samedi 19 décembre 2015

Pauvres thuyas !

Dans le courrier des lecteurs du journal La Décroissance de décembre 2015-janvier 2016 est publiée une lettre dont l’auteur affirme avoir « beaucoup apprécié [leur] article à propos des thuyas ». N’ayant pas eu le numéro précédent entre les mains, je n’ai pas eu le plaisir de lire ledit article ; je suppose qu’il avait été publié dans la rubrique « la saloperie que nous n’achèterons pas ce mois-ci ».

Pour parodier Tolkien, je dirais : mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un thuya ? Je pense que quelques mots d’explication sont nécessaires, étant donné la raréfaction des connaissances en jardinage (ou en biologie) de bon nombre de nos contemporains. Qu’ils sachent donc que les thuyas sont un genre de conifères à feuilles persistantes, toxiques, au bois aromatique, dont les différentes espèces sont souvent utilisées comme plantes d’ornement. Et comme ma générosité n’a pas de borne, voici la photo d’un thuya :


L’auteur du courrier se répand en invectives contre ces malheureux végétaux, et d’abord sur leur absence d’utilité : « Quand je vois dans les jardins autant d’espèces non comestibles, […] je suis consterné. » Et de se désoler sur le fait que « ceux qui ont la chance de disposer d’un terrain se contentent d’y planter des thuyas, des lauriers roses, des pyracanthas, etc., avec du gazon, ou rien du tout […] ».

Il va plus loin et dénonce spécialement les lauriers roses, « très toxiques » et « qui régulièrement [provoquent] des intoxications mortelles ». Pour lui, il faudrait au contraire, dans les exploitations forestières, privilégier les « essences intéressantes à la fois pour leur bois et pour leurs feuilles ou leurs fruits, en tant qu’aliments ».

Le mot est lâché : il y a des espèces d’arbres qui sont « intéressantes », ce qui sous-entend que d’autres ne le sont pas. Le critère ? L’utilité pour l’homme : l’arbre est sommé de produire du bois utile, des feuilles utiles, des fruits mangeables, sinon il n’a pas droit de cité. S’il a le malheur d’être carrément toxique, alors il devient plus qu’inutile : dangereux, nuisible ; on sent que la volonté d’éradication n’est pas bien loin.

Cette vision de l’écologie me semble éminemment dangereuse et malsaine, car elle accepte, probablement sans s’en rendre compte, le cadre des mentalités, des représentations du capitalisme. Le capitalisme est en effet l’idéologie selon laquelle tout doit être rentable, utile. En exigeant d’un arbre qu’il serve à quelque chose, l’auteur de cette lettre noie le jardinage « dans les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre les mots de Marx et Engels. Il utilise le langage du Système technicien, celui de l’économie, de la rationalité pure, de la quantification. Il accepte, inconsciemment sans doute, le fondement même de la civilisation techno-industrielle selon Heidegger, à savoir le fait de considérer la nature comme un « fonds », un simple ensemble de ressources que nous « arraisonnons », c’est-à-dire que nous sommons de produire quelque chose en vue d’une exploitation dans notre seul intérêt.

Après qu’une de ses voisines avait fait couper un peuplier qu’il aimait, J.R.R. Tolkien avait écrit un magnifique petit conte, Leaf, by Niggle, dans lequel il représente un peintre ne parvenant pas à achever son chef-d’œuvre à la fin de sa vie. L’État apparemment totalitaire dans lequel il se trouve lui reproche de n’avoir pas aidé son voisin à reboucher son toit ; Niggle se défend en disant qu’il n’avait pas le matériel nécessaire. Le représentant de l’administration lui montre alors son tableau et lui dit : « et ça ? » Pour lui, un tableau n’est pas d’abord une œuvre d’art, c’est d’abord de la toile sur un cadre de bois, donc parfaitement adapté pour reboucher un toit ; et il va de soi que pour lui, et pour le Système qu’il représente, ces réparations matérielles passent avant la simple beauté d’une œuvre d’art « qu’on ne peut même pas utiliser pour la propagande ».

Nous devons nous garder d’une écologie purement comptable qui chercherait toujours à tout mesurer, à tout calculer, à tout quantifier. Ces choses peuvent avoir leur utilité, mais seulement si on les garde à leur juste place. Si elles deviennent l’alpha et l’oméga de notre action politique, celle-ci perdra rapidement toute référence au sentiment, à l’affectivité ; et elle y perdra son âme. Nous devons rappeler que, si nous voulons défendre la nature, ce n’est pas d’abord parce qu’elle nous est utile, même si c’est aussi pour cela : c’est d’abord parce qu’elle est belle, parce qu’elle vaut quelque chose pour elle-même, et parce que nous l’aimons pour cela.

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