mercredi 15 août 2012

Prière mal placée contre laïcité mal comprise

Cette année, l’Église catholique a dû considérer qu’elle avait trop de fidèles. C’est vrai, c’est râlant : on compte sur l’effondrement de la pratique pour pouvoir enfin vendre les meubles aux amateurs d’art et faire des bâtiments quelque chose d’utile et de rentable, je ne sais pas, moi, des piscines, des garderies privées ou des supermarchés. Et au lieu de ça, il y a toujours une poignée de gêneurs qui continuent à pratiquer. Il fallait agir.

La Conférence des Évêques de France s’est donc dit qu’une petite pincée d’homophobie ne pouvait pas nuire. Et là, ha ha, occasion toute trouvée : le 15 août, bien sûr ! Car qui dit 15 août dit Marie ; qui dit Marie dit femme. Pour les évêques, c’est déjà suffisamment rare pour faire tilt. Et en plus, pour eux, qui dit femme dit famille, forcément. Et voilà donc notre brave Conférence, André Vingt-Trois en tête, « proposant » aux fidèles une prière universelle, disons, orientée.

Pour ceux qui ne pratiquent pas trop, la « prière universelle » est un moment de la messe durant lequel les fidèles prient pour des intentions préalablement préparées. En général, on prie pour les pauvres, pour les malades, pour les vieux etc. Si une occasion particulièrement sinistre se présente (tremblement de terre, épidémie de choléra…), on peut prier pour ses victimes ; ou, plus largement, on peut s’inspirer de l’actualité.

C’est ce qu’ont fait nos évêques. François Hollande et son gouvernement ayant confirmé leur intention de légaliser rapidement le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, André Vingt-Trois, cardinal archevêque de Paris, propose à toutes les paroisses de France une prière en quatre points, dont voici le dernier :

« Pour les enfants et les jeunes ; que tous nous aidions chacun à découvrir son propre chemin pour progresser vers le bonheur ; qu’ils cessent d’être les objets des désirs et des conflits des adultes pour bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère. »

Bien sûr, rien n’est dit explicitement (ce n’est pas le genre de la maison), mais clic clic, suivez mon regard : les homosexuels sont des égoïstes qui ne pensent qu’à leurs désirs et oublient l’intérêt des enfants, qui doivent impérativement avoir un père et une mère.

C’est la première chose qui m’a énervé aujourd’hui : en agissant ainsi, les évêques français cherchent à récupérer les catholiques français et à les enrôler de force dans leur combat d’arrière-garde. Or, tous les catholiques ne sont pas d’accord avec leur hiérarchie sur ce point : selon une enquête IFOP parue justement ce 15 août, 45% des pratiquants (j’insiste) sont favorables au mariage gay et 36% à l’adoption pour les couples homosexuels. Je ne suis donc pas seul dans mon cas, loin de là : ce ne sont pas des proportions négligeables ! Ce billet n’est pas le lieu pour argumenter en faveur de ma position ; mais j’aimerais au moins que l’Église catholique, tout simplement, reconnaisse qu’il n’y a aucunement consensus en son sein sur ces sujets polémiques.

Les choses auraient pu s’arrêter là. Ça aurait été trop beau : un seul énervement dans la journée. Mais il y a eu autre chose.

Je viens en effet de découvrir dans Le Figaro (mais je plaide non coupable : le lien m’a été envoyé par un ami) une interview du cardinal Barbarin à propos de cette prière homophobe. Et les questions posées par le journaliste m’affligent autant que les réponses données par l’évêque, quoique dans un autre sens.

Ce journaliste remarque en effet : « certains qui ne partagent pas la culture ou la foi catholique peuvent considérer que cet acte ecclésial ne respecte pas la laïcité ». Et il en rajoute une couche : « l’heure est-elle si grave pour que l’Église ose ainsi manier publiquement deux sujets aussi délicats que sont prière et politique ? »

Alors ça, ça me fige. Si encore on était dans L’Humanité ou dans Siné Hebdo, on comprendrait que la rage antireligieuse vienne rapidement à bout de la raison. Mais si les journalistes du Figaro se mettent à avoir de la laïcité une vision aussi abominablement fausse, où va-t-on ?

Rappelons que la laïcité, c’est la neutralité de l’État envers les religions. Ça veut dire que l’État ne prend pas parti, ni pour, ni contre les croyances, ni entre les croyances. Mais justement, ça ne veut pas dire que l’État serait contre les religions, ou opposé à elles. Sinon, ce ne serait plus de la laïcité, puisque justement l’État prendrait parti. Ce serait de l’athéisme d’État. De même, la laïcité, ça ne signifie pas que la religion doive être cantonnée strictement à la sphère privée. Toutes les religions ont à la fois un aspect public, collectif, communautaire, et un aspect privé, individuel, personnel. La laïcité n’exige absolument pas de nier le premier.

Personnellement, je ne suis pas partisan de la laïcité. Je lui reconnais des mérites, mais je préfère de très loin le théisme d’État tel que Tol Ardor l’a théorisé. Cela dit, il est capital pour notre civilisation (et je pèse mes mots) que les tenants de la laïcité aient de ce concept une juste compréhension. Parce qu’au train où vont les choses, c’est un point bien plus fondamental qui est menacé : la liberté d’expression.

Eh oui. Je le rappelle, dans les Droits de l’Homme, il n’y a pas la laïcité ; d’ailleurs, beaucoup de pays ne sont pas laïcs et aucune liberté n’y est bafouée pour autant : le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Irlande, le Canada, la Suisse, le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Suède, la Grèce, Malte, j’en oublie sûrement et des meilleurs. En revanche, dans ces mêmes Droits de lHomme, il y a bel et bien la liberté d’expression. Or, nier à quelqu’un la possibilité de s’exprimer en public, sous quelque forme que ce soit, et sous un prétexte quelconque (par exemple parce qu’il est une autorité religieuse), c’est nier sa liberté d’expression.

Rien ne peut excuser cela. Rien ne peut atténuer la gravité d’une telle censure. Qu’un journaliste puisse s’étonner que quelqu’un fasse usage de sa liberté de parole, et insiste, le redise : non non, il devrait garder le silence ; il y a là quelque chose de paniquant. Entendons-nous bien : ce que disent les évêques me choque. Mais ce qui me choque, ce n’est pas qu’ils s’expriment sur un sujet politique ; cela, c’est leur droit le plus absolu. Ce qui me choque, c’est qu’ils soient homophobes. Et contre l’homophobie, le remède n’est certainement pas dans la censure : comme pour toutes les peurs, il est dans le débat. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils disent, mais ils doivent garder le droit de le dire.

De telles demandes de censure, ou d’autocensure, on en observe de plus en plus. Elles émanent de journalistes, d’hommes politiques, mais aussi du commun des mortels. C’est une dérive grave, très grave, et très inquiétante, de la laïcité.

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