Les conséquences du Brexit sont si incertaines qu’au départ,
je ne voulais même pas en parler ici. On ne sait même pas, au fond, si le
Royaume-Uni va vraiment sortir de l’Union européenne, ni, le cas échéant, dans
quelle mesure, ni surtout à quel rythme. En droit anglais, le référendum
n’existe pas vraiment et ne saurait, a
priori, être contraignant ; la démocratie britannique n’est que
représentative. Logiquement, Westminster aurait donc à valider le Brexit. Le
fera-t-il ? Rien n’est moins sûr.
De même, l’Union européenne est impuissante : c’est au
Royaume-Uni d’envoyer la lettre demandant la sortie de l’Union ; tant
qu’il ne le fait pas, aucun processus de sortie n’est seulement enclenché.
David Cameron s’y est d’ores et déjà refusé ; le suivant agira-t-il ?
Et quand ? Et s’il le fait, qu’en sera-t-il du marché commun (le
principal) ? On n’en sait rien. Des formalités pour les voyageurs ?
Idem. Du statut des étudiants ou des travailleurs ? Même topo. Bref, on
nage en plein brouillard (c’est le cas de le dire). Cette histoire peut encore
prendre des années pour aboutir, si tant est qu’elle aboutisse, et le plus
probable est, au fond, que ça ne change pas grand-chose ni pour les
Britanniques, ni pour les autres ressortissants de l’Union.
Pas de quoi, donc, fouetter un chat ; pas encore, du
moins. Mais ce qui est intéressant dans cette affaire, ce ne sont pas tant les
événements en eux-mêmes que ce qu’ils révèlent du point de vue de l’évolution
des mentalités.
Évidemment, la première leçon qui vienne à l’esprit, c’est
la défiance des citoyens européens envers les institutions de l’UE :
perçues comme technocratiques, nommées de manière obscure et certainement pas
démocratique, au fonctionnement opaque, éloignées de la vie et des besoins
réels des citoyens de base, soumises aux lobbies industriels et financiers et
aux puissances de l’argent, elles sont complètement décrédibilisées. En
témoigne, sur le sujet, une réelle rupture entre les élites et les citoyens sur
la question européenne. Interrogez les parlements nationaux (toujours composés,
comme on le sait bien, d’une oligarchie locale), ils diront systématiquement
oui à l’Union telle qu’elle va. En revanche, interrogez les peuples, n’importe
quel peuple (les Français, les Irlandais, les Néerlandais, les Britanniques) :
depuis le début des années 2000, ils disent toujours non. Morale : les
élites voient l’UE comme un atout, une force, un avantage ; les peuples la
voient comme une menace, un danger. Mais cela, ce n’est pas nouveau : on
le sait au moins depuis le rejet du traité constitutionnel de 2005.
Ce qui est plus intéressant, c’est que le Brexit, ce n’est
pas seulement un vote de défiance envers l’ensemble géo-politico-économique
qu’est l’Union européenne et envers ses institutions ; c’est aussi un saut
dans l’inconnu. Parce que tout de même, depuis 1957 et le traité de Rome, une
telle chose ne s’était jamais produite. Durant toute l’histoire de la CEE,
puis, depuis 1992, de l’UE, il n’y a eu que des élargissements ; jamais
personne n’est parti. Les Britanniques ont donc fait le choix d’une certaine
audace, en particulier du point de vue économique.
C’est encore plus intéressant quand on rapproche la
situation anglaise de ce qui s’est passé en Espagne. Les Espagnols, rappelés
récemment aux urnes suite à l’absence de majorité claire issue des dernières
législatives, n’ont pas confirmé la percée amorcée de Podemos, le parti issu du
mouvement des Indignés. Or, cela aussi aurait été un saut dans l’inconnu :
la sortie du bipartisme, l’arrivée sur la scène politique de nouvelles têtes,
pour l’essentiel des non professionnels, des gens qui ne sortent pas du sérail
et qui portent des idées souvent novatrices, hétérodoxes, originales.
La différence entre les deux situations ? Podemos
représentait un saut dans l’inconnu en direction de la gauche radicale. Je ne
dis pas que leur programme est franchement marxiste-léniniste, mais enfin, il
est clairement ancré à gauche. Le Brexit, lui, était au contraire porté par la
droite radicale et europhobe. Bien sûr, il y a des eurosceptiques de gauche
(nous en avons de bons exemples en France), mais ils assument rarement leur
euroscepticisme et affichent plutôt un désir de réformer – voire de refonder –
l’UE que de la quitter : fondamentalement, le franc repli national et
patriote contre l’élargissement européen est un marqueur d’une frange de la
droite radicale.
La leçon à en tirer, c’est donc que les peuples européens
semblent plus prêts à un saut dans l’inconnu d’extrême-droite que dans
l’inconnu d’extrême-gauche. On me dira que ce n’est pas précisément une
surprise : l’évolution de la Hongrie, de la Pologne, voire de l’Autriche
et de plusieurs autres pays d’Europe de l’Est, mais aussi la montée des
populismes en Europe de l’Ouest, en étaient déjà des signes clairs. Mais c’en
est tout de même une confirmation inquiétante.
Contrairement à l’impression que je donne parfois, je ne
suis pas opposé à la construction européenne. Je ne suis certainement pas
europhobe : je me sens au contraire très européen. Je crois en l’unité
européenne, celle de la culture : le double héritage gréco-latin et
judéo-chrétien, les langues indo-européennes en quasi-exclusivité, une histoire
commune. Je trouve normal et bon que cette unité s’exprime dans des formes
politiques et économiques, des institutions communes, des échanges sans taxes,
la liberté de circulation des personnes et des biens, des politiques communes,
une monnaie commune même.
En revanche, je suis « eurosceptique »
(radicalement même) au sens où j’exècre la construction européenne telle qu’elle se fait. Pour lutter
contre le dumping social et environnemental, l’Europe devrait être protectionniste ;
au contraire, elle cède à toutes les sirènes du néo-libéralisme. Elle devrait,
grâce à ce protectionnisme, être capable de niveler par le haut les salaires et
la protection sociale et environnementale ; au lieu de cela, elle se lance
dans une course à la compétitivité perdue d’avance contre les pays d’Asie de l’Est
et du Sud. Enfin, pour ce qui est de la politique, je ne suis pas spécialement
favorable à ce que les institutions européennes deviennent plus démocratiques
(la démocratie, on voit où elle nous mène, et à qui les peuples choisissent de
plus en plus de donner le pouvoir) ; en revanche, il faudrait arracher
Bruxelles au pouvoir des lobbies et des intérêts économiques, industriels et
financiers. Il est aberrant de constater que, pour un produit aussi évidemment
dangereux que le glyphosate, c’est l’UE qui pousse à sa réintroduction alors
que ce sont les États qui résistent. C’est le signe clair de l’échec du projet
européen.
Pas étonnant, donc, que les citoyens européens sanctionnent
un projet qui est si manifestement en panne. Le problème, c’est que si l’UE telle
qu’elle se fait est à l’évidence gravement malade, celle qui devrait se faire ne
se profile même pas à l’horizon. Ce qui semble nous arriver dessus, bien au
contraire, c’est une Europe encore pire que celle que nous avons : une
Europe faite de nationalismes populistes, autoritaires et sécuritaires, sans
respect ni pour la nature, ni pour les acquis sociaux, ni pour les droits de l’homme.
C’est pour cela que, bien qu’il ne soit pas possible de soutenir ou de
promouvoir l’Union européenne telle qu’elle existe, il n’y a pas non plus lieu
de se réjouir de ses insuccès : parce qu’il n’y a rien de mieux derrière.
Derrière, il y a juste encore pire.
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