Ceux qui me lisent un peu régulièrement savent que je ne
goûte guère l’exercice démocratique du pouvoir. Jusqu’à présent, cette campagne
présidentielle a confirmé mes idées avec une ténacité tout à fait remarquable. Passons
sur la vaste prostitution des candidats et des partis, sur le racolage éhonté auquel
ils se livrent pour séduire leur électorat, de bain de foule en foire agricole,
de meeting en tapis de promesses : ça, on y est habitué à chaque fois qu’il
y a élection. Mais le niveau est quand même, cette fois-ci, spécialement bas :
les uns ont selon toute vraisemblance piqué dans la caisse, un philosophe poste
des tweets pour juger un candidat sur ses tenues vestimentaires, les sondages,
plus incertains que jamais, ont plus d’importance que jamais ; bref, on
nage en pleine société du spectacle, en pleine démocratie d’opinion. En plein
délire. Ô tristesse d’avoir raison quand on dit que les choses vont mal.
Il va de soi qu’aucun des candidats ne représente, de près
de ou de loin, les idées qui sont les miennes. Peu d’entre eux ont conscience
que les deux grands enjeux de notre époque, les deux grandes manifestations de
la Crise que nous traversons, sont la crise écologique d’abord, les inégalités
ensuite. Et aucun, à mon sens, n’a de réelle compréhension de ces phénomènes,
puisque aucun n’a pensé la Technique et donc compris le rôle qu’elle joue dans cette
Crise. Par conséquent, aucun n’a de solution pour nous en sortir. Ce qu’ils
proposent, tous, est voué à l’échec.
Cela dit, il n’en reste pas moins qu’un d’entre ces onze
sera notre prochain président, et que certains sont clairement plus dangereux
que d’autres. Ceux qui s’imaginent que de toute façon rien ne changera, qu’ils
ont les mains liées, que de toute manière c’est bonnet blanc et blanc bonnet n’ont
pas complètement tort, mais ils n’ont pas non plus complètement raison. Un
président de la République française a tout de même suffisamment de pouvoir
pour faire beaucoup de mal, ou au contraire pour freiner les processus en
cours. Le choix de l’abstention, pour tentant et compréhensible qu’il soit étant
donné l’état de la vie politique, me semble donc à tout le moins dangereux.
Traditionnellement, on considère qu’au premier tour, on
choisit, et qu’au second tour, on élimine. En réalité, il y a belle lurette que
les choses ne se passent plus ainsi. Quand plus de deux candidats ont des chances
réelles d’accéder au second tour, il faut éliminer dès le premier. C’est d’autant
plus vrai quand, de toute manière, aucun candidat n’offre de réelle solution,
puisque alors aucun candidat ne peut être l’objet d’un choix, sauf du choix du
moins mauvais – ce qui est précisément une autre manière de dire qu’on élimine
tous les autres.
De ce point de vue, deux candidats, parmi ceux qui ont des
chances de l’emporter, doivent à l’évidence être éliminés.
La première est naturellement Marine Le Pen. J’ai à peine
besoin d’expliquer pourquoi. Cela tient d’abord à son programme, bien sûr. Économiquement,
il est très dangereux. Sur la question migratoire, non seulement il abandonne
toute forme d’altruisme, de solidarité et de générosité, valeurs pourtant constitutives
de notre identité ; mais il est même redoutable pour nous à long terme,
car si nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde chez nous, la
refouler entièrement ne peut, à moyen terme, que générer plus de rancœurs, plus
de colère, donc plus d’agressivité envers nous et plus de terrorisme.
Socialement enfin, il est régressif : rappelons que Marine Le Pen est la
seule candidate à avoir promis la fin de la loi Taubira, entre autres multiples
exemples.
Mais plus encore que dans son programme, le danger Le Pen
tient dans sa personnalité. Si on regarde strictement ce qui est écrit dans le
programme, en effet, je suis plus proche du sien que de celui de Fillon ou de
Macron, par exemple. Le problème, c’est que Marine Le Pen avance masquée. Personne,
je pense, ne sait vraiment qui elle est, ni ce qu’elle ferait si elle arrivait
finalement à l’Élysée. Pour reprendre l’exemple de la loi Taubira, je ne suis
pas du tout sûr qu’elle tiendrait sa promesse. Inversement, je la crois tout à
fait capable de rétablir la peine de mort, alors que ça ne figure pas dans son
programme, par exemple en faisant usage du référendum[1].
Le second candidat à éliminer absolument est François
Fillon. Non pas que son programme soit spécialement problématique – je
veux dire par là qu’il est absolument et intégralement merdique, mais pas vraiment
plus que celui de Macron, par exemple. Le problème de Fillon, par rapport aux
autres candidats de la droite conservatrice[2],
c’est qu’il représente la frange la plus socialement réactionnaire de ce
courant. Fillon, c’est le candidat de Sens Commun, de la Manif pour Tous et de
tous les groupes du même tonneau. Ce sont eux qui ont poussé sa victoire à la
primaire et le tiennent à bout de bras depuis – le rôle de Sens Commun dans la
réussite du meeting du Trocadéro, celui qui a tout changé pour lui, n’est plus
un secret pour personne.
S’il doit être éliminé, c’est donc d’abord parce que sa
victoire représenterait un énorme tremplin pour cette frange réactionnaire de
la société : il pourrait essayer de tenir sa promesse d’une interdiction
de l’adoption pour les couples homosexuels, le risque serait donc grand de voir
l’homophobie s’assumer, s’afficher et se décomplexer, et donc les agressions
homophobes augmenter[3].
Mais c’est aussi pour une autre raison : pour dégoûter pour de bon la
droite de redonner du poids à ce genre de courant. Que Fillon prenne une bonne
claque électorale et qu’on arrive avec Macron président, et la droite se
sentira volée d’une élection qu’elle pensait gagnée d’avance ; on peut être
sûr alors que la prochaine fois, elle jouera la sécurité et adoubera quelqu’un de
plus consensuel – donc de plus centriste.
Une dernière chose : je précise que, si je considère
que Fillon et Le Pen doivent tous les deux être éliminés, et à n’importe quel
prix, je ne les mets pas sur le même plan : Le Pen est clairement plus
dangereuse que Fillon.
Bon. C’est bien joli, tout ça, mais une fois qu’on a dit quels
candidats on voulait éliminer, reste à savoir comment le faire. Pendant un bon
bout de temps, ça m’a semblé clair : je voyais se rejouer sous nos yeux le
scénario de 2007. Cette année-là, seuls trois candidats avaient une chance
réelle de passer la barre du premier tour : Sarkozy, Royal et Bayrou. Il
était évident qu’il fallait éliminer Sarkozy à tout prix : n’importe qui
avec un brin de jugeote pouvait comprendre à quel point son quinquennat serait
violent – là-dessus, il ne nous a pas déçus. Or, Royal ne pouvait pas le battre
au second tour ; inversement, Bayrou était quasiment assuré de le faire.
Il fallait donc faire passer à Bayrou le cap du premier tour en votant pour lui
à ce moment-là – ce que j’ai fait.
Dix ans plus tard, j’avais bien l’impression qu’on rejouait
le même scénario. Fillon semblait assuré d’être le prochain président ; un
seul candidat le menaçait sérieusement, Emmanuel Macron. Il me semblait donc
logique de voter pour lui dès le premier tour, non pas que je me sente la
moindre affinité avec le personnage, ses idées ou son programme, mais
simplement parce qu’il était le seul à même d’éliminer un candidat qu’il nous
fallait absolument éliminer.
Seulement, les dernières semaines ont rebattu les cartes.
Trois candidats peuvent toujours, sans aucun doute possible, se qualifier pour
le second tour : Le Pen, Macron, Fillon. Mais ils sont talonnés par un
quatrième, Mélenchon. Pour être honnête, je ne crois pas à ses chances de
réussir son pari et de finir deuxième ; mais il est globalement dans la
course. Par ailleurs, l’avance de Macron sur Fillon, même si elle reste bien
modeste eu égard à la grande incertitude de ceux qui se déclarent prêts à voter
pour lui, reste probablement suffisante pour que je me dise qu’il peut se
passer de ma voix.
Se pose également la question du second tour, et là, les
inconnues se multiplient de manière dramatique. Je suis prêt à parier que
Marine Le Pen y sera : c’est donc elle qu’il faut songer à éliminer en
priorité. Mais qui est le mieux à même de le faire ? Tous le prétendent,
mais bien malin qui pourrait vraiment le dire. Les sondages la donnent perdante,
assez nettement, contre tous ; on pourrait donc se dire qu’il n’y a pas de
souci à se faire. Mais moi, je m’en fais, du souci.
Le Pen contre Fillon ? La droite dure contre l’extrême-droite :
beaucoup, beaucoup de gens, et moi le premier, seraient tellement écœurés qu’ils
ne se déplaceraient même pas pour voter. Bien sûr, Fillon bénéficierait d’un
report de voix de la part de ceux qui voudraient à tout prix barrer la route au
FN ; mais inversement, Le Pen pourrait bénéficier du soutien d’une masse populaire
décidée à faire tomber en Fillon un des principaux représentants des affaires
et des élites. D’ailleurs, Fillon n’est donné dans les sondages gagnant qu’à
55% : le plus mauvais score des candidats testés.
Le Pen contre Macron ? On se dit que Macron
rassemblerait une bonne partie de la gauche et la droite conservatrice ;
mais pour un ancien banquier, partisan beaucoup plus assumé que Fillon de l’Union
européenne et de la mondialisation, l’effet anti-Système jouerait autant que
pour lui, peut-être même plus. Ça pue le duel Trump-Clinton.
Le Pen contre Mélenchon ? Là encore, les sondages
donnent Mélenchon gagnant, à 57% (à peine plus haut que Fillon, notons bien).
Perso, je n’y crois pas. Je suis persuadé que les conservateurs de droite comme
de « gauche » seraient à peu près aussi effrayés par l’un que par l’autre,
et qu’une bonne partie de la droite voterait Le Pen bien plus facilement qu’une
partie de la gauche ne voterait Mélenchon.
Impossible donc de se déterminer sur celui qui serait le
mieux à même de battre Le Pen. Et pour Fillon, c’est à peu près la même chose :
de toute manière, je ne l’imagine au second tour que face à Le Pen.
J’ai donc été placé devant ce choix difficile : jouer
la sécurité en votant Macron, pour être sûr d’éliminer Fillon ; ou voter
au moins loin de mes convictions et opter pour Mélenchon. J’ai finalement
choisi la seconde option.
Je veux tout d’abord dire que j’ai longtemps hésité, et que
je respecte tout à fait ceux qui feront le choix inverse. Je les remercie, même,
puisque ce n’est que grâce à eux que, en fin de compte, j’ai un petit espoir
que nous n’ayons ni Fillon, ni Le Pen au pouvoir. Si, pour ma part, je voterai
Mélenchon dimanche prochain, c’est pour trois raisons.
La première, je l’ai déjà donnée : Macron me semble
disposer d’une avance sur Fillon faible, mais probablement suffisante pour l’emporter.
En ne votant pas pour lui, je sais que je prends un risque, mais c’est un
risque calculé.
La seconde, c’est que, même si je n’y crois pas une seule
seconde, il y a, pour la première fois depuis longtemps, une toute, toute
petite chance pour qu’une gauche véritable emporte la présidentielle. Ça vaut
la peine de mettre toutes les voix dans la balance.
La troisième, et la plus importante, c’est qu’il est urgent
que nous recomposions notre paysage politique. Or, un score élevé de Mélenchon
serait le meilleur moyen d’y parvenir. Le PS pourrait enfin éclater, comme je
dis qu’il finira par le faire depuis plus de dix ans, et comme je l’y appelaisencore récemment, et acter le divorce entre la vraie gauche et la social-démocratie
ou le social-libéralisme. En cas, souhaitable, de victoire de Macron, les
conservateurs de l’aile droite du PS et de la droite dite « modérée »
pourraient se regrouper autour d’un pivot centriste (en fait de droite, mais
molle, c’est moins pire) ; ceux qui, à droite, ne seraient pas contents,
pourraient aller tranquillement au FN, ou vivoter sans rejoindre aucun camp, en
devenant groupusculaires. En cas de victoire de Fillon, ce serait moins clair,
mais au moins le PS aurait quand même enfin fini de crever et on s’en porterait
tous déjà mieux.
Allez, vivement dimanche, qu’on en finisse. Ça commence à
vraiment trop puer.
[1]
Une autre belle bêtise qu’elle développe, ça : donner plus de pouvoir au
peuple en recourant massivement au référendum. De son point de vue, c’est très
intelligent, évidemment : elle sait bien que, dans sa majorité, le peuple
sera en effet de son côté sur bien des sujets. Elle peut donc se permettre de
se donner une image démocratique à peu de frais.
[2]
Par « conservatrice », j’entends « qui veut conserver
globalement le Système actuel » ; la droite conservatrice inclut donc
Emmanuel Macron.
[3]
C’est ce qui s’est passé aux États-Unis suite à l’élection de Donald Trump. L’hypothèse
n’a donc rien d’invraisemblable.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerSalut Sourya !
SupprimerJe ne sais pas pourquoi tu as effacé ton commentaire, mais en tout cas j'étais bien d'accord avec une des choses que tu disais : c'est que l'état de déliquescence de notre vie politique rend toujours plus nécessaire, toujours plus évidente, toujours plus urgente la mise en place de solutions alternatives à côté du Système. C'est ce qu'on essaye de faire à Tol Ardor : tu es bien placé pour le savoir. ;-)
Bises !
M.