Dans le courrier des lecteurs du journal La Décroissance de décembre 2015-janvier
2016 est publiée une lettre dont l’auteur affirme avoir « beaucoup
apprécié [leur] article à propos des thuyas ». N’ayant pas eu le numéro
précédent entre les mains, je n’ai pas eu le plaisir de lire ledit
article ; je suppose qu’il avait été publié dans la rubrique « la
saloperie que nous n’achèterons pas ce mois-ci ».
Pour parodier Tolkien, je dirais : mais tout d’abord,
qu’est-ce qu’un thuya ? Je pense que quelques mots d’explication sont
nécessaires, étant donné la raréfaction des connaissances en jardinage (ou en
biologie) de bon nombre de nos contemporains. Qu’ils sachent donc que les
thuyas sont un genre de conifères à feuilles persistantes, toxiques, au bois
aromatique, dont les différentes espèces sont souvent utilisées comme plantes d’ornement.
Et comme ma générosité n’a pas de borne, voici la photo d’un thuya :
L’auteur du courrier se répand en invectives contre ces
malheureux végétaux, et d’abord sur leur absence d’utilité : « Quand
je vois dans les jardins autant d’espèces non comestibles, […] je suis
consterné. » Et de se désoler sur le fait que « ceux qui ont la
chance de disposer d’un terrain se contentent d’y planter des thuyas, des
lauriers roses, des pyracanthas, etc., avec du gazon, ou rien du tout
[…] ».
Il va plus loin et dénonce spécialement les lauriers roses,
« très toxiques » et « qui régulièrement [provoquent] des
intoxications mortelles ». Pour lui, il faudrait au contraire, dans les
exploitations forestières, privilégier les « essences intéressantes à la
fois pour leur bois et pour leurs feuilles ou leurs fruits, en tant
qu’aliments ».
Le mot est lâché : il y a des espèces d’arbres qui sont
« intéressantes », ce qui sous-entend que d’autres ne le sont pas. Le
critère ? L’utilité pour l’homme : l’arbre est sommé de produire du
bois utile, des feuilles utiles, des fruits mangeables, sinon il n’a pas droit
de cité. S’il a le malheur d’être carrément toxique, alors il devient plus
qu’inutile : dangereux, nuisible ; on sent que la volonté
d’éradication n’est pas bien loin.
Cette vision de l’écologie me semble éminemment dangereuse
et malsaine, car elle accepte, probablement sans s’en rendre compte, le cadre
des mentalités, des représentations du capitalisme. Le capitalisme est en effet
l’idéologie selon laquelle tout doit être rentable, utile. En exigeant d’un
arbre qu’il serve à quelque chose, l’auteur de cette lettre noie le jardinage
« dans les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre les mots
de Marx et Engels. Il utilise le langage du Système technicien, celui de
l’économie, de la rationalité pure, de la quantification. Il accepte,
inconsciemment sans doute, le fondement même de la civilisation
techno-industrielle selon Heidegger, à savoir le fait de considérer la nature
comme un « fonds », un simple ensemble de ressources que nous
« arraisonnons », c’est-à-dire que nous sommons de produire quelque
chose en vue d’une exploitation dans notre seul intérêt.
Après qu’une de ses voisines avait fait couper un peuplier
qu’il aimait, J.R.R. Tolkien avait écrit un magnifique petit conte, Leaf, by Niggle, dans lequel il
représente un peintre ne parvenant pas à achever son chef-d’œuvre à la fin de
sa vie. L’État apparemment totalitaire dans lequel il se trouve lui reproche de
n’avoir pas aidé son voisin à reboucher son toit ; Niggle se défend en
disant qu’il n’avait pas le matériel nécessaire. Le représentant de
l’administration lui montre alors son tableau et lui dit : « et
ça ? » Pour lui, un tableau n’est pas d’abord une œuvre d’art, c’est
d’abord de la toile sur un cadre de bois, donc parfaitement adapté pour
reboucher un toit ; et il va de soi que pour lui, et pour le Système qu’il
représente, ces réparations matérielles passent avant la simple beauté d’une
œuvre d’art « qu’on ne peut même pas utiliser pour la propagande ».
Nous devons nous garder d’une écologie purement comptable
qui chercherait toujours à tout mesurer, à tout calculer, à tout quantifier.
Ces choses peuvent avoir leur utilité, mais seulement si on les garde à leur
juste place. Si elles deviennent l’alpha et l’oméga de notre action politique,
celle-ci perdra rapidement toute référence au sentiment, à l’affectivité ;
et elle y perdra son âme. Nous devons rappeler que, si nous voulons défendre la
nature, ce n’est pas d’abord parce qu’elle nous est utile, même si c’est aussi
pour cela : c’est d’abord parce qu’elle est belle, parce qu’elle vaut
quelque chose pour elle-même, et parce que nous l’aimons pour cela.
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