Ça fait quelques mois déjà, et pourtant, je n’arrive pas à
m’y faire. La nouvelle traduction du « Notre Père » ne passe pas.
C’est moins un choix délibéré qu’une facétie de mon inconscient, mais quand on
arrive à « Ne nous laisse pas entrer en tentation », sans même que
j’y pense, c’est « Ne nous soumets pas à la tentation » qui sort.
Ne nous trompons pas de combat : je ne suis pas
accroché à une version parce que je l’aurais toujours connue comme ça. Il y a
des prières que je voudrais qu’on change légèrement, des traductions qu’il
faudrait à mon avis revoir. Je ne vois pas pourquoi, par exemple, on s’obstine
à vouvoyer Marie alors qu’à juste raison, on tutoie Dieu depuis longtemps.
Je sais aussi qu’il n’y a pas de traduction parfaite, que
traduire, c’est trahir, en prière comme en littérature, et que plusieurs
traductions sont donc toujours acceptables. Il serait absurde de brandir une
traduction particulière comme un étendard et de prétendre qu’elle serait
forcément la meilleure et donc la seule avec laquelle on puisse légitimement
prier.
Pour autant, il y a quand même des traductions qui sont
meilleures que d’autres, parce que plus proches de l’original, qu’on considère
le sens du texte ou l’effet produit sur le lecteur. Et donc, d’un point de vue
religieux, spirituel et liturgique, certaines formules sont meilleures que
d’autres ; et à l’inverse, certaines peuvent devenir franchement
inacceptables.
Je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas pour « Ne
nous laisse pas entrer en tentation » : on ne ruine pas le Notre Père si on utilise cette nouvelle
formule. En revanche, je crois qu’elle représente un appauvrissement du sens du
texte et qu’elle est donc objectivement moins bonne que l’ancienne. Acceptable,
peut-être, mais moins bonne.
C’est indiscutable d’un point de vue strictement linguistique.
La prière latine dit : « Ne nos
inducas in tentationem ». « Inducere », en latin, c’est
induire, conduire dans quelque chose. Littéralement, on demande donc à Dieu de
ne pas nous mener, nous conduire dans la tentation. De ce point de vue, aucun débat
n’est possible, d’autant que l’original grec a le même sens.
Les adversaires de l’ancienne traduction ne se fondaient
donc pas d’abord sur des arguments linguistiques mais théologiques : pour
eux, Dieu ne nous tente pas, ne nous soumet pas à la tentation, et ne saurait
le faire ; seul le diable et les démons nous tentent. Il n’y aurait donc
aucun sens à demander à Dieu de ne pas nous tenter. Pire, ce serait le début
d’une hérésie, puisque ce serait attribuer à Dieu le caractère tentateur qu’ils
pensent réservé au Malin.
Reste un obstacle : comment expliquer que Jésus utilise
cette prière ? Pour le contourner, les tenants de la nouvelle formule
affirment que l’erreur de traduction était en réalité bien plus ancienne :
le texte latin (ou grec) du Notre Père,
dont nous disposons, serait lui-même une mauvaise traduction de l’original hébreu
ou araméen. C’est en particulier la thèse du théologien et abbé Jean Carmignac,
qui a joué un grand rôle dans la découverte de ce qui est aujourd’hui une
évidence, à savoir qu’au moins trois des quatre Évangiles ont d’abord été
écrits en araméen ou en hébreu, justement, même si nous avons perdu l’essentiel
de cet original.
Ses arguments selon lesquels le texte grec dont nous
disposons accentue indûment la formule originale araméenne sont convaincants d’un
point de vue linguistique. N’étant pas un spécialiste de l’araméen, je suis d’ailleurs
évidemment bien incapable de les discuter. Mais ce n’est pas le plan sur lequel
je situe mon questionnement, car il me semble que ce n’est pas l’essentiel.
L’essentiel, c’est que l’hypothèse de Carmignac, si elle est crédible, n’en est
pas moins une simple hypothèse. Or, sommes-nous bien sûrs de vouloir changer
une prière aussi fondamentale, aussi centrale dans la vie d’un chrétien que le
Notre Père sur une base finalement aussi discutable ? Si on avait la
moindre trace concrète de cette prière araméenne originale, pourquoi pas ;
mais nous n’avons qu’un raisonnement linguistique.
Ce serait peut-être assez s’il s’agissait d’une discussion
purement académique. Mais est-ce suffisant pour changer les paroles de ce cœur
de la vie de prière chrétienne ? Pour cela, il faudrait être sûr que le
sens de l’ancienne traduction du Notre
Père était, clairement et indubitablement, erroné et inacceptable.
Intuitivement, on a effectivement tendance à se dire que Dieu ne nous tente
pas, puisque cela reviendrait à nous pousser vers le mal, ce qu’Il ne peut
vouloir. Pourtant, les choses ne sont pas si simples, et nous avons sans doute
intérêt à nous méfier de nos intuitions en la matière. Je ne prétends
aucunement trancher de manière définitive cette vaste question, mais il est
possible d’avancer deux pistes de réflexion.
Première piste : est-il vraiment impossible que Dieu
veuille que nous soyons tentés ? Alphonse de Liguori, reconnu comme saint
et docteur de l’Église, affirme explicitement le contraire dans De la conformité à la volonté de Dieu :
« Si Dieu veut ou permet que nous soyons tentés […] nous ne devons pas
nous plaindre, mais en cela encore, nous résigner au vouloir divin. »
Bien sûr, ce n’est pas moi qui vais vous dire que c’est vrai
parce qu’un saint docteur de l’Église l’a dit. Cela suffit en revanche pour ne
pas balayer cette idée comme un évident blasphème. Après tout, il n’est pas
très difficile d’imaginer des raisons qui feraient que Dieu voudrait que nous
fussions tentés ; celui qui est tenté a du mal une connaissance plus
intime, plus profonde, plus exacte ; et s’il fait le bon choix, il n’en
est que plus méritant. Quel mérite y a-t-il à ne pas se goinfrer de gâteau au
chocolat pour qui n’aime pas le chocolat ? C’est d’ailleurs ce que dit
encore Alphonse de Liguori :
« Ce ne sont pas
les tentations, mais le consentement à la tentation, qui fait perdre la grâce
divine. Les tentations, quand nous les repoussons, nous maintiennent dans une
plus grande humilité, nous valent plus de mérites, et nous font recourir plus
souvent à Dieu : ainsi nous éloignent-elles de l’offenser, et elles nous
unissent davantage à son saint amour. » Pour Alphonse de Liguori, la
tentation n’est donc même pas neutre : elle est une bonne chose en ce
qu’elle nous rapproche de Dieu.
Seconde piste : la phrase incriminée du Notre Père ne pourrait-elle pas avoir
une autre signification ? Après tout, nombre de chrétiens s’esbignent à
trouver à certains passages de la Bible, pour les sauver, les interprétations
les plus farfelues, les plus contraires à la lettre du texte. On fait bien dire
au Lévitique que l’esclavage est une abomination et à Paul de Tarse qu’hommes
et femmes sont égaux ! Pour une fois, ne serait-il pas justifié, pour un
texte aussi fondamental, de se creuser un peu la tête ?
C’est par exemple ce qu’a fait J.R.R. Tolkien, qui n’était
pas seulement l’auteur du Seigneur des
Anneaux, mais aussi un chrétien et catholique convaincu, par ailleurs
parfait latiniste et helléniste, grand philologue et polyglotte. Dans sa lettre
n°181 à Michael Straight, datée de 1956, il évoque une hypothèse :
« “Ne nous soumets pas à la tentation” est la prière la plus
difficile et la moins considérée. L’idée […] est que, bien que chaque événement
ou chaque situation ait (au moins) deux aspects – l’Histoire et le
développement d’un individu […], et l’Histoire du monde […], il existe
toutefois des situations anormales dans lesquelles on peut se retrouver. Des
situations “sacrificielles”, […] i.e. des cas où le “bien” du monde dépend du
comportement d’un individu dans des circonstances qui exigent de lui souffrance
et endurance bien au-delà de ce qui est normal ; et même, ce qui peut
arriver (ou semble arriver, en termes humains), exigent une force du corps et
de l’esprit qu’il ne possède pas : il est, en un sens, voué à l’échec,
voué à succomber à la tentation ou à être brisé par la pression par la pression
exercée contre sa “volonté” : c’est-à-dire contre le choix qu’il pourrait
ou voudrait faire s’il était non entravé et non sous la contrainte. »
Ici, la phrase « Ne nous fais pas entrer en
tentation » masque donc un sous-entendu : « Ne nous fais pas
entrer dans une tentation trop grande pour nous », « Ne nous fais pas
entrer dans une situation sacrificielle ». La demande est pleinement
légitime : d’une part parce que le Père a placé le Fils dans une telle
situation sacrificielle (ce qui démontre que la chose est possible), d’autre
part parce que le Fils a demandé que cette situation sacrificielle lui soit
épargnée (tout en ajoutant : « Que ta volonté soit faite. »). Ce
n’est qu’une interprétation parmi d’autres possibles, mais elle suffit à
montrer que le sens de l’ancienne formule du Notre Père n’était pas forcément
une absurdité hérétique, loin de là.
Pour terminer, remarquons que c’est encore un débat très
français. Les anglo-saxons disent « Do
not lead us into temptation », les germanophones « Führe uns
nicht in Versuchung » : dans les deux cas, le sens est exactement le
même que celui de notre ancienne traduction, et personne n’en fait un scandale.
Et voilà pourquoi, avec le « Ne nous fais pas entrer en
tentation » auquel j’essaye de passer, je vais probablement rester une
petite voix discordante dans l’église. J’ai l’habitude.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire