mardi 7 avril 2015

De quelques avantages du néo-colonialisme


Dénoncer le « néo-colonialisme » et ses corollaires, l’éternel néo-racisme et l’éternelle islamophobie, est devenu de bon ton. Et dans bien des cas, c’est tout à fait justifié. Je ne nie pas que, par exemple, les Français issus de l’immigration soient au quotidien stigmatisés, subissent des brimades et des humiliations diverses, aient du mal à trouver un travail etc. Pour avoir un peu le type physique, j’ai une petite idée de ce que ça peut donner. Je sais aussi qu’il y a chez nous des actes réellement islamophobes, peut-être même en augmentation. Enfin, et surtout, je sais – là encore, je suis bien placé pour – que les anciennes puissances coloniales ne rechignent devant à peu près aucune bassesse pour poursuivre sous d’autres formes l’exploitation des nations étrangères qui leur a longtemps conféré tant de puissance.

Et pourtant, l’actualité me fait également voir quelques atouts de ce néo-colonialisme tant décrié par ailleurs.

Je me suis fait la réflexion pour la première fois suite aux actions de l’auto-proclamé État islamique, et plus particulièrement aux destructions des œuvres d’art antiques : au musée de Mossoul bien sûr, mais également par cités entières, à Nimroud et à Hatra. Je crois que la plupart des gens n’ont pas mesuré la perte irréparable que cela représente : pour beaucoup, il ne s’agit après tout que de vieilles pierres. Mais ces œuvres étaient en vérité infiniment plus que cela : elles faisaient réellement partie du patrimoine culturel commun de l’humanité.

L’expression est galvaudée, utilisée comme un simple moyen de classement, une sorte de label touristique ; mais nous devrions travailler à lui rendre son sens et sa portée. Ce qui a été détruit, ce sont des œuvres d’art uniques, très anciennes et absolument irremplaçables. C’est pourquoi je n’hésite pas le moins du monde à dire, et je pèse mes mots, qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité.

Or, les dernières décennies ont vu des polémiques récurrentes concernant la restitution d’œuvres d’art, surtout antiques, par d’anciens colonisateurs à d’anciens colonisés. Et jusqu’à présent, je trouvais de telles restitutions assez justifiées, et pour tout dire inévitables, y compris pour des œuvres hautement symboliques. Ainsi, j’avais toujours considéré que la place de la Concorde pouvait très bien se contenter d’une reproduction bien faite, et que l’obélisque devrait en toute logique retourner à Louxor.

Cette position était fondée non pas sur l’appartenance de ces œuvres à des peuples, mais plutôt à des territoires. Une œuvre d’art appartient au peuple qui l’a créée, tant qu’il existe et qu’il respecte le fruit de son propre travail ; mais ensuite, elle n’appartient plus à personne, pas même aux peuples qui continuent d’occuper la même terre après la disparition de celui qui lui a donné naissance. Si je souhaitais que l’obélisque de la Concorde retournât à Louxor, ce n’était pas pour le rendre aux Égyptiens, mais bien plutôt pour le rendre au temple pour lequel il a été fait et à l’Égypte en général.

Mais au regard de l’actualité récente, je crains qu’il ne faille reconsidérer cette position, car il faut prendre en compte d’autres paramètres que l’histoire et la géographie. Si la sécurité d’œuvres d’art aussi précieuses implique qu’elles soient déracinées et transportées dans les pays riches, franchement, amen ! Il n’est pas, malheureusement, complètement impossible que l’État islamique, ou d’autres fous du même tonneau, s’installent un jour en Égypte ; partant, l’obélisque n’est pas si mal là où il est.

Une seconde réflexion similaire m’est venue en regardant un reportage sur la situation des femmes en Inde. Beaucoup d’hommes semblaient y justifier la domination qu’ils exercent là-bas sur les femmes et l’assignation de ces dernières dans le seul cadre domestique ; et quand le journaliste leur suggérait que peut-être elles avaient les mêmes droits qu’eux, immanquablement déboulait la même idée : « ah mais ça, c’est du néo-colonialisme, les Occidentaux veulent nous imposer leur vision du monde ».

Ce reportage n’est bien sûr pas un cas isolé, et le même « argumentaire » est souvent repris sans trop de remise en question, et par des gens d’origines ou d’opinions fort différentes. Les Indigènes de la République ne disent pas autre chose quand ils refusent le mariage homosexuel pour les habitants des quartiers issus de l’immigration. Sur la question, assez proche, de l’acceptation de l’homosexualité en Afrique, on entend souvent des Africains ou des Européens dirent que c’est du néo-colonialisme, que donc c’est très mal, et qu’il faut laisser l’Afrique vivre selon ses valeurs africaines. Raisonnement amusant, puisque les mêmes plaident rarement pour le retour de l’animisme en Afrique, et vous disent à côté de cela, pleins de candeur, qu’ils ne souhaitent rien tant que de voir le christianisme se répandre sur toute la terre ; mais passons.

Ceux qui me connaissent le savent, peu de gens défendent autant que moi la diversité culturelle et religieuse. Pour moi, il ne s’agit pas d’une simple réalité à tolérer, mais véritablement d’une richesse à préserver : rien ne m’ennuierait comme un monde où tout le monde croirait la même chose que moi. Je compare ordinairement les différentes croyances aux instruments d’un orchestre : on ne peut pas jouer une symphonie avec un seul violon, fût-il le meilleur du monde.

Ce n’est en rien du relativisme : je sais que tout le monde ne peut pas avoir raison en même temps. Si les uns disent qu’il n’y a aucun dieu, d’autres qu’il y a plusieurs dieux, et d’autres qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il est logique qu’il y en ait qui se trompent. Ma position tient donc plutôt du scepticisme : je crois que la vérité métaphysique, pour être une et absolue, est inconnaissable de manière certaine. Aussi, il me semble évident que chaque tradition culturelle, spirituelle ou religieuse, en plus de produire ses propres œuvres d’art et de pensée et ainsi d’enrichir le monde, contient des parts plus ou moins importantes de vérité.

Les deux alternatives à mon scepticisme, que ce soit l’idée qu’on peut démontrer quelque chose en métaphysique ou le relativisme intégral, en plus d’être à mon avis illusoires, me semblent également dangereuses. Quelqu’un qui s’imagine qu’il peut prouver la véracité de ses croyances ne peut que devenir intolérant : pourquoi tolérer une erreur avérée ? On n’enseigne pas le géocentrisme comme une option possible dans les cours de SVT.

Inversement, l’autre extrême, le relativisme intégral, l’idée qu’il n’y a pas une vérité mais seulement des représentations différentes de la vérité, me semble tout aussi périlleux : certes, il est plus tolérant par nature, mais justement il le devient trop. En considérant que tout se vaut, il s’interdit radicalement de juger non seulement les croyances mais encore les pratiques des autres civilisations, voire des autres individus, et laisse faire tout et n’importe quoi. C’est ainsi que j’ai déjà entendu certaines personnes défendre l’excision le plus sérieusement du monde au nom des cultures traditionnelles de l’Afrique.

Car c’est bien la différence entre mon scepticisme et le relativisme : pour accorder à la diversité des croyances et des religions une valeur intrinsèque, je ne crois pas, moi, que tout se vaille. « La parfaite raison fuit toute extrémité » : les Romains l’avaient bien compris. Quand ils ont conquis Carthage, ils ont laissé les Carthaginois vénérer Baal Hammon, mais ils ont interdit qu’on lui offrît des sacrifices d’enfants.

C’est là que je retrouve l’avantage du néo-colonialisme dont je parlais. Je me réjouis que la culture indienne existe et soit différente de la mienne. Je me réjouis que les Indiens adorent une multitude de dieux qui diffèrent assez sensiblement des miens, et sous une forme peut-être encore plus différente. Je me réjouis même qu’ils n’aient pas exactement les mêmes valeurs que nous. Pour autant, je ne me réjouis pas de tout ce qui constitue la culture indienne en 2015. Il me semble que l’Inde pourrait accorder la même valeur et les mêmes droits aux hommes et aux femmes sans pour autant perdre sa culture ou son âme.

L’Occident n’a pas inventé l’égalité entre les hommes et les femmes : il l’a découverte, de même qu’il a découvert et non pas inventé les libertés fondamentales ou les droits individuels. Les adopter, ce n’est pas devenir occidental, c’est progresser en humanité.

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