis, c’est très précisément ce que le couple de l’image est en train de faire !

D’ailleurs, dans des situations parallèles, on n’envisage même pas que l’auteur de ce dessin pousse les mêmes cris de protestation. Déjà, elle semble ne pas imaginer que l’inverse soit seulement possible – alors que ça arrive aussi. Parlerait-elle de viol avec autant de facilité si c’était la fille qui se permettait d’insister ? Par ailleurs, dans une situation semblable mais non sexuelle, dirait-elle qu’il n’y a pas « consentement » ? Si, lors d’un séjour à Paris, je préfère aller au musée Marmottan qu’à EuroDisney ; si ma femme insiste pour aller à Disney ; si je finis par céder, ai-je consenti, ou ai-je été contraint d’aller à Disney ? Pourquoi, dès qu’on parle de sexe, les choses seraient-elles différentes ?

Alors oui, il faut s’attaquer au fait que les rapports de pouvoir marchent structurellement plus dans un sens que dans l’autre. Oui, il faut lutter contre la culture du viol. Mais ce n’est pas en essayant de faire croire aux gens que la situation de cette image serait un viol qu’on y parviendra.

Pour comprendre vraiment ce dont il s’agit, il est nécessaire d’aller plus loin encore dans la prise de recul. La femme (ou l’homme, d’ailleurs) qui prétend avoir été harcelée quand elle se fait siffler dans la rue, celle qui se sent agressée pour un commentaire fait à propos de sa tenue, refuse en réalité d’être sortie de ce qu’elle a défini elle-même comme sa zone de confort.

Ce n’est pas isolé, loin de là. Les musulmans qui portent plainte contre les caricatures de Muhammad, les chrétiens qui cherchent à faire interdire Piss Christ, sont exactement dans le même type de revendications. Le problème, c’est qu’on ne peut pas – j’insiste : on ne peut pas – permettre à chacun d’utiliser la loi pour légitimer ce qu’il ressent comme sa zone de confort et interdire aux autres d’y pénétrer. Parce que, si la liberté de chacun commence là où s’arrête celle des autres, elle ne saurait s’arrêter avant. Tant qu’on n’appelle pas à la violence ou à la haine contre les chrétiens ou les musulmans, on peut dire ce qu’on veut de leurs croyances.

De même, tant qu’on n’est pas menaçant avec une fille, on peut lui dire ce qu’on veut de sa tenue ou de son apparence. On peut se montrer lourd, grossier, maladroit, mais ces choses ne sauraient constituer des délits ; parce qu’une société dans laquelle elles seraient considérées comme tels serait bien plus invivable que la nôtre. De la même manière qu’on peut regretter les innombrables conneries que la liberté d’expression permet de publier, tout en ayant conscience qu’une société qui n’autoriserait la publication que des choses intelligentes serait proprement infernale.

Rares sont ceux qui s’en rendent compte, mais nous avons une chance, une opportunité historique. Nous nous sommes enfin débarrassés du poids écrasant de la morale sexuelle et familiale qu’ont fait peser sur nos sociétés les grandes religions monothéistes pendant des siècles – parole de catho pratiquant. Cette morale traditionnelle, c’est surtout sur les femmes qu’elle pesait. C’était à elles qu’elle interdisait toute forme de liberté sentimentale et sexuelle. Les hommes, eux, pouvaient en général pratiquer – les autorités religieuses se contentaient de les culpabiliser ensuite.

La libération sexuelle a balayé tout cela, et aujourd’hui, nous avons une possibilité historique de parachever cette évolution des mentalités. Les femmes, surtout, ont la chance, unique dans l’histoire, de rattraper les hommes, de se mettre à égalité avec eux, de s’offrir la même liberté qu’eux. Il est affligeant, et très inquiétant, de voir qu’au lieu de s’en saisir, nombreux sont ceux qui voudraient nous faire parcourir le chemin inverse et, par un puritanisme anachronique, interdire aux hommes ce qui a toujours été interdit aux femmes. Comment ne voient-elles pas le piège ? Plutôt que de chercher à criminaliser celui qui siffle les femmes dans la rue, mettez-vous à siffler les hommes dans la rue, for Christ’s sake!

Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : je n’ai jamais prétendu que tout soit acceptable. Je ne légitime ni n’excuse ni les viols, ni les agressions, ni le harcèlement – les vrais, s’entend. Mais je n’accepte pas qu’on change la définition de ces termes au point de leur faire perdre tout sens. Et là où de plus en plus de gens nous proposent de ne laisser la liberté à personne tout en gardant la culpabilité pour tout le monde, je préfère proposer l’inverse. Je rêve d’une société où les gens auraient et assumeraient une sexualité d’adultes libres, pas de pré-adolescents écrasés par les interdits.

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