Le déclin du nombre de prêtres dans l’Église catholique en
Europe occidentale est une réalité que plus personne ne songe à nier. Il pose
en particulier problème dans les campagnes. Alors que dans les grandes villes,
on a souvent un prêtre par paroisse, voire davantage, en milieu rural, il n’est
pas rare qu’un seul prêtre doive gérer entre une dizaine et une cinquantaine de
clochers, parfois plus encore. Ne pouvant évidemment célébrer chaque dimanche
une messe dans chacune d’entre elles, la « solution » mise en œuvre
consiste généralement en un roulement : chaque village accueille une messe
une fois toutes les quatre, cinq, six semaines, parfois moins ; dans
certains cas, le village le plus important a la chance de bénéficier d’une
messe chaque dimanche en plus de la messe itinérante.
Cette situation est évidemment douloureuse pour les fidèles,
souvent âgés, qu’elle décourage parfois. Il n’est pas évident, et parfois même
pas possible, de prendre une voiture chaque dimanche pour aller à la messe, et
les transports en commun sont rares, à la campagne. Beaucoup cessent donc tout
simplement d’y aller ; cela peut sembler peu de choses, mais au-delà de la
souffrance religieuse qu’ils peuvent en ressentir, pour des ruraux âgés et
souvent isolés, la messe était une des rares occasions de sociabilité. On ne
peut pas rester indifférent face à sa disparition.
Mais il faut également souligner qu’il s’agit là d’un drame
pour l’Église elle-même, pour le christianisme et la vision du monde dont il
est porteur. Les gens savent généralement assez peu que, si la vision
chrétienne du monde et la culture chrétienne se sont imposées en Europe au
Moyen-âge, c’est en grande partie parce que l’Église a su mailler le continent
d’un réseau serré de paroisses dont les prêtres encadraient donc finement la
population. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne
cherche nullement à retrouver la chrétienté médiévale, que je n’idéalise pas.
Mais je tiens, en revanche, à ce que ce qu’apporte le christianisme au monde ne
disparaisse pas ; et pour cela, il est nécessaire qu’il continue de
disposer d’une Église visible. Or, dans les campagnes françaises, force est de
constater que c’est de moins en moins le cas.
Le « roulement » déjà évoqué ne peut donc être au
mieux qu’un palliatif ; et trouver des solutions réelles et satisfaisantes
à cette crise grave nécessite de réfléchir à ce qu’est un prêtre, à ce qui fait
un prêtre, et à son rôle, sa mission, sa nécessité dans une paroisse.
Première solution envisagée : remplacer la messe par
une célébration de la Parole seule. En droit canonique actuel, rien n’empêche
les fidèles d’une paroisse de se retrouver le dimanche, même sans prêtre, pour
lire ou pour commenter des textes issus de la Bible, du Magistère, ou même tout
texte qu’ils trouveraient inspiré ou inspirant.
Est-ce suffisant ? À mon sens, absolument pas. Je crois
que l’Eucharistie est ou devrait être au cœur de la vie d’un chrétien, plus
encore que la lecture des textes sacrés ou inspirés. Je ne veux rien enlever à
leur importance dans la spiritualité et la vie d’un fidèle, mais je ne peux pas
faire mien l’enseignement de l’Église à leur sujet. Si je crois que beaucoup de
textes bibliques ont été inspirés par Dieu, je crois qu’ils ont tout de même
été couchés sur le papier par des hommes toujours imparfaitement à l’écoute de
Sa parole ; et je crois aussi que certains passages bibliques – ceux qui
justifient la domination des hommes sur les femmes, ceux qui alignent les
condamnations à mort, souvent pour pas grand-chose, ceux qui condamnent
l’homosexualité – n’ont même pas été inspirés par Dieu.
Je ne peux donc pas approuver l’idée que la Bible serait
intégralement « Parole de Dieu » ou que Dieu serait « l’Auteur
de l’Écriture Sainte[1] » ;
et je ne crois pas que l’Église puisse longtemps faire l’économie d’une
réflexion renouvelée sur le statut de la Bible et de ses différentes parties.
Mais qu’on approuve ou non cette position, je crois que nous pouvons au moins
nous mettre d’accord sur le fait qu’il faut établir une hiérarchie, et qu’au
sommet de cette hiérarchie se trouve la communion eucharistique ; tout
simplement parce qu’à la veille de Sa mort, Jésus n’a pas fait la lecture à Ses
disciples. Il leur a distribué Son Corps et Son Sang sous la forme du pain et
du vin.
Acceptant ce présupposé et donc cette insuffisance de
célébrations de la seule Parole, de nombreuses paroisses ont mis en place une
deuxième solution baptisée « assemblées dominicales en l’absence de
prêtre » – ou « en attente de prêtre », on peut dire les deux :
les fameuses ADAP. Ces célébrations suivent de très près le déroulement de la
messe, mais elles ne comportent ni prière eucharistique, ni consécration ;
les fidèles communient aux hosties consacrées ailleurs et avant lors d’une
messe véritable.
Cette solution est en apparence séduisante, puisqu’elle
permet à la fois la perpétuation d’une vie ecclésiale réelle à l’échelle locale
et la communion eucharistique des fidèles. Pourtant, à mon sens, elle n’est pas
beaucoup plus satisfaisante que les célébrations de la seule parole. D’abord
parce qu’elles posent une question de légitimité. Qui peut légitimement
convoquer une ADAP ? Qui l’organise, la préside, la conduit ? Avec
quelle formation ? Selon quel mandat, pour combien de temps, avec quelle
évaluation, quelles possibilités de révocation ?
Ensuite, et surtout, parce que je crois que les ADAP se
fondent sur une conception fausse de l’Eucharistie : celle d’une sorte de
marchandise qu’on pourrait, en quelque sorte, produire à un endroit, puis exporter
et consommer à un autre via un réseau
de distribution. Je caricature ? À peine. Là encore, je ne dis pas que ce
soit strictement impossible ou invalide, mais il ne peut s’agir que d’un
palliatif, et encore qui ne devrait jamais s’installer dans la durée. Croire le
contraire, c’est couper le lien entre celui qui consacre le pain et le vin et
la communauté qui communie.
Or, ce lien est absolument essentiel. L’hostie consacrée
l’est pour une communauté précise, vivante, incarnée ; elle ne l’est pas
de manière vague et générale, « fait pour servir et valoir ce que de
droit ». L’avenir est-il à des hosties consacrées dans deux ou trois
villes par département rural, puis expédiées aux quatre coins de chacun d’entre
eux pour être consommées par des assemblées de fidèles qui ne sauront rien du
prêtre qui les aura consacrées, pas plus que lui ne saura rien de ceux qui
communieront au pain et au vin qu’il aura consacrés ? Je ne le crois pas,
et surtout j’espère que non. L’Église, me semble-t-il, y perdrait encore un peu
plus de son âme et de son humanité, pour devenir encore un peu plus une machine
administrative à distribuer des sacrements – ce n’est déjà que trop sa pente et
sa tentation.
Il me semble donc d’une part que la communion eucharistique
est indispensable à la sanctification du dimanche par les chrétiens, et d’autre
part que la consécration en présence de ceux qui vont communier est
indispensable à une pleine et entière communion eucharistique. Toute autre
solution ne peut être qu’un palliatif très provisoire. Partant de là, on ne
peut plus échapper à la question de savoir qui peut consacrer le pain et le vin
pour qu’ils deviennent le Corps et le Sang du Christ.
J’ai évidemment conscience de poser là une question qui,
pour beaucoup de catholiques, est extrêmement polémique, voire franchement
choquante. Nous avons été habitués à penser que seul un prêtre validement
ordonné par un évêque lui-même validement ordonné[2]
pouvait efficacement prononcer la formule de consécration. Et je suis en partie
d’accord : oui, l’ordination est un sacrement, et oui, seul celui qui a
reçu ce sacrement peut consacrer le pain et le vin pour en faire le Corps et le
Sang du Christ. Prétendre le contraire, ce serait, au fond, renoncer au
sacrement de l’ordre, et in fine à la
nécessité et à la spécificité de la mission du prêtre. Cela, je ne suis pas
prêt à faire.
Mais il faut aussi reconnaître l’existence de cas extrêmes. On
peut faire un parallèle avec d’autres sacrements : l’Église elle-même,
après tout, reconnaît qu’en cas de nécessité, n’importe qui peut baptiser, même
s’il n’est pas baptisé lui-même[3].
Pourquoi ne pourrait-il pas en aller de même pour l’Eucharistie ? On peut également
penser aux temps de persécutions : quand il n’y a tout simplement plus de
prêtres ordonnés, ou quand ils ne sont plus accessibles, les chrétiens
peuvent-ils se contenter de ne plus communier et d’attendre des temps
meilleurs ? Ou bien ne devons-nous pas admettre que des temps
exceptionnels appellent des mesures exceptionnelles ? Je sais bien que
nous ne vivons pas un temps de persécution ; mais le manque de prêtres à
certains endroits est tel que les choses, de ce point de vue, ne sont
finalement plus si différentes. Des mesures exceptionnelles me semblent donc de
rigueur.
La première évidence est qu’il faut élargir les possibilités
d’accès à la prêtrise. Aujourd’hui, l’Église est, à l’inverse, dans un
mouvement mortifère de restriction de ces conditions d’accès. Qu’on considère
par exemple l’interdiction, totalement absurde, injustifiée et injustifiable,
faite à ceux qui « présentent des tendances homosexuelles profondément
enracinées » de devenir prêtres ! Si, de toute manière, ils sont
appelés au célibat, qu’est-ce que ça peut bien changer, qu’ils soient homo- ou
hétérosexuels ?
Il faut donc renverser la tendance, et l’Église doit
repenser en profondeur la prêtrise et l’ouvrir aux homosexuels bien sûr, mais
aussi aux femmes et aux personnes mariées. Elle doit également autoriser les
prêtres à se marier après leur ordination. Enfin, elle doit laisser les prêtres
exercer un travail, un métier en plus de leur vocation sacerdotale. Cette
révolution n’a pas seulement pour but d’augmenter le nombre de prêtres – en
soi, même utile, cet objectif ne la justifierait pas. Elle constitue avant tout
une mesure de justice et de bon sens. Ce n’est pas l’objet de ce billet, et
cela mériterait de longs développements, mais aucune des interdictions qu’elle
briserait ne résiste à une argumentation un tant soit peu poussée.
Il existe des signes encourageants. L’Église, déjà, fait
quelques pas timides dans la bonne direction. Ainsi, on parle de plus en plus
de la possible ordination de viri probati,
des hommes qui auraient fait la preuve de leur capacité à exercer le ministère
des prêtres dans certaines situations. De la même manière, on envisage souvent
d’augmenter le nombre de diacres. Ce sont de bonnes idées, mais je doute qu’elles
suffisent. D’abord parce que les conditions à remplir pour devenir diacre ou vir probatus seront sans doute toujours trop
étroites. Ainsi, le pape François a fait un pas timide en direction du diaconat
féminin en proposant d’instituer une commission chargée d’étudier l’existence
de diaconesses dans le passé de l’Église, mais rien de concret n’a encore été
accompli. Ensuite parce que cela imposerait de toute manière une redéfinition
de leur mission : si les diacres ou les viri probati n’ont pas le pouvoir de consacrer l’eucharistie, le
cœur du problème ne sera pas résolu.
Même si cela peut sembler sacrilège à certains, il est donc
nécessaire d’aller plus loin encore. Ainsi, même en admettant la nécessité pour
le prêtre d’être ordonné, l’est-il nécessairement par l’évêque, ou par l’évêque
en premier ? N’est-il pas possible d’envisager que, dans certains cas
extrêmes, et pour des raisons qui peuvent être diverses, une communauté de
fidèles désigne elle-même le prêtre dont elle a besoin, et que cette personne
soit, dans un second temps, confirmée et investie par l’évêque ? Je ne
prétends pas avoir de réponse définitive ; mais je crois que ce sont des
questions que nous devons avoir le courage d’affronter. Nous ne pouvons plus
nous contenter de demi-mesures qui reviendraient à mettre la poussière sous le
tapis et à nous enfermer dans un déni de réalité.
*** EDIT du 15 juin 2017 ***
On m’a plusieurs fois demandé, à la suite de ce billet,
comment tout ce dont je parle ici pourrait devenir réalité. Les propositions
que je fais, j’en ai bien conscience, n’ont strictement aucune chance d’être
acceptées à court ou moyen terme par la hiérarchie catholique : aussi bien
sur la prêtrise des femmes que sur la possibilité pour les fidèles de désigner
eux-mêmes leur prêtre, nous nous heurterons fatalement à un refus des autorités
ecclésiales.
Alors comment faire ? La réponse est simple. Comme en
politique et en économie, on ne détruit pas le Système en l’attaquant de front,
en revendiquant, en cherchant à le détruire ; on détruit le Système en
construisant, à côté de lui, quelque chose qui a vocation, à terme, à le
remplacer.
Il est donc presque inutile donc de pétitionner auprès du
pape ou des évêques pour une réforme de l’Église (je dis presque parce que ça
contribue tout de même à une évolution des mentalités qui est le premier pas
vers la victoire). Ce qu’il faut, c’est que des communautés de fidèles se
saisissent de ces propositions, tout simplement. Que les fidèles catholiques
d’un village rural qui voit passer un prêtre toutes les six semaines désignent
l’un des leurs, homme ou femme, marié ou non, homo- ou hétérosexuel, ayant ou
non un emploi, comme prêtre de la paroisse ; qu’ils célèbrent des messes,
qu’ils fassent des fêtes ; et qu’ils mettent l’évêque devant le fait
accompli, en lui demandant humblement de bien vouloir reconnaître et investir
ce prêtre (ou cette prêtresse…). Il ne voudra pas, bien sûr ; et
alors ? Qu’est-ce qu’on risque ? Les bûchers sont loin. Une fois ce
premier pas accompli, il n’y a plus qu’à tenir dans la durée et à ne pas céder.
C’est peu ou prou la stratégie adoptée depuis les années
1980 par Mgr. Lefebvre et la FSSPX ; et aujourd’hui, ils sont au bord de
la réintégration.
[1]
Catéchisme de l’Église catholique, §104-105.
[2]
C’est-à-dire, de nos jours, ordonné par un autre évêque après avoir été investi
par le pape. Mais faut-il rappeler que cette obligation de l’approbation papale
est historiquement assez récente ? Pendant très longtemps, les évêques ont
été choisis soit par les fidèles du diocèse, soit par les autorités politiques,
sans que cela ne pose de problème à personne.
[3]
Catéchisme de l’Église catholique, §1256.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBravo pour ce billet qui ose dire ce qui fait peur à tant de catholiques et qui portant est à mon avis parfaitement cohérent avec ce qu’est l’Église, et l’Eucharistie. Pour ma part, j’irais juste un peu moins loin que vous sur un point et un peu plus sur un autre.
RépondreSupprimerLà où je vais plus loin, c’est que je ne pense pas que l’absence de prêtres doive être une solution d’exception ; je suis pour ma part « prêt à renoncer au sacrement de l’ordre, et in fine à la nécessité et à la spécificité de la mission du prêtre ». Quand Jésus a dit « Faites ceci en mémoire de moi », il n’a pas dit explicitement que seule une caste de prêtres extraits de la communauté des fidèles devait accomplir le mémorial ; son opposition constante au pouvoir sacerdotal dit même le contraire. L’Église n’a d’ailleurs pas immédiatement institué des prêtres, elle ne l’a fait que comme auxiliaires des évêques et sous le nom de presbytres (anciens de la communauté, en gros viri probati), et non de sacerdotes (ministres, à part du peuple, d’un culte païen ou primitif). On peut donc tout-à-fait imaginer que l’Eucharistie soit présidée par un (ou une) laïc, qui en peut même en recevoir la mission de façon temporaire. La vocation du prêtre et son don de soi, ce n’est pas une caractéristique de sa prêtrise, c’est une vocation religieuse, comme il en existe chez les ermites, les moines, les religieux, prêtres ou non, et qui pourra continuer à exister le jour où des laïcs présideront l’Eucharistie.
Là où je vais moins loin, c’est que je réponds positivement à votre interrogation « même en admettant la nécessité pour le prêtre d’être ordonné, l’est-il nécessairement par l’évêque ? » Vous tempérez d’ailleurs vous-même cette interrogation, en ajoutant « ou par l’évêque en premier. » Je reste attaché à la succession apostolique, et je considère que même si le prêtre est d’abord désigné par la communauté, il devra être confirmé et investi par l’évêque – peut-être pas par une ordination, qui a un caractère définitif, mais par une mission, comme le Christ envoya les 72 en mission pour une durée limitée. Je peux imaginer une Église sans prêtres, mais pas sans évêques, et encore moins, bien sûr, sans Eucharistie.
Pierre-Marie Tricaud
http://www.lavie.fr/blog/tricaud/
Merci pour ce message ! Je partage entièrement votre avis sur l'importance de la succession apostolique, mais elle ne concerne par définition que les évêques - dont je reconnais également le caractère essentiel. Notre divergence ne porte finalement que sur la fonction du prêtre : elle est mineure. L'essentiel est la direction dans laquelle nous travaillons.
SupprimerBien sûr, j'entendais la succession apostolique comme vous: je l'invoquais pour légitimer que pour légitimer que le prêtre, ou tout ministre de l'eucharistie, soit investi par l'évêque, mais pas pour appliquer cette succession aux prêtres!
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