mercredi 26 avril 2017

Face au cancer

Tu as bien raison, otorno : la guerre est déclarée. Contre le cancer, la guerre est déclarée. Mais c’est une guerre si peu ordinaire. Une guerre dans laquelle nous ne nous battons pas vraiment, parce que nous ne savons pas, parce que nous ne pouvons pas nous battre ; une guerre dans laquelle nous ne pouvons qu’accompagner de nos prières et de notre soutien l’unique soldat de l’armée, cette personne que nous aimons tant et qui se bat en n’ayant comme arme que sa volonté de vivre ; une guerre dans laquelle nous nous remettons à peu près entièrement aux médecins, c’est-à-dire aux généraux qui, à l’arrière et eux-mêmes à l’abri du danger, dirigent de loin l’offensive.

Une guerre aussi contre un ennemi invisible, insaisissable, qu’on ne comprend pas. Car c’est l’incompréhension qui domine. Pourquoi ai-je tout, absolument tout ce qui fait un homme heureux, quand mon prochain, mon ami, mon frère est ainsi frappé ? Pourquoi suis-je entièrement épargné quand d’autres sont entièrement éprouvés ?

Le Christ apporte une réponse qui n’en est pas vraiment une : Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes[1] ». C’est surtout aux élites de la société juive de Son temps qu’Il s’adresse, élites qui croyaient qu’une vie heureuse était la récompense du respect des commandements de Dieu, tandis que les souffrances sur Terre venaient sanctionner les fautes de ceux qui les enduraient ou de leurs pères. Le Christ nous apprend qu’il n’en est pas ainsi, que Dieu est Amour et qu’Il ne punit pas ; mais ce faisant, il laisse entier le mystère de la chance, dont on mesure souvent mal à quel point elle est décisive dans le déroulement de nos vies. Parfois on a l’impression que le malheur s’accumule sur une seule tête et « qu’il pleut toujours sur les plus mouillés ». Parfois on voit des gens au sommet du bonheur sombrer d’un coup dans un abîme de souffrance. Et à côté de cela, certains semblent avoir toutes les chances.

Au-delà de la répartition extraordinairement inégale de la chance et de la malchance, l’autre problème que pose le cancer est celui de l’existence même du mal. Pourquoi une chose pareille est-elle permise ? Sans même se demander pourquoi elle frappe les uns plutôt que les autres, comment une telle horreur est-elle tout simplement possible ?

Face à cette question, le chrétien se trouve soumis à trois tentations. La première consiste à se débarrasser du problème en affirmant qu’il s’agit d’un mystère, donc par définition inaccessible à la raison humaine, et qu’il est donc inutile et vain d’y réfléchir ou de chercher à y répondre. De fait, il y a des choses qui dépassent les limites de la raison humaine ; mais c’est une solution à laquelle il ne faut recourir qu’en cas d’absolue nécessité, après avoir évacué toutes les autres possibilités.

La deuxième tentation consiste à se réfugier dans un dolorisme qui voudrait faire accepter la souffrance : après tout, Jésus Lui-même n’a-t-Il pas enduré les pires souffrances sur la Croix ? Ne les a-t-Il pas acceptées sans chercher à les fuir ? Le chrétien étant appelé à imiter le Christ, on peut être tenté par une forme de quiétisme, de résignation face au malheur.

Beaucoup de penseurs chrétiens ont poussé très loin cette attitude. Au Moyen-âge, Jean Tauler écrit qu’il « faut […] toujours [que l’homme] souffre, il faut qu’il soit chargé d’une croix[2] ». Martial d’Étampes, au XVIIe siècle, pousse encore plus loin l’esprit de résignation et de fatalisme en prônant un accueil heureux de la souffrance : « nous devons recevoir toutes les peines et afflictions avec autant de dévotion que nous ferions pour une partie de la vraie croix […]. Toutes les souffrances […] sont à désirer pour nous unir à Dieu[3] ». À la même époque, Jean-Joseph Surin va dans le même sens quand il écrit que « la croix […] serait douce si l’on savait les biens et les douceurs qui s’y rencontrent[4] ». Toujours en ce siècle décidément doloriste, Étienne Binet lance aux malades chrétiens : « Souffrez gaiement ce que vous souffrez ! […] Les maladies […] sont les courriers ordinaires des faveurs du ciel[5] ». Et jusqu’au XXe siècle, où Dom Vital Lehodey dépeint un Dieu chirurgien qui amputerait ses malades : « Dieu […] nous enverra des contrariétés imprévues, […] une maladie qui nous mine : autant d’instruments avec lesquels il lie, il serre le membre gangrené, il le frappe au bon endroit, il coupe, il enfonce bien avant dans le vif. La nature pousse des cris, mais Dieu ne l’écoute pas[6] ».

On voit que les accusations de dolorisme auxquels le christianisme a dû faire face sont loin d’être complètement infondées. Pour ma part, je dois dire que ce christianisme me semble bien éloigné du mien, et que le Dieu dont parlent ces penseurs m’a l’air très différent de Celui en lequel je crois. Mais le piège de cette position à laquelle tant de penseurs chrétiens ont adhéré est évidemment qu’elle n’est pas entièrement fausse : les meilleurs mensonges sont ceux qui se basent sur un fondement vrai, les erreurs les plus crédibles sont celles qui sont construites sur une base de vérité.

Le vrai qu’il y a dans cette idée, c’est d’abord que toute souffrance n’est pas forcément mauvaise et contraire à la volonté de Dieu – un chagrin d’amour est une des pires souffrances qui soient, et pourtant ce n’est pas un mal – ; et ensuite que toute souffrance peut être pour celui qui l’endure l’occasion de se tourner vers Dieu ou de revenir à Lui. Mais ce n’est pas que toute souffrance soit bonne ; c’est simplement que tout, bonheur ou malheur, joie ou tristesse, devrait être l’occasion de se tourner vers Dieu.

Surtout, ce dolorisme oublie une vérité fondamentale : dans bien des cas, la souffrance est un mal, et donc contraire à la volonté divine. Faire profession d’accepter toutes les souffrances comme venant de Dieu, c’est donc tomber dans l’erreur qui consiste à croire que le mal vient de Dieu, alors qu’il en est la négation. En ce sens, quand la souffrance est un mal, quand elle est injuste, quand elle n’est pas de Dieu, la colère et la révolte contre elle sont plus que compréhensibles : elles sont justifiées, elles sont nécessaires, et c’est la résignation qui devient une faute. N’ayons donc pas honte de notre révolte : elle n’est pas le refus de l’homme de s’abandonner à la Volonté de Dieu ; elle est au contraire son indignation devant le fait que le Monde tel qu’il existe n’est pas conforme à cette Volonté. Il en va ainsi de notre révolte face au cancer, ou plus généralement face à la maladie, qui, n’en déplaise à Binet, n’est pas messagère du Seigneur.

Mais survient alors la troisième tentation : si le cancer et plus largement le mal ne viennent pas de Dieu, d’où viennent-ils ? Pourquoi Dieu les permet-Il ? Et s’Il semble ne pas entendre nos prières, s’Il ne nous préserve pas de ce mal, est-ce que c’est parce qu’Il est sourd ? De là à croire qu’après tout Il n’existe pas, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont franchi.

Commençons par dire qu’à cette question, il n’existe de véritable réponse que générale. « D’où vient le mal ? » est une question qui peut, dans une théologie chrétienne bien construite, trouver une réponse. Mais « Pourquoi le mal touche-t-il certaines personnes plus que d’autres ? » est bien plus complexe. La maladie frappe les uns et épargne les autres ; pourquoi ? Face à cette incompréhension, nous n’avons que la réponse, ou plutôt l’absence de réponse, du Christ sur la pluie qui tombe sur les justes et sur les injustes. Je crois, à la vérité, qu’il est possible d’aller un peu plus loin ; mais pas beaucoup plus loin tout de même, et même ce petit peu demanderait des développements que je n’ai pas la place de faire ici. Et tel quel, j’ai bien conscience que ce n’est guère satisfaisant pour celui qui est frappé.

Reste cependant la question générale de l’existence du mal et du cancer, question qui n’est pas non plus dénuée d’intérêt, et qui, elle, peut recevoir une réponse. Car en la matière, nous sommes bien prompts à mettre Dieu en question ; et pourtant, agissant ainsi, nous prenons le problème à l’envers. Car si le cancer ne vient ni de Dieu, ni de nulle part, il est de moins en moins difficile de savoir d’où il vient : il vient de nous. Je sais bien qu’il existait avant la révolution industrielle ; mais on ne peut plus nier que notre mode de vie favorise son développement. Pas seulement parce que nous vivons plus vieux que par le passé, mais aussi parce que notre mode de vie et les produits qui nous entourent et que nous côtoyons en permanence sont de plus en plus cancérigènes.

En accusant Dieu de ne pas nous protéger, de ne pas entendre nos prières, de nous soumettre au mal et à la souffrance de la maladie, nous nous déchargeons bien facilement sur Lui d’une faute qui est de notre responsabilité collective, et qu’aucune prudence individuelle ne peut venir compenser, car c’est l’environnement même dans lequel nous vivons qui est pollué. Et c’est cela qui est fou, extraordinaire : nous remettons Dieu et son Amour en question plus facilement que nos structures sociales.

Face au cancer, nous ne devons pas nous demander comment Dieu permet cela ; il faut nous demander comment nous, nous permettons cela. Comment nous permettons à des industriels d’inonder nos aliments, nos dentifrices, nos vêtements, pour leur seul profit, de produits qui nous tuent.

Je le redis : cette explication générale, pour vraie qu’elle soit, ne peut guère satisfaire, et moins encore consoler, celui qui se trouve frappé dans sa personne ou chez ses proches. C’est la limite de tout discours théorique général, philosophique ou théologique : il laisse bien souvent celui qui subit l’épreuve face à ses questions sans réponse (« Pourquoi moi ? ») et face à d’autres généralités pas forcément fausses, mais pas plus satisfaisantes non plus (« Les voies du Seigneur sont impénétrables »). Et sans autre refuge, à la fois fragile car plein de doutes, et fort comme la mort, que la prière.



[1] Évangile selon Matthieu, 5, 45.
[2] Jean Tauler, Sermon 60.
[3] Martial d’Étampes, Exercice des trois clous, IV, 5.
[4] Jean-Joseph Surin, Lettre 439.
[5] Étienne Binet, Consolation et réjouissance pour les maladies, chapitre 2, III.
[6] Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon, II, III-IV.

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