Lorsque je suis allé en Tanzanie, cette année, avec ma
famille, j’ai eu l’impression de plonger dans un autre monde. Dès la sortie de
l’aéroport en fait, j’ai été frappé par le décalage qui existe entre ce pays et
le nôtre, surtout en ce qui concerne l’agriculture : les paysans qui
labourent leurs champs en faisant tirer une charrue de bois par des animaux,
voire en la tirant eux-mêmes, les petits pâtres guidant leurs troupeaux sur le
bord des routes ; le tout sur fond de villages composés de petites
maisons, presque des huttes en fait, de bois, de paille et de terre. Il se
dégageait de tout cela une impression de grande pauvreté, bien sûr, et d’un
certain anachronisme pour les modernes que nous sommes, mais pas de misère pour
autant ; nous n’avions pas vu les hordes de gamins visiblement affamés que
j’ai pu voir par exemple à Istanbul. Il faut dire que nous n’étions pas dans
les bidonvilles de Dar es Salam.
Rapidement, nous sommes entrés dans les parcs du nord du
pays, en pleine terre maasaï. Et là, l’impression de dépaysement, et même de
passage dans un autre univers, est devenue incomparablement plus forte. Là, les
éleveurs n’ont même pas l’électricité, sans parler de l’eau courante. Dans les
villages situés sur les pentes du cratère du Ngorongoro, les enfants descendent
encore chaque matin, accompagnés de leurs ânes, pour aller chercher de l’eau
qu’ils remontent dans des outres ; il y a des lions au fond du cratère, et
ils ont de longues sagaies pour se protéger.
Nous avons visité un village, au cœur du plateau du
Ngorongoro, et je ne crois pas qu’on puisse faire cette expérience sans être
durablement marqué. Les éleveurs se nourrissent principalement de la viande, du
lait et du sang de leurs animaux, des chèvres surtout. Ils ont gardé leurs
habits traditionnels, colorés et magnifiques, et vivent dans de minuscules
huttes de bois et de torchis ; l’intérieur est très sombre, on y entend le
chant des insectes qui vivent à l’intérieur des murs et s’en nourrissent. Dans
cet espace de quelques mètres carrés vivent une femme et ses enfants, souvent
avec des animaux jeunes ou malades. Dans chaque village, composé de quelques
huttes, un homme vit avec ses épouses et leur descendance ; le village est
protégé des fauves et des prédateurs par des buissons d’épines, séchés et plantés
dans le sol, qui forment une clôture et sont renouvelés périodiquement. Le
village lui-même se déplace d’ailleurs selon les besoins de l’élevage ;
une hutte de toute manière ne dure que quelques années.
Là encore, la première impression est évidemment celle d’une
grande pauvreté et d’un décalage absolu par rapport à nous ; mais je n’ai
pas non plus ressenti cela comme de la misère. Ils ne semblent pas avoir faim,
même si leur santé est à l’évidence fragile et précaire ; la splendeur de
leurs habits et des bijoux qu’ils fabriquent, qui constituent leur seule source
apparente de revenus monétaires, renforce l’idée qu’ils ne sont pas dans le
dernier dénuement.
En fait, on n’a pas l’impression d’être face à des gens qui
seraient tout en bas de l’échelle sociale : on a l’impression d’être face
à des gens qui ne sont tout simplement pas sur la même échelle sociale que
nous. Ils ne sont pas en-dessous de nous, ils sont à côté ; ils sont
ailleurs pour la simple et bonne raison qu’ils sont en quelque sorte hors du
temps. Quelques téléphones portables sont l’unique signe de modernité ;
mais je ne suis pas certain qu’il y en ait même un par village, et ils ne
doivent pas être souvent allumés. Une femme maasaï que nous avons croisée en
expédition ne parlait même pas swahili.
Comment le vivent-ils ? C’est difficile à dire. Un
jeune d’une vingtaine d’années, qui parlait anglais et nous servait de guide
dans le village, quand je lui parlais de la splendeur de ces immenses plaines,
m’a dit qu’il s’y sentait un peu prisonnier et qu’il aspirait à partir en
ville. Cela m’a fait d’autant plus de peine que je sais bien que, s’il y
parvient, il n’a que des chances infimes de voir ses rêves se réaliser et d’y
être plus heureux que dans son village ; mais je ne peux pas lui jeter la
pierre. Même avec des contacts extrêmement restreints avec le reste du monde,
ils savent bien qu’il existe, et ça ne peut que faire rêver un jeune homme de
cet âge.
Je ne dis évidemment pas que j’échangerais ma vie contre la
leur, mais il s’en dégage une simplicité qui peut me faire envie, et parfois
même rêver. Ils vivent dans un dénuement à peu près complet de science et
d’art, même si leur artisanat en est une forme très belle ; mais
inversement, ils sont en communion presque totale avec la nature. Et je crois
que, par ce mode de vie extraordinairement simple, ils préservent pour nous
tous quelque chose d’important : non seulement leurs traditions
particulières, mais, au-delà, le lien avec ce que nous avons tous été il y a de
cela des millénaires – lien qu’ils sont parmi les derniers à établir –, et donc
une part de l’âme et de l’identité de l’humanité tout entière, part qui est en
train de s’évaporer entièrement. Quand les derniers représentants de ce mode de
vie d’éleveurs-chasseurs-cueilleurs auront disparu, c’est tout un pan de notre
passé, et donc de notre patrimoine commun, qui se sera évanoui pour toujours.
C’est un signe parmi d’autres du bouleversement anthropologique complet que
constitue la révolution industrielle.
Car ils sont menacés, et, je le crains, appelés à
disparaître. Sauf miracle, la marche naturelle des choses est pour eux d’être
balayés par le « progrès » et la mondialisation. Les marchands de
safaris-chasse et d’hôtels de luxe, les marchands de minerais, tous convoitent
leurs terres ; et le rapport de force est déséquilibré à l’extrême,
d’autant plus que les Maasaï seront affaiblis de l’intérieur par les départs
vers les villes et les renoncements qu’ils seront forcément tentés de faire –
encore une fois, on ne peut pas les en blâmer.
Il y a là quelque chose d’un peu triste, une mélancolie ou
une nostalgie, et elle serait légitime même si ces gens allaient vers une vie
meilleure, ce qui est malheureusement très loin d’être le cas. Les risques sont
bien élevés de les voir perdre le peu qu’ils ont pour la véritable
misère ; de les voir passer de cet autre espace-temps où ils vivent encore
au nôtre, au sein duquel, pour le coup, ils seront tout en bas de l’échelle.
Ils n’ont pas l’électricité, mais justement parce qu’ils ne l’ont pas, jamais je
n’avais vu autant d’étoiles que dans leur ciel.
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