Que le niveau intellectuel et culturel général baisse, ça
fait longtemps que beaucoup de profs le disent. Parfois, nous le faisons avec
notre seul ressenti personnel : ça se voit en particulier en analysant les
meilleurs de nos élèves. Ainsi, nous sommes nombreux à constater que, parmi les
têtes de classe (ou de manière plus générale dans les classes d’excellence
comme les classes préparatoires), un nombre croissant d’élèves a une
orthographe déplorable, ou ne lit que très peu de livres.
Parfois, ce ressenti individuel est conforté par une étude
un peu étayée, par exemple en cherchant à faire passer à des citoyens ou à des
élèves d’aujourd’hui le certificat d’études de 1930. C’est rare, car nous
sommes un malade qui n’aime pas trop prendre sa température : nous avons
un peu trop peur du résultat pour cela. Aussi s’empresse-t-on généralement de
nous servir une étude contradictoire qui prouve que non non, tout va bien, et
qu’au contraire le niveau monte. Mais bien sûr.
L’enseignement n’est d’ailleurs pas la seule manière de
constater cette baisse de niveau : on peut aisément la voir à travers l’évolution
du monde politique. Jacques Chirac a été notre dernier président cultivé – encore
a-t-il dû, pour être élu, se faire passer pour un homme du peuple tout en
simplicité. La génération politique qui a remplacé la sienne est dans son
immense majorité composée d’incultes notoires, y compris au plus haut niveau de
l’État ; et des hommes qui auraient la culture (et le langage) de de
Gaulle ou de Mitterrand seraient complètement inaudibles de nos jours.
Mais passons : on va de toute manière me renvoyer à ma
subjectivité ou à mon passéisme. Essayons donc un autre indicateur que les
tests PISA ou le classement de Shanghai, et prenons un truc tout simple :
le QI. Un article du chirurgien Laurent Alexandre, publié dans le supplément Science & médecine du Monde du 31 août dernier et intitulé « Il
faut enrayer la baisse du QI », apporte quelques données scientifiques sur
le sujet.
Il note d’abord qu’au cours du XXe siècle, le
quotient intellectuel a globalement eu tendance à s’élever. Ainsi, « les
Pays-Bas […] enregistrent une progression du QI de 21 points entre 1952 et 1982 ».
Il attribue cette hausse à « un environnement intellectuel plus stimulant
qu’autrefois », à « l’allongement de la durée des études », à la
progression de « l’égalité hommes-femmes » et à « une plus grande
attention parentale ». On peut sans doute lui donner raison sur cette analyse.
Mais il remarque aussi que depuis une quinzaine d’année,
cette tendance s’est inversée dans les pays développés. Ainsi, « la
moyenne du QI français a […] chuté de quatre points entre 1999 et 2009 » ;
comme il dit : c’est « considérable ». Il exclut le biais
méthodologique puisque tous les pays sont touchés.
Cette baisse du niveau intellectuel des pays développés est
réellement inquiétante. Laurent Alexandre note avec justesse « [qu’au]
moment où l’intelligence artificielle fait des pas de géant », elle nous
fait courir le risque du chômage de masse dans un premier temps, et de « notre
marginalisation face aux cerveaux de silicium » ensuite. L’asservissement
de l’humanité aux robots qu’elle aura créés n’est pas une hypothèse absurde,
envisagée uniquement par des auteurs de fiction comme Asimov ou les Wachowski :
elle a récemment été considérée comme plausible par le génie de la physique
Stephen Hawking.
Mais avant d’en arriver à cette situation extrême, et même si
nos robots de nous rattrapent jamais, la baisse générale du QI n’en reste pas
moins très inquiétante : après tout, même sans devenir les esclaves d’une
race en quelque sorte supérieure, le sort d’une humanité devenue largement
stupide ne serait pas forcément beaucoup plus enviable – le film Idiocracy, réalisé par Mike Judge et
sorti en 2006, en donne une illustration assez écœurante.
Pour résoudre cette crise, se pose donc, bien sûr, la
question du pourquoi. Comment expliquer cette baisse de niveau ? Laurent
Alexandre rejette l’idée qu’Internet ou les réseaux sociaux puissent en être à
l’origine, et privilégie l’explication par les polluants qui saturent notre
environnement, notamment les perturbateurs endocriniens.
Mais il en va probablement de nos capacités cognitives comme
de la surmortalité des abeilles : chercher une cause unique (et donc une
réponse unique) à ce problème est sans doute vain, car le plus probable est qu’il
soit multifactoriel. Que nos hormones thyroïdiennes, celles « qui modulent
l’expression des gènes pilotant la formation de structures cérébrales majeures
comme l’hippocampe », soient perturbées par une pollution chimique diffuse
et omniprésente, tout porte en effet à le croire. Pour autant, peut-on balayer
d’un revers de la main d’autres facteurs, humains et sociaux ceux-là ? Si
l’industrie chimique est un des facteurs de la baisse globale du QI, un système
éducatif de plus en plus défaillant ou une utilisation largement débilitante d’Internet
et des réseaux sociaux n’aident sans doute pas à compenser le phénomène :
ils auraient plutôt tendance à l’amplifier.
On voit donc difficilement comment résoudre le problème.
Laurent Alexandre affirme qu’il est « sans doute impossible d’interdire l’IA »,
et il rejette avec sagesse les illusions du transhumanisme ; mais ce qu’il
propose est-il plus réaliste ? Élimination des neuropoisons, transparence
réelle sur « les pollutions qui menacent nos cerveaux » iraient à l’encontre
des intérêts des surpuissantes industries chimique et pharmaceutique ;
comment leurs lobbies n’en feraient-ils pas une mission impossible ? Quant
à un système éducatif efficace et égalitaire qui éclairerait réellement les
masses populaires et leur permettrait (assez rapidement, car ça urge) d’avoir
un usage intelligent d’Internet et des réseaux sociaux, nous en sommes chaque
année un peu plus éloignés.
Tout cela apporte donc de l’eau au moulin de ceux qui,
comme nous, considèrent d’une part que le Système actuel court à sa ruine, que
l’issue en sera un effondrement civilisationnel et qu’il n’y a rien d’autre à
faire que de s’y préparer ; et, d’autre part, que, les choses étant ce qu’elles
sont, la démocratie, qui présuppose un peuple libre et éduqué, n’est
vraisemblablement plus un système adapté à la Crise que nous commençons tout
juste à traverser.
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