lundi 4 juillet 2016

Où va l’Union européenne


Les conséquences du Brexit sont si incertaines qu’au départ, je ne voulais même pas en parler ici. On ne sait même pas, au fond, si le Royaume-Uni va vraiment sortir de l’Union européenne, ni, le cas échéant, dans quelle mesure, ni surtout à quel rythme. En droit anglais, le référendum n’existe pas vraiment et ne saurait, a priori, être contraignant ; la démocratie britannique n’est que représentative. Logiquement, Westminster aurait donc à valider le Brexit. Le fera-t-il ? Rien n’est moins sûr.

De même, l’Union européenne est impuissante : c’est au Royaume-Uni d’envoyer la lettre demandant la sortie de l’Union ; tant qu’il ne le fait pas, aucun processus de sortie n’est seulement enclenché. David Cameron s’y est d’ores et déjà refusé ; le suivant agira-t-il ? Et quand ? Et s’il le fait, qu’en sera-t-il du marché commun (le principal) ? On n’en sait rien. Des formalités pour les voyageurs ? Idem. Du statut des étudiants ou des travailleurs ? Même topo. Bref, on nage en plein brouillard (c’est le cas de le dire). Cette histoire peut encore prendre des années pour aboutir, si tant est qu’elle aboutisse, et le plus probable est, au fond, que ça ne change pas grand-chose ni pour les Britanniques, ni pour les autres ressortissants de l’Union.

Pas de quoi, donc, fouetter un chat ; pas encore, du moins. Mais ce qui est intéressant dans cette affaire, ce ne sont pas tant les événements en eux-mêmes que ce qu’ils révèlent du point de vue de l’évolution des mentalités.

Évidemment, la première leçon qui vienne à l’esprit, c’est la défiance des citoyens européens envers les institutions de l’UE : perçues comme technocratiques, nommées de manière obscure et certainement pas démocratique, au fonctionnement opaque, éloignées de la vie et des besoins réels des citoyens de base, soumises aux lobbies industriels et financiers et aux puissances de l’argent, elles sont complètement décrédibilisées. En témoigne, sur le sujet, une réelle rupture entre les élites et les citoyens sur la question européenne. Interrogez les parlements nationaux (toujours composés, comme on le sait bien, d’une oligarchie locale), ils diront systématiquement oui à l’Union telle qu’elle va. En revanche, interrogez les peuples, n’importe quel peuple (les Français, les Irlandais, les Néerlandais, les Britanniques) : depuis le début des années 2000, ils disent toujours non. Morale : les élites voient l’UE comme un atout, une force, un avantage ; les peuples la voient comme une menace, un danger. Mais cela, ce n’est pas nouveau : on le sait au moins depuis le rejet du traité constitutionnel de 2005.

Ce qui est plus intéressant, c’est que le Brexit, ce n’est pas seulement un vote de défiance envers l’ensemble géo-politico-économique qu’est l’Union européenne et envers ses institutions ; c’est aussi un saut dans l’inconnu. Parce que tout de même, depuis 1957 et le traité de Rome, une telle chose ne s’était jamais produite. Durant toute l’histoire de la CEE, puis, depuis 1992, de l’UE, il n’y a eu que des élargissements ; jamais personne n’est parti. Les Britanniques ont donc fait le choix d’une certaine audace, en particulier du point de vue économique.

C’est encore plus intéressant quand on rapproche la situation anglaise de ce qui s’est passé en Espagne. Les Espagnols, rappelés récemment aux urnes suite à l’absence de majorité claire issue des dernières législatives, n’ont pas confirmé la percée amorcée de Podemos, le parti issu du mouvement des Indignés. Or, cela aussi aurait été un saut dans l’inconnu : la sortie du bipartisme, l’arrivée sur la scène politique de nouvelles têtes, pour l’essentiel des non professionnels, des gens qui ne sortent pas du sérail et qui portent des idées souvent novatrices, hétérodoxes, originales.

La différence entre les deux situations ? Podemos représentait un saut dans l’inconnu en direction de la gauche radicale. Je ne dis pas que leur programme est franchement marxiste-léniniste, mais enfin, il est clairement ancré à gauche. Le Brexit, lui, était au contraire porté par la droite radicale et europhobe. Bien sûr, il y a des eurosceptiques de gauche (nous en avons de bons exemples en France), mais ils assument rarement leur euroscepticisme et affichent plutôt un désir de réformer – voire de refonder – l’UE que de la quitter : fondamentalement, le franc repli national et patriote contre l’élargissement européen est un marqueur d’une frange de la droite radicale.

La leçon à en tirer, c’est donc que les peuples européens semblent plus prêts à un saut dans l’inconnu d’extrême-droite que dans l’inconnu d’extrême-gauche. On me dira que ce n’est pas précisément une surprise : l’évolution de la Hongrie, de la Pologne, voire de l’Autriche et de plusieurs autres pays d’Europe de l’Est, mais aussi la montée des populismes en Europe de l’Ouest, en étaient déjà des signes clairs. Mais c’en est tout de même une confirmation inquiétante.

Contrairement à l’impression que je donne parfois, je ne suis pas opposé à la construction européenne. Je ne suis certainement pas europhobe : je me sens au contraire très européen. Je crois en l’unité européenne, celle de la culture : le double héritage gréco-latin et judéo-chrétien, les langues indo-européennes en quasi-exclusivité, une histoire commune. Je trouve normal et bon que cette unité s’exprime dans des formes politiques et économiques, des institutions communes, des échanges sans taxes, la liberté de circulation des personnes et des biens, des politiques communes, une monnaie commune même.

En revanche, je suis « eurosceptique » (radicalement même) au sens où j’exècre la construction européenne telle qu’elle se fait. Pour lutter contre le dumping social et environnemental, l’Europe devrait être protectionniste ; au contraire, elle cède à toutes les sirènes du néo-libéralisme. Elle devrait, grâce à ce protectionnisme, être capable de niveler par le haut les salaires et la protection sociale et environnementale ; au lieu de cela, elle se lance dans une course à la compétitivité perdue d’avance contre les pays d’Asie de l’Est et du Sud. Enfin, pour ce qui est de la politique, je ne suis pas spécialement favorable à ce que les institutions européennes deviennent plus démocratiques (la démocratie, on voit où elle nous mène, et à qui les peuples choisissent de plus en plus de donner le pouvoir) ; en revanche, il faudrait arracher Bruxelles au pouvoir des lobbies et des intérêts économiques, industriels et financiers. Il est aberrant de constater que, pour un produit aussi évidemment dangereux que le glyphosate, c’est l’UE qui pousse à sa réintroduction alors que ce sont les États qui résistent. C’est le signe clair de l’échec du projet européen.

Pas étonnant, donc, que les citoyens européens sanctionnent un projet qui est si manifestement en panne. Le problème, c’est que si l’UE telle qu’elle se fait est à l’évidence gravement malade, celle qui devrait se faire ne se profile même pas à l’horizon. Ce qui semble nous arriver dessus, bien au contraire, c’est une Europe encore pire que celle que nous avons : une Europe faite de nationalismes populistes, autoritaires et sécuritaires, sans respect ni pour la nature, ni pour les acquis sociaux, ni pour les droits de l’homme. C’est pour cela que, bien qu’il ne soit pas possible de soutenir ou de promouvoir l’Union européenne telle qu’elle existe, il n’y a pas non plus lieu de se réjouir de ses insuccès : parce qu’il n’y a rien de mieux derrière. Derrière, il y a juste encore pire.

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