samedi 18 juin 2016

Assumons un ethnocentrisme raisonnable


Il y a quelques mois, j’ai participé à une formation animée par Henri Peña-Ruiz : une série de conférences à destination des professeurs, principalement d’histoire-géographie, ayant pour thème l’enseignement du « fait religieux » (les guillemets sont de rigueur tant cette expression est moche), la laïcité et les valeurs de la République.

Le conférencier nous a bien sûr resservi le bon vieux poncif selon lequel toutes les religions se valent exactement puisque dans chacune il y a des fanatiques intolérants, voire violents, et des hommes ouverts d’esprit et tolérants.

Dans la première série de questions, je me suis permis de l’interroger là-dessus. Sachant que j’abordais un morceau pour le moins sensible et hautement polémique, j’ai mis les formes ; j’ai commencé par reconnaître qu’en effet, dans toute religion s’opposent au moins deux visions des choses : l’une selon laquelle la religion est vraie de manière certaine et peut légitimement s’imposer à l’ensemble de l’humanité, d’une manière ou d’une autre ; l’autre, marquée par un certain scepticisme et donc une plus grande tolérance. Ce qui est rigoureusement exact ; j’aurais pu élaborer et dire que même dans les religions de l’Antiquité, pourtant particulièrement tolérantes (au moins envers les religions fondées sur les mêmes principes qu’elles) on trouvait des formes d’intolérance religieuse ou de mépris des croyances, des pratiques et des codes moraux différents. J’ai donc aisément concédé à M. Peña-Ruiz les croisades, les tribunaux de l’Inquisition et même une part de responsabilité chrétienne dans l’antisémitisme européen au XXe siècle.

Seulement, je me suis permis une interrogation. La plupart des textes fondamentaux des grandes religions monothéistes contiennent des commandements le plus souvent clairs et explicites : c’est vrai aussi bien du Coran que de la Torah. Ces passages n’ont donc pas à être interprétés : on les accepte ou on les rejette. Quand le Deutéronome, en 23, 20, écrit : « Tu ne feras à ton frère aucun prêt à intérêt : ni prêt d’argent, ni prêt de nourriture, ni prêt de quoi que ce soit qui puisse rapporter des intérêts », il n’y a rien à interpréter, le précepte est parfaitement clair.

Les Évangiles, à l’inverse, sont presque exclusivement rédigés sous forme de paraboles. Ce sont des histoires qui recèlent un sens caché, sens qui ne peut être découvert qu’à travers un travail d’interprétation. Dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, par exemple, que représente chaque élément ? L’ivraie symbolise-t-elle les infidèles qui ne croient pas au Christ ? Et dans ce cas, qui a pour mission de la séparer du bon grain après la moisson pour la jeter au feu ? Les hommes dans l’histoire, ce qui justifierait la guerre sainte, ou seulement Dieu à la fin des temps ? Ou bien l’ivraie ne symbolise-t-elle pas le mal qu’il y a en chacun de nous[1] ?

Évidemment, tout cela nécessiterait d’être nuancé. Il y a dans les Évangiles des préceptes moraux très clairement exprimés, et le Coran est un texte souvent extrêmement obscur et où l’effort interprétatif est indispensable. D’autre part, les chrétiens reconnaissent, pour la plupart, un caractère sacré à l’Ancien testament, qui pour une bonne partie n’est qu’une liste d’obligations elles aussi dénuées de toute ambiguïté. Enfin, il faut remarquer que même des obligations parfaitement claires dans un texte sacré peuvent aisément être contournées : les juifs, sans reconnaître la validité du Nouveau testament, n’en ont pas moins que les chrétiens bazardé l’essentiel de l’Ancien et de ses préceptes juridiques par le travail interprétatif du Talmud. Et ce même si « réécriture » serait sans doute plus honnête « qu’interprétation », tant les valeurs morales, les lois et les pratiques des juifs d’aujourd’hui sont en contradiction flagrante, parfois même à l’opposé, de ce que l’Ancien testament affirme pourtant poser pour les siècles des siècles.

Mais malgré ces nuances, le constat général demeure vrai. D’où la question que j’ai posée à Henri Peña-Ruiz : puisque le principal texte sacré des chrétiens nécessite pour l’essentiel une interprétation qui peut varier d’un individu à l’autre, alors que dans d’autres religions les commandements moraux sont exprimés de manière directe, le triomphe de la vision tolérante et ouverte sur le fanatisme n’est-elle pas facilitée dans le christianisme, et compliquée dans d’autres religions par ses contradictions manifestes avec le texte sacré ? Pour illustrer cette phrase un peu compliquée, un exemple : la reconnaissance de la valeur de l’homosexualité s’oppose directement à plusieurs citations tant du Coran que de la Torah ; inversement, les Évangiles n’abordent pas une seule fois le sujet[2], ce qui fait que chaque chrétien peut théoriquement se forger sa propre opinion sur le sujet.

Malheureux ! Que n’avais-je pas dit là ? À ces mots on cria haro sur le baudet. Henri Peña-Ruiz lança lui-même la charge, en me rappelant les nombreux crimes dont je me faisais visiblement l’apologiste (?) ; c’est à peine s’il ne m’a pas mis la Shoah sur le dos. Excités par son exemple, plusieurs collègues dans la salle ne se privèrent pas pour dire à quel point ils trouvaient scandaleux qu’au XXIe siècle, un enseignant puisse encore tenir de tels propos. Et de sortir tous les -ismes habituels : paternalisme, ethnocentrisme, racisme, néo-colonialisme, islamophobisme, j’en passe et des meilleurs.

D’où la question : suis-je ethnocentriste ? Honnêtement, la réponse est « oui » : je suis un ethnocentriste, et même un ethnocentriste assumé ; mais j’essaye de garder un ethnocentrisme raisonnable.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? D’abord, que mon ethnocentrisme n’est pas une sorte de nationalisme culturel irrationnel : je ne place pas la culture et la civilisation européennes au-dessus des autres. Si j’ai la plus grande admiration pour la science, pour la pensée et surtout pour l’art européens, je sais que d’autres cultures ont produit dans ces domaines des œuvres qui ne sont pas moins grandes. Je ne prétends pas non plus que la civilisation occidentale soit parfaite : il n’existe rien de tel en ce monde. Je ne nous dédouane pas des crimes de notre histoire, d’autant moins que nous continuons aujourd’hui de profiter des avantages compétitifs et de la richesse matérielle qu’ils nous ont indéniablement apportés. Enfin, je n’ignore pas que, même aujourd’hui, et peut-être guère moins qu’hier, notre civilisation est le lieu et l’origine de pratique barbares : profondes inégalités sociales, surtout entre les classes sociales mais également entre les sexes, les origines ethniques, les genres etc. ; destruction accélérée de la planète ; maltraitance inouïe à l’égard des animaux, je pourrais allonger la liste.

Dans ces conditions, comment peut-on être ethnocentriste ? Pour le dire avec les mots de Michel Houellebecq, je crois que « la pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu’aucune adjonction. Elle ne dépend d’aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel ; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d’autres termes, c’est un absolu[3] ».

Naturellement, la morale de la civilisation occidentale n’est certainement pas cet absolu, ne serait-ce que parce qu’elle a grandement évolué avec le temps (Dieu merci). Là encore, je peux citer la suite du texte de Houellebecq : « une morale observable en pratique est toujours le résultat du mélange en proportions variables d’éléments de morale pure et d’autres éléments d’origine plus ou moins obscure, le plus souvent religieuse. Plus la part des éléments de morale pure sera importante, plus la société-support de la morale considérée aura une existence longue et heureuse. À la limite, une société régie par les purs principes de la morale universelle durerait autant que le monde. »

C’est là que réside mon ethnocentrisme : je crois que la culture occidentale (c’est-à-dire principalement la transformation de la culture gréco-romaine par le judéo-christianisme) a découvert un certain nombre des principes qui composent cette « pure morale absolue et universelle » ; bien plus (car cela, d’autres civilisations l’avait fait avant elle), elle a découvert le principe même de leur universalité. J’insiste sur ce mot : elle a découvert ces principes et leur universalité ; elle ne les a pas inventés.

Historiquement, ces principes ont été affirmés dans une multitude de textes : des textes religieux comme les Évangiles, des textes politiques comme les diverses déclarations des droits de l’homme, et bien entendu de nombreuses œuvres d’art ou de philosophie.

Évidemment, je ne prétends pas, en revanche, que notre civilisation applique réellement ces principes qu’elle a découverts. Malheureusement, elle est même bien souvent la première à les piétiner. Ainsi, elle est sans doute la première, ou une des premières, à avoir réellement compris le principe de l’égalité des sexes ; et pourtant, l’égalité réelle, concrète, entre les hommes et les femmes est très loin d’être une réalité dans nos sociétés.

Il n’en reste pas moins que le principe est là, et que nous sommes légitimes pour le proposer au reste du monde. Je dis bien le proposer, et non pas l’imposer : aucun principe métaphysique n’est jamais assez solidement établi pour que la violence devienne un moyen légitime de le diffuser. Mais nous sommes légitimes à le proposer, et plus encore, à le proposer comme modèle universel. Nous n’avons pas à nous plier à un relativisme qui voudrait nous faire croire que l’égalité des sexes, la tolérance religieuse, la liberté d’expression, l’acceptation de l’homosexualité, la contraception, la sexualité hors mariage etc. seraient des inventions occidentales qui ne seraient bonnes que pour nous. Bien au contraire, il nous faut assumer l’ethnocentrisme, si c’en est un, qui consiste à affirmer l’universalité de certaines de nos valeurs. Non, l’égalité des sexes n’est pas bonne que pour l’Europe et l’Amérique du Nord : on peut affirmer que toute civilisation, toute culture, tout pays qui l’appliquerait réellement en serait plus heureux.


[1] À l’appui de sa thèse selon laquelle « tout-se-vaut », et pour trouver un passage appelant à la violence dans les Évangiles, Henri Peña-Ruiz n’avait évidemment cité que les deux premières interprétations, celles qui indiquent l’idée d’une destruction présente ou à venir de ceux qui rejettent le christianisme.
[2] Paul de Tarse l’aborde, lui, dans ses épîtres, et pour en dire le plus grand mal. Mais les épîtres pauliniennes n’ont, pour un chrétien, pas du tout la même autorité que les Évangiles.
[3] Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, 1998 ; p. 35 dans l’édition « J’ai lu » de Flammarion.

2 commentaires:

  1. « la pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu’aucune adjonction. Elle ne dépend d’aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel ; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d’autres termes, c’est un absolu[3] » (Michel Houellebecq)

    L’Eglise catholique a fait le pari – risqué – de vouloir définir, une fois pour toutes, les contours de cette « pure morale » au sein d’une doctrine destinée à rester immuable jusqu’à la fin des temps.
    Que ce soit pour ne pratiquer ni la démocratie ni l’égalité entre les sexes ou pour condamner la contraception, l’homosexualité et les études de genre ou encore pour refuser tout pardon aux divorcé-e-s remarié-e-s comme aux homosexuel-le-s, des choix ont été faits, une fois pour toutes, dans le passé, à charge pour les générations ultérieures d’adopter sans réfléchir des arbitrages susceptibles, généralement, d’être remis en question.
    Ce pari me semble difficile – voire impossible – à gagner.

    En guise de démonstration, je citerai l’exemple éloquent ci-dessous :
    Alors que l’homosexualité a été rayée depuis 1990 de la Classification Internationale des maladies, au XXIème siècle l’homosexualité reste encore et toujours un péché impardonnable au sens du Magistère de l’Eglise catholique.
    Et s’il ne dépend que du Magistère, pareille discrimination n’est pas près d’être abandonnée.

    Précisément à ce propos, Jean-Pierre Roche, un prêtre, a toutefois laissé poindre une lueur d’espoir quant à une possible évolution de la doctrine lorsqu’il écrit sur le site de René Poujol en octobre 2015 :
    « Comme les rapports entre théorie et pratique sont des rapports dialectiques, je ne doute pas que les changements de pratique fassent évoluer progressivement certains points de la doctrine. C’est même comme ça, en christianisme, que les doctrines évoluent : par la pratique des chrétiens. »

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  2. Jean Daniel Reuss5 septembre 2016 à 21:03

    *** L'expression « fait religieux » semble avoir été popularisée en 2002, par le rapport (concis et facile à lire) de Régis Debray :
    “ L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque ”.
    Avant cette date il était plutôt question " d'histoire des religions" ou " d'histoire comparative des religions", ce qui s'harmonise mieux avec des points de vue légèrement différents.

    Vous pourriez peut-être trouver préférable la forme plurielle qui apparaît dans le titre :
    « Enseigner les faits religieux: Quels enjeux ? » - Armand Colin, 2007 - par Dominique Borne et Jean-Paul Willaime.

    Il est raisonnable de considérer que l'enseignement "des faits religieux" puisse être presque indispensable, ce qui a préoccupé , depuis bien des années, de nombreuses personnalités, venant de divers bords.

    Malheureusement, cet enseignement est aussi presque impossible à mettre sur pied.

    En pratique, il s'avère qu'il n'y pas, ou trop peu, d'enseignants compétents disponibles.

    Particulièrement dans une France laïque, les difficultés de principes dont nombreuses, entre autres :

    * La crainte d'un relativisme met côte à côte, comme dans un supermarché, et sur le même plan, toutes les religions ; ce qui ne permet plus de distinguer la "vraie" religion (la sienne ou celle que l'on préfère), des fausses (celles des autres).

    * L'examen objectif et froid des faits historiques et sociologiques, ne permet pas de comprendre le sens d'une religion que seuls peuvent apporter l'interprétation, le vécu de l'intérieur et les expériences pratiques de la vie .

    Finalement, d'après ce que j'ai compris, mais j'ai peut-être mal compris, les professeurs d'histoire-géographie n'ont qu'à se débrouiller.

    *** Pour rester dans des bavardages sur le vocabulaire, je dirais pour simplifier que dans pratiquement toutes les religions, les croyants se répartissent sur un éventail d'au moins 3 sensibilités. Il y a ( de manière schématique ) les :

    1) Intégristes - ou fanatiques intolérants - On y trouve des hommes d'action qui sont ardents, passionnés, enthousiastes, mais aussi intransigeants, obstinés.

    2) Orthodoxes (terme sans rapport avec l'Orthodoxie Chrétienne et ses patriarcats). Plus ou moins fervents fervents , mais toujours limité par les « clôtures dogmatiques ".»,

    3) Libéraux au sens théologique - ou hommes ouverts d’esprit et plus tolérants - Typiquement des intellectuels souvent très lettrés mais suspectés (par leurs coreligionnaires ) d'être tièdes, désabusés et surtout proches de l'hérésie.
    (Exemples dans l'actualité de l'islam, en septembre 2016 : Abdennour Bidar, Tahar Ben Jelloun , Ghaleb Bencheikh....)

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