En 2011 sortait en France le film Intouchables, d’Olivier Nakache et Éric Toledano ; cinq ans
plus tard, en 2016, est sorti au Royaume-Uni le film Avant toi (Me Before You),
réalisé par Thea Sharrock. Les deux films se rapprochent par leur thème central :
la rencontre entre un handicapé cultivé, issu de la haute société, et son
auxiliaire de vie, en bonne santé bien sûr mais issu des couches populaires et peu
éduquées.
Alors qu’a priori
tout oppose les deux protagonistes (dans Intouchables,
outre l’écart socio-culturel, ils sont aussi séparés par la couleur de peau),
ils finissent par se rapprocher, ce qui constitue le cœur du synopsis des deux
films. Histoire d’amitié entre Philippe et Driss pour Intouchables, histoire d’amour entre William et Louisa pour Avant toi, ces deux films permettent donc
à nos deux sociétés, la française et l’anglaise, de se voir telles qu’elles se rêvent
et ne sont pas : des mondes au fond égalitaires, sans rupture profonde ou
tout du moins sans gouffre infranchissable entre les différentes catégories
socio-professionnelles et culturelles, et donc dans lesquels tous auraient les mêmes
chances pour peu qu’ils soient prêts à les saisir.
Cela pourrait constituer la base d’une première critique,
mais elle ne me semblerait au fond pas justifiée : une œuvre d’art n’a
après tout aucune obligation de peindre la société telle qu’elle est ; il
me semble même qu’une des missions de l’art est au contraire d’indiquer un but,
un cap, un horizon à atteindre. En cela, Intouchables
comme Avant toi sont fidèles à cette
mission essentielle : en représentant une société moins profondément
fracturée qu’elle ne l’est en réalité, ils ne prétendent nullement que nous
sommes déjà arrivés, mais ils nous rappellent au contraire qu’il nous faut
encore avancer.
Évidemment, ce n’est pas la seule critique qu’Intouchables a dû affronter à l’époque
de sa sortie. Son immense popularité et donc le succès commercial du film ont
fait que tout le monde y a été de son commentaire ; les avis étaient souvent
très tranchés : film donnant à penser tout en faisant rire pour les uns,
guimauve mièvre et dégoulinante de bons sentiments pour les autres.
Il y a en revanche un aspect du film que je n’ai que
rarement entendu évoquer, c’est son rapport à la culture dite savante. C’est
pourtant un des points essentiels du film. Deux scènes sont particulièrement révélatrices.
La première se déroule à l’opéra, où Philippe a traîné Driss pour une
représentation d’Oberon, de Carl
Maria von Weber. Driss ne peut retenir son hilarité devant un arbre qui parle,
et en allemand, qui pis est. La seconde est l’anniversaire de Philippe, lors duquel
est donné un concert privé où on joue, entre autres, Vivaldi. Là encore, Driss
fait montre de son peu d’appétence pour la musique savante, et après le
concert, il transforme la soirée en une fête endiablée grâce à la magie de Boogie Wonderland.
Ce que ces deux scènes ont en commun, et le message qu’elles
portent, est un dénigrement systématique de la culture classique occidentale.
Bien que le film cherche à s’en défendre – Philippe essaye plusieurs fois, ou
du moins tente de faire croire au spectateur qu’il essaie, de faire ressentir à
son auxiliaire de vie la beauté de ces formes artistiques –, la culture
classique ou savante est systématiquement associée à l’entre-soi sans joie
réelle de personnages guindés, pour ne pas dire coincés, et toujours ridicules,
alors que les formes de culture plus populaires sont associées à des personnages
positifs – Omar Sy incarnant dans ce film l’hyper-positivité – et à la fête.
De ce point de vue, l’évolution des protagonistes est particulièrement
révélatrice. Philippe accomplit un passage de la culture savante vers la
culture populaire, et cette transition est associée à son retour à la vie, à la
joie de vivre, donc à sa guérison. On pourrait me rétorquer que Driss accomplit
une transition symétrique par le goût qu’il développe pour la peinture. Mais la
symétrie n’est qu’apparente : d’une part parce qu’il ne s’intéresse qu’à
une peinture certes savante, mais très contemporaine – aucune plongée de sa
part dans la culture occidentale antérieure au XXe siècle – ;
et d’autre part parce que son intérêt pour la peinture contemporaine est sans
arrêt lié à un intérêt pour l’argent qu’elle représente et permet d’acquérir.
Le message général est donc clair : la culture savante
occidentale, et tout particulièrement l’ensemble des formes d’art antérieures
au XXe siècle, c’est un truc chiant et ridicule qui est bon pour les
bourges coincés ; encore n’y prennent-ils pas vraiment de plaisir, mais s’en
servent-ils surtout pour exclure les pauvres. Inversement, la culture populaire
est cool et sympa, à l’image de ceux qui la pratiquent et en profitent.
Avant toi adopte
en la matière une démarche radicalement opposée. Louisa, au départ parfaitement
hermétique aux goûts artistiques de son employeur, finit par s’ouvrir à cette
culture et même par la faire sienne. On la voit réfléchir sur la morale après
avoir vu Des hommes et des dieux et
pleurer en écoutant le concerto pour hautbois en ut majeur de Mozart. En fin de
compte, le ridicule n’atteint jamais la culture dite classique, qui est au
contraire constamment valorisée ; et le personnage ridicule est au
contraire l’ancien fiancé coach sportif un peu balourd qui continue à refuser d’aller
voir un film sous-titré malgré la demande de Louisa.
Je crois qu’il n’y a malheureusement pas là qu’une coïncidence.
On retrouve dans Intouchables un
trait particulier de la société française d’aujourd’hui qui consiste à
suspecter d’élitisme, voire de paternalisme, de néo-colonialisme, d’ethnocentrisme,
et pourquoi pas de racisme, toute tentative de transmettre ou de diffuser la
culture savante occidentale – trait dont l’école est malheureusement de plus en
plus marquée.
Au moment des émeutes de 2005, je vivais au Royaume-Uni,
en Écosse, et ce qui se passait à Paris semblait complètement ubuesque aux Britanniques.
Bien sûr, depuis lors, la société anglo-saxonne a montré qu’elle n’était pas non
plus exempte de tensions intercommunautaires ; mais je la crois tout de
même mieux armée que la nôtre pour y faire face. Les Britanniques ont un peu
moins oublié que nous une vérité fondamentale : le seul ciment qui fait
coller les individus les uns aux autres, qui les lie, qui fait qu’ils ne
restent pas isolés mais s’unissent au contraire pour former une société, c’est
la culture. La stabilité d’une société dépend de la solidité du ciment qui lie
entre elles les pierres individuelles qui la composent ; or, si elle n’est
composée que de l’éphémère et de la dernière mode, une culture n’a aucune
profondeur. Pour être solide, ce ciment a besoin des grandes œuvres qui, par
leur génie, ont traversé les siècles.
Cette vision elitiste de la culture est assez typiquement francaise, quoique aux US, je lui ai trouve aussi un fort marqueur social. Clairement, ceux qui allaient ecouter des concerts de classique etaient plutot dans la haute societe americaine. Et on endosse la musique classique comme on prend un collier de perles. C'est le pack "high end". Les britanniques ont su peut etre democratiser cet aspect notamment avec les "Proms". La maniete d'enseigner la musique y joue aussi peut etre pour beaucoup. J'ai constate qu'aux US, en Angleterre et en Allemagne, la musique est integree de maniere intelligente et vivante au cursus scolaire. Et pas soit de maniere rebarbative (les cours de musique du college) ou de maniere tres academique/ elitiste comme en France ou hors du conservatoire et de ses heures de solfege, point de salut.
RépondreSupprimerTon article m'a aussi fait faire ce parallele avec "Pretty Woman" ou, de la meme maniere, Viviane apprecie la Traviata (je crois si je me rappelle bien...)