Plaudite, acta est
fabula : après cette belle campagne, voilà M. Macron élu et investi, on
a un premier ministre et même un gouvernement, et voilà la France En
Marche ! Il n’y a pas lieu de se plaindre. Nous avons évité le pire, et je
suis intimement convaincu que nous ne pouvions pas avoir mieux. Alors
quoi ? Musique !
Certains y croient encore, que mieux était possible.
Pourtant, un examen lucide des résultats devrait les convaincre du contraire.
Pour ce qui est du second tour, la complexité des motivations des électeurs
rend toute analyse presque impossible. Beaucoup ont voté Macron sans adhérer le
moins du monde à son programme et pour des raisons uniquement stratégiques. Mais
il en va de même pour Le Pen, qui a attiré un vote de colère qui ne correspond
nullement à un soutien de son programme, ni a
fortiori de la totalité de son programme. Le niveau de l’abstention ainsi
que des votes blancs et nuls est sans aucun doute intéressant et traduit un
rejet particulier des deux finalistes, mais aussi un rejet plus général de la
vie politique française. Mais bon, ça, on le savait déjà.
L’analyse du premier tour, elle en revanche, est sans appel.
Arthaud et Poutou, c’est-à-dire ceux qui voulaient renverser le Système pour en
instaurer un autre, complètement différent car basé sur l’égalité, ont
rassemblé à eux deux 1,32% des inscrits – autant dire qu’ils n’avaient aucune
chance et que leur projet de gauche radicale est ultra-minoritaire dans le pays.
Mélenchon et Hamon, ceux qui voulaient une profonde
amélioration du Système sans qu’on puisse pour autant parler de son
renversement, ont rassemblé à eux deux 19,65% des inscrits. C’est bien, c’est même
complètement inespéré pour eux ; mais il faut souligner deux choses. La
première, c’est que, là encore, beaucoup ont voté pour l’un des deux sans pour
autant adhérer pleinement à son projet et pour des raisons avant tout
stratégiques, ou parce qu’il leur semblait le moins mauvais des candidats en
lice – j’en suis. La seconde, c’est que même s’il s’agit pour eux d’un très bon
score, leur projet d’une amélioration profonde du Système dans le sens de l’écologie
et de l’égalité reste très minoritaire, puisqu’il rassemble moins d’un électeur
sur cinq.
Le Pen et Dupont-Aignan étaient en quelque sorte le
symétrique de Mélenchon et de Hamon. Comme eux, ils voulaient une réforme
profonde du Système sans pour autant qu’on puisse parler de son renversement. Mais
à la différence de ces derniers, l’application de leur programme aurait abouti
à un durcissement du Système, et les choses auraient été encore bien pires qu’aujourd’hui.
Il n’en reste pas moins qu’à eux deux, ils ont totalisé 19,70% des inscrits –
très légèrement plus, donc, que le duo Mélenchon-Hamon. Évidemment, tous ceux
qui ont voté Le Pen, on l’a dit, n’adhéraient pas forcément pleinement à son
programme ; mais il faut le répéter, c’était tout autant le cas pour
Mélenchon.
Premier enseignement de ce scrutin, donc : parmi ceux qui
veulent une réforme en profondeur du Système, il y a davantage de partisans d’une
réforme identitaire et inégalitaire que d’une réforme égalitaire et écologiste.
En outre, Marine Le Pen semble mieux incarner la colère et la protestation populaire
contre le gavage des élites que Jean-Luc Mélenchon.
Inversement, la perpétuation du Système sur les mêmes
valeurs et en continuant à le durcir était défendue par deux candidats, Macron
et Fillon, qui ont totalisé 33,35% des inscrits. Certes, ils ne sont pas
majoritaires non plus ; mais enfin, leur projet, qu’on peut globalement
résumer par « continuons à privilégier les riches » (avec des nuances
entre les deux, bien sûr, mais de la même manière qu’il y avait aussi des
nuances entre Mélenchon et Hamon ou entre Le Pen et Dupont-Aignan), reste celui
qui emporte la plus large adhésion populaire, en rassemblant plus d’un électeur
sur trois.
Bilan des courses ? Si on regarde les deux grands enjeux
de notre temps, à savoir la lutte contre la crise écologique et la lutte contre
les inégalités, on peut dire qu’ils ont pris une sacrée claque électorale.
Seuls 20,97% des inscrits les ont considérés comme des priorités suffisamment importantes
pour en faire le facteur déterminant de leur vote ; inversement, 54,80%
des inscrits ont considéré que l’urgence était ailleurs (dans l’immigration, dans
le mariage pour tous, dans la casse du Code du travail etc.). Difficile de rêver
meilleure confirmation des thèses ardoriennes : le peuple est peu
conscient des grands enjeux et des véritables urgences de notre temps, peu à même
de faire des choix informés et rationnels en ne cédant pas à ses peurs
immédiates mais en privilégiant le temps long, et la démocratie apparaît donc
comme un modèle dépassé, qui a été très utile à une certaine époque, mais qui n’est
plus adapté à la Crise que nous traversons.
La victoire de Macron est donc évidemment celle du
Système : un banquier président, un ancien d’Areva premier ministre, on
nage en plein Système technicien. L’industrie – du nucléaire en plus ! –
et la finance qui la soutient sont au sommet de l’État. Ce vieux Système, bien sûr,
se donne le visage du neuf : un homme jeune qui prétend porter et incarner
un renouveau en profondeur de la vie politique. En réalité, il ne fait que
clarifier les choses : en cassant les partis de gouvernement, de droite comme
de gauche, pour en rassembler les parts les plus centristes, il ne fait que
réunir ceux qui, au fond, ont toujours été d’accord – l’absence de toute
alternance réelle en 2012 en est bien la preuve.
Le président Macron illustre donc à merveille la phrase de
Lampedusa : « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que d’abord
tout change ». Macron, c’est un masque : le masque du renouveau sur
des politiques vieilles de plus de quarante ans. Et ça fonctionne : les
gens marchent. Ils y croient. Ils lui donnent sa chance.
Tout ça rappelle furieusement Barack Obama : il était
jeune, il était noir, il voulait incarner le renouveau. Pour quel résultat ?
Pas grand-chose. Pas rien, on est bien d’accord ! Il y a eu l’obamacare (qui est déjà en train d’être démonté),
il y a eu quelques timides avancées sur l’écologie (mais là encore on recule
déjà), et en fin de compte il valait mieux lui que ses opposants. Mais bon,
Guantanamo n’a pas été fermé, on n’a pas mis de frein à l’espionnage de masse,
et globalement les choses ont continué façon « business as usual ». Ça n’a pas été une surprise pour moi ;
et croit-on vraiment que Macron va réussir là où Obama a échoué ?
L’évangéliste Matthieu prête au Christ cette parole : « Suis-moi,
et laisse les morts enterrer leurs morts[1] ».
Cette élection présidentielle, et les soubresauts politiques qu’elle traduit et
qui se voient dans tous les pays développés, se résument à mon avis à cette phrase,
et Emmanuel Macron, c’est le Président des morts. Il incarne un vieux Système, vieilli,
cassé, usé jusqu’à la corde, qui ne fonctionne plus depuis longtemps, et qui s’épuise
à chercher à tourner encore. Il incarne en fait un mort debout, qui n’a pas d’autre
avenir que de cesser de faire illusion, c’est-à-dire de finir par s’écrouler
pour de bon et de disparaître.
L’avenir, c’est à nous qu’il appartient : à nous tous
qui ne cherchons plus à combattre le Système, mais qui construisons quelque
chose à côté de lui, à nous qui semons les graines de ce qui poussera quand le
vieil arbre mort et pourri sera tombé et ne sera plus. À nous qui rions de voir
tous ces ardents défenseurs du Système, tous ces thuriféraires de l’ordre
établi, tous ces gardiens du vieux temple, prendre la posture de l’anti-Système.
Alors ne comptez pas sur moi, aujourd’hui, pour une autre
analyse politique. Ne comptez pas sur moi pour gloser avec les poules, pour
décrypter le comportement politique de Marion Maréchal-Le Pen ou de la France Insoumise,
pour m’inquiéter du sort et de l’avenir des partis traditionnels ou du clivage
gauche-droite ou pour pronostiquer le résultat des législatives. Tout ça, c’est
très amusant, très excitant, et je me connais, j’y replongerai vite, parce que
c’est exaltant, de se baigner dans les vagues. Mais justement, ce n’est que
cela : les vagues, et même pas si grosses que ça, les vaguelettes qui
agitent la surface de l’eau. Tout cela, c’est l’écume ; tout cela, c’est
transitoire. Ne vous inquiétez pas trop que ce soit Édouard Philippe plutôt que
Jean-Yves Le Drian qui soit premier ministre : ça n’a, sur le long terme, aucune
conséquence. Regardez le soleil couchant du vieux monde en train de mourir,
contemplez-le, analysez-le, mais ne perdez pas votre temps à essayer d’empêcher
la nuit de tomber. Mettez votre énergie à construire ce qui sera là au matin.
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