Tu as bien raison, otorno : la guerre est déclarée.
Contre le cancer, la guerre est déclarée. Mais c’est une guerre si peu
ordinaire. Une guerre dans laquelle nous ne nous battons pas vraiment, parce
que nous ne savons pas, parce que nous ne pouvons pas nous battre ; une
guerre dans laquelle nous ne pouvons qu’accompagner de nos prières et de notre
soutien l’unique soldat de l’armée, cette personne que nous aimons tant et qui
se bat en n’ayant comme arme que sa volonté de vivre ; une guerre dans
laquelle nous nous remettons à peu près entièrement aux médecins, c’est-à-dire
aux généraux qui, à l’arrière et eux-mêmes à l’abri du danger, dirigent de loin
l’offensive.
Une guerre aussi contre un ennemi invisible, insaisissable,
qu’on ne comprend pas. Car c’est l’incompréhension qui domine. Pourquoi ai-je
tout, absolument tout ce qui fait un homme heureux, quand mon prochain, mon
ami, mon frère est ainsi frappé ? Pourquoi suis-je entièrement épargné
quand d’autres sont entièrement éprouvés ?
Le Christ apporte une réponse qui n’en est pas vraiment
une : Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons,
et tomber la pluie sur les justes et les injustes[1] ».
C’est surtout aux élites de la société juive de Son temps qu’Il s’adresse,
élites qui croyaient qu’une vie heureuse était la récompense du respect des
commandements de Dieu, tandis que les souffrances sur Terre venaient
sanctionner les fautes de ceux qui les enduraient ou de leurs pères. Le Christ
nous apprend qu’il n’en est pas ainsi, que Dieu est Amour et qu’Il ne punit
pas ; mais ce faisant, il laisse entier le mystère de la chance, dont on
mesure souvent mal à quel point elle est décisive dans le déroulement de nos
vies. Parfois on a l’impression que le malheur s’accumule sur une seule tête et
« qu’il pleut toujours sur les plus mouillés ». Parfois on voit des
gens au sommet du bonheur sombrer d’un coup dans un abîme de souffrance. Et à
côté de cela, certains semblent avoir toutes les chances.
Au-delà de la répartition extraordinairement inégale de la
chance et de la malchance, l’autre problème que pose le cancer est celui de
l’existence même du mal. Pourquoi une chose pareille est-elle permise ?
Sans même se demander pourquoi elle frappe les uns plutôt que les autres,
comment une telle horreur est-elle tout simplement possible ?
Face à cette question, le chrétien se trouve soumis à trois
tentations. La première consiste à se débarrasser du problème en affirmant
qu’il s’agit d’un mystère, donc par définition inaccessible à la raison humaine,
et qu’il est donc inutile et vain d’y réfléchir ou de chercher à y répondre. De
fait, il y a des choses qui dépassent les limites de la raison humaine ;
mais c’est une solution à laquelle il ne faut recourir qu’en cas d’absolue
nécessité, après avoir évacué toutes les autres possibilités.
La deuxième tentation consiste à se réfugier dans un
dolorisme qui voudrait faire accepter la souffrance : après tout, Jésus
Lui-même n’a-t-Il pas enduré les pires souffrances sur la Croix ? Ne les
a-t-Il pas acceptées sans chercher à les fuir ? Le chrétien étant appelé à
imiter le Christ, on peut être tenté par une forme de quiétisme, de résignation
face au malheur.
Beaucoup de penseurs chrétiens ont poussé très loin cette
attitude. Au Moyen-âge, Jean Tauler écrit qu’il « faut […] toujours [que
l’homme] souffre, il faut qu’il soit chargé d’une croix[2] ».
Martial d’Étampes, au XVIIe siècle, pousse encore plus loin l’esprit
de résignation et de fatalisme en prônant un accueil heureux de la
souffrance : « nous devons recevoir toutes les peines et afflictions
avec autant de dévotion que nous ferions pour une partie de la vraie croix […].
Toutes les souffrances […] sont à désirer pour nous unir à Dieu[3] ».
À la même époque, Jean-Joseph Surin va dans le même sens quand il écrit que
« la croix […] serait douce si l’on savait les biens et les douceurs qui
s’y rencontrent[4] ».
Toujours en ce siècle décidément doloriste, Étienne Binet lance aux malades
chrétiens : « Souffrez gaiement ce que vous souffrez ! […] Les
maladies […] sont les courriers ordinaires des faveurs du ciel[5] ».
Et jusqu’au XXe siècle, où Dom Vital Lehodey dépeint un Dieu
chirurgien qui amputerait ses malades : « Dieu […] nous enverra des
contrariétés imprévues, […] une maladie qui nous mine : autant d’instruments
avec lesquels il lie, il serre le membre gangrené, il le frappe au bon endroit,
il coupe, il enfonce bien avant dans le vif. La nature pousse des cris, mais
Dieu ne l’écoute pas[6] ».
On voit que les accusations de dolorisme auxquels le
christianisme a dû faire face sont loin d’être complètement infondées. Pour ma
part, je dois dire que ce christianisme me semble bien éloigné du mien, et que
le Dieu dont parlent ces penseurs m’a l’air très différent de Celui en lequel
je crois. Mais le piège de cette position à laquelle tant de penseurs chrétiens
ont adhéré est évidemment qu’elle n’est pas entièrement fausse : les
meilleurs mensonges sont ceux qui se basent sur un fondement vrai, les erreurs
les plus crédibles sont celles qui sont construites sur une base de vérité.
Le vrai qu’il y a dans cette idée, c’est d’abord que toute
souffrance n’est pas forcément mauvaise et contraire à la volonté de Dieu – un
chagrin d’amour est une des pires souffrances qui soient, et pourtant ce n’est
pas un mal – ; et ensuite que toute souffrance peut être pour celui qui
l’endure l’occasion de se tourner vers Dieu ou de revenir à Lui. Mais ce n’est
pas que toute souffrance soit bonne ; c’est simplement que tout, bonheur ou malheur, joie ou
tristesse, devrait être l’occasion de se tourner vers Dieu.
Surtout, ce dolorisme oublie une vérité fondamentale :
dans bien des cas, la souffrance est un mal, et donc contraire à la volonté
divine. Faire profession d’accepter toutes les souffrances comme venant de
Dieu, c’est donc tomber dans l’erreur qui consiste à croire que le mal vient de
Dieu, alors qu’il en est la négation. En ce sens, quand la souffrance est un
mal, quand elle est injuste, quand elle n’est pas de Dieu, la colère et la
révolte contre elle sont plus que compréhensibles : elles sont justifiées,
elles sont nécessaires, et c’est la résignation qui devient une faute. N’ayons
donc pas honte de notre révolte : elle n’est pas le refus de l’homme de
s’abandonner à la Volonté de Dieu ; elle est au contraire son indignation
devant le fait que le Monde tel qu’il existe n’est pas conforme à cette
Volonté. Il en va ainsi de notre révolte face au cancer, ou plus généralement
face à la maladie, qui, n’en déplaise à Binet, n’est pas messagère du Seigneur.
Mais survient alors la troisième tentation : si le
cancer et plus largement le mal ne viennent pas de Dieu, d’où viennent-ils ?
Pourquoi Dieu les permet-Il ? Et s’Il semble ne pas entendre nos prières,
s’Il ne nous préserve pas de ce mal, est-ce que c’est parce qu’Il est
sourd ? De là à croire qu’après tout Il n’existe pas, il n’y a qu’un pas
que beaucoup ont franchi.
Commençons par dire qu’à cette question, il n’existe de
véritable réponse que générale. « D’où vient le mal ? » est une
question qui peut, dans une théologie chrétienne bien construite, trouver une
réponse. Mais « Pourquoi le mal touche-t-il certaines personnes plus que
d’autres ? » est bien plus complexe. La maladie frappe les uns et
épargne les autres ; pourquoi ? Face à cette incompréhension, nous
n’avons que la réponse, ou plutôt l’absence de réponse,
du Christ sur la pluie qui tombe sur les justes et sur les injustes. Je crois,
à la vérité, qu’il est possible d’aller un peu plus loin ; mais pas
beaucoup plus loin tout de même, et même ce petit peu demanderait des développements
que je n’ai pas la place de faire ici. Et tel quel, j’ai bien conscience que ce
n’est guère satisfaisant pour celui qui est frappé.
Reste cependant la question
générale de l’existence du mal et du cancer, question qui n’est pas non plus
dénuée d’intérêt, et qui, elle, peut recevoir une réponse. Car en la matière, nous
sommes bien prompts à mettre Dieu en question ; et pourtant, agissant
ainsi, nous prenons le problème à l’envers. Car si le cancer ne vient ni de
Dieu, ni de nulle part, il est de moins en moins difficile de savoir d’où il
vient : il vient de nous. Je sais bien qu’il existait avant la
révolution industrielle ; mais on ne peut plus nier que notre mode de vie
favorise son développement. Pas seulement parce que nous vivons plus vieux que par
le passé, mais aussi parce que notre mode de vie et les produits qui nous
entourent et que nous côtoyons en permanence sont de plus en plus cancérigènes.
En accusant Dieu de ne pas nous protéger, de ne pas entendre
nos prières, de nous soumettre au mal et à la souffrance de la maladie, nous
nous déchargeons bien facilement sur Lui d’une faute qui est de notre
responsabilité collective, et qu’aucune prudence individuelle ne peut venir
compenser, car c’est l’environnement même dans lequel nous vivons qui est
pollué. Et c’est cela qui est fou, extraordinaire : nous remettons Dieu et
son Amour en question plus facilement que nos structures sociales.
Face au cancer, nous ne devons pas nous demander comment
Dieu permet cela ; il faut nous demander comment nous, nous permettons
cela. Comment nous permettons à des industriels d’inonder nos aliments, nos
dentifrices, nos vêtements, pour leur seul profit, de produits qui nous tuent.
Je le redis : cette explication générale, pour vraie
qu’elle soit, ne peut guère satisfaire, et moins encore consoler, celui qui se
trouve frappé dans sa personne ou chez ses proches. C’est la limite de tout
discours théorique général, philosophique ou
théologique : il laisse bien souvent celui qui subit l’épreuve face à ses
questions sans réponse (« Pourquoi moi ? ») et face à d’autres
généralités pas forcément fausses, mais pas plus satisfaisantes non plus
(« Les voies du Seigneur sont impénétrables »). Et sans autre refuge,
à la fois fragile car plein de doutes, et fort comme la mort, que la prière.
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